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Le grenier de la mémoire 38 : économie de la culture et les copains d'abord !

Publié le par Bernard Oheix

Après mon article précédent sur les Musiques du Monde, je me suis aperçu avec horreur, que je n'avais pas cité Les Tambours de Tokyo où la musique se chorégraphie, la belle Rokya Traoré à la voix si puissante qui donne la chair de poule, Enzo Avitabile e i Bottari, un napolitain rockeur fusionnant avec la tradition des percussions de transe, tous ces groupes corses, des Muvrini à A Filetta en passant par Les Choeurs de Sartène ou mes amis de L'ensemble Tavagna,  qui sont venus en ambassadeurs d'une île rassérénée, Juan Carmona, ou la guitare flamenca de génie, les reines du Fado (Misia, Mariza) aux langueurs d'un océan de mystère, les voix diphoniques de Huun Huur Tu de le République de Touva qui sont capables de chanter deux notes en même temps, l'une en continue comme mélodie de base, l'autre en modulant des variations... Un spectacle sidérant à voir et à entendre !

Et tant d'autres, source inépuisable de l'inventivité et de la nature humaine tournée vers l'expression de la beauté qui se sont retrouvés sur la scène des salles cannoises ! Je ne pourrai tous les citer mais pour qu'ils débarquent dans mes programmes, il fallait bien que des responsables les proposent et s'occupent de leurs tournées... ET c'est là que mes "frappadingues" interviennent !

 

mes producteurs préférés, ceux qui ont répondu à mon invitation de partager 4 jours de musique sur Cannes et de nouer des liens indéfectibles de travail et d'amitié. 

 

Chacun m'avait apporté une spécialité de sa région en cadeau...Un Tour de France des "gâteries", le Père Noël en septembre ! J'ai dû manger des trucs bizarres, d'Amiens, du Jura et d'ailleurs...Heureusement, il y avait un excellent Bordeaux pour faire digérer le tout !


Le monde de la culture en général et de la musique en particulier ne représente pas grand-chose en regard du poids économique de l’industrie, du commerce, des banques…Pourtant, dans une société en crise, quand l’emploi fond comme neige au soleil, l’industrie culturelle devient un complément effectif de la vie économique, un réservoir d’emplois et de richesse qui, bien que modeste, a sa place entière dans la société du XXIème siècle.

Notons que c’est dans ce domaine culturel que l’esprit « capitaliste » originel est encore possible. Avec une mise de départ dérisoire, on peut toucher le jackpot, une voix faire couler des richesses, un texte accumuler des biens. Esprit d’aventure, pas de règles, pas de normes…la culture est un Eldorado pour les aventuriers de l’esprit, les marginaux et ceux qui refusent une société trop formatée !

A l’intérieur de ce vaste domaine, on retrouve les clivages traditionnels de l’économie réelle. Il y a les gros producteurs et les grands artistes, indissolublement liés jusqu’à faire des couples solides qui trustent les entrées. Camus/Halliday, Coullier/ Polnareff, Drouot/Leonard Cohen…Ils détiennent les grandes salles (Zénith et autres Palais des Congrès), s’échangent les artistes « bancables », ne sécrètent que peu d’emplois, ayant recours aux statuts particuliers de ce secteur d’activité tout en  privatisant les gains conséquents générés.

Il reste alors les autres, artistes en mal de cachets, techniciens subissant l’intermittence des intermittents, les promoteurs locaux qui œuvrent à 3% du chiffre d’affaires et sont tenus à des objectifs impossibles de remplissage de salles, les tourneurs et producteurs positionnés sur des niches tellement pointues que plus personne ne les trouvent, les responsables des structures exsangues, tétanisés par la raréfaction des subventions, l’augmentation des tarifs artistiques, la fuite du public …

Dans ce constat amer, le public démissionne de son rôle moteur. Il ne va pas toujours là où il devrait aller et ne cherche plus depuis longtemps. L’esprit d’aventure est en train de se perdre, la télé et les médias poussant à une banalisation et une consommation de plus en plus ciblée de produits formatés à des prix prohibitifs. C’est l’ère des méga-shows et des foules de 50 000 personnes agglutinées dans des conditions indignes d’un spectacle vivant. Spectateurs robotisés, consommation et merchandising, fric es-tu là ?

 

Mais mes « frappadingues », me direz-vous ?

Dans cet univers de plus en plus aseptisé d’une industrie culturelle en marche forcée vers une productivité artificielle, il existe encore une armée du soleil, des hommes et femmes qui pensent la culture autrement, vivent l’artiste et le spectateur au quotidien, investissent leur temps avec passion afin de construire les bases d’une rencontre authentique entre le public et la scène. Ils sont des accoucheurs de bonheur, des praticiens de l’esthétique, panseurs de maux pour bonheurs éphémères…

On se rencontre au WOMEX (marché des Musiques du Monde), à Bab El Med, dans des concerts et des Festivals. Ils aiment la vie, rire, se défoncer et éperonner les conventions, êtres iconoclastes. Ils ont entre 25 et 40 ans, sont les cadres de demain, survivent difficilement dans cette jungle où les chausse-trappes sont nombreuses…Ils ne perçoivent que les miettes du festin de la culture mais en représentent les forces vives, régénérantes. Quand l’un d’entre eux sombre, il y en a toujours qui se lèvent afin de porter le flambeau de ceux qui marchent debout et perpétuent leurs espoirs. J’aimerais avoir leur âge, leur passion et leur insouciance, je les aime parce qu’ils sont fiers et beaux et qu’ils font exactement ce que je ferais à leur place si d’aventure, on m’enlevait une vingtaine d’années.

Moi, j’ai vécu les glorieuses années d’une culture rempart, frontière, bien que largement assistée, elle avait conquis son indépendance dans les luttes. Elle était apte à se revendiquer telle une citadelle inexpugnable. J’ai été Directeur de MJC, puis au Palais des Festivals de Cannes…Je ne savais pas que ce capital extraordinaire pouvait fondre et se dissoudre aussi rapidement dans l’indifférence, la montée des haines et l’ostracisme d’une société qui se contracte sur elle-même, soumise devant les idéaux religieux et le fanatisme, l’égoïsme et le mercantilisme.

C’est sans doute pour cela que je les apprécie encore plus mes « frappadingues », car ils me donnent la certitude que l’essence de l’art, la rencontre des univers multiples, des cultures différentes, des individus se fondant dans un groupe pour garder leur authenticité, tous ces gestes d’avenir ont encore des passeurs de rêves, mes amis remuants de la culture, cœur gros et plein d’espoir, les Frappadingues de Séville !

J'avais lancé une invitation comme une bouteille à la mer. Viendra qui voudra ! Une poignée de producteurs et diffuseurs de Musiques du Monde se sont retrouvés à Cannes pour les Concerts de Septembre 2009 avec un programme de circonstance : Bertignac et le Band of Gnawa, Babyshambles, Archive et en apothéose, Enzo Avitabile e i Bottari (un Napolitain fou et génial dont les percussionnistes perchés sur d'immenses tonneaux provoquent la transe) et le seigneur Goran Brégovic avec son Orchestre des Mariages et des Enterrements. Dans ce mini groupe qui débarqua par un beau soleil, on retrouvait Ourida Yaker (la femme forte d’un Maghreb ouvert, un roc, elle résiste à tout !) et Sabine Grenard (la douce et efficace spécialiste des voix…A Filetta, Sam Karpiena, Darko Rundec...). La secrétaire du groupe informel de Séville, Aurélie Walfisz, administratrice du Festival d’Amiens, pétulante et hilarante, remplie de tendresse et capable d’autodérision jusqu’à en pleurer des larmes de joie. Elle sème le rire sans se départir de son air lunaire. Claire Henocque, la « big mama » du reggae (Alpha Blondy), une gamine élégante en pays de barbus fumeurs d’herbe. Laurence Samb, une métisse sénégalaise belle comme un soleil d’Afrique, perdue entre Berlin et le Niger, à moitié toujours ailleurs. Et puis les mecs aussi. François Saubadu, grosse agence à Turin avec un fond latino, qui fait des affaires sans oublier de vivre, l’équilibre dans le désordre, toujours prêt à s'enthousiasmer pour un artiste et à passer du futile au sérieux. Valentin Langlois, visage d’ange absent, toujours attentif derrière sa nonchalance affectée, il analyse son entourage sans en donner l'impression et possède l'art d'être juste où il faut comme s'il n'y était pas. Laurent Benhamou, de Crunk Production, féroce dans son humour et sa volonté de foncer à 100 à l’heure dans le fou rire et la passion de vivre. Il dérègle les codes, éperonne le consensus et lance des éclairs de génie qui laissent un sillon enflammé derrière lui ! 

Je les ai casés au Gray d’Albion, 4*, plage privée, badges « all accès », mangeant au catering avec les artistes, copinant avec la sécurité, ils se sont fondus dans le Palais comme s’ils y avaient toujours trainé leurs guêtres, terminant tard dans la nuit, à la fermeture du Sun7 avec Thomas, le patron, qui les a adoptés en leur servant force « morito » ou « Champagne-vodka ».

Sur la plage des Rochers Rouges, ma plage ! Un des rochers (celui que l'on entrevoit en arrière-plan), sera officiellement dénommé "Le Rocher de Bernard"). En attendant, ils ont fière allure ces Guevarra de la culture, à poser pour l'éternité en consommant les biens fort terrestres d'une Côte d'Azur hospitalière !


Ils ont eu droit à des baignades tous les jours avec un soleil estival, à des pâtes chez mon voisin « Di Giuglio » et nous avons ri en reconstruisant le monde comme si la vie pouvait se résumer à un grand pied de nez à la conformité et à la tristesse.

Les concerts furent fabuleux et je les aime toujours plus, mes « frappadingues », parce qu’ils sont une partie de mon passé et un morceau de cet avenir que le temps me dérobe. Ils me permettent d’exister encore et de rêver que la culture sera, demain, au centre du monde, une vraie fraternité basée sur l’harmonie universelle !  


Ils sont repartis. Au mur l'affiche montage qu'ils m'ont offerte et le chapeau vert mascotte qui fit toutes les scènes de Séville à Paris et se retrouva sur la tête du chanteur des Gnawas. J'ai une mission, le convoyer jusqu'à Copenhague où je les retrouverai pour la plupart  pour de nouvelles aventures  !

C'est un article que j'avais écrit il y a plus de 10 ans. Et pourtant ! Plus que jamais il m'apparait d'actualité, tant la marchandisation de l'artistique, l'omniprésence des médias et des réseaux sociaux ont formaté l'offre culturelle ! De produits calibrés en shows aseptisés, la part de marché des Musiques du Monde continue de se réduire comme une peau de chagrin ! Et avec elle, c'est la mémoire du monde qui s'efface, qui disparait dans les limbes d'un ultra-capitalisme dévastateur. Au fond, ce qui est à l'oeuvre dans le domaine de la Culture, c'est exactement ce que la mondialisation débridée et sans contraintes a provoqué dans l'industrie, le commerce, la finance... Un monde sans racines et livré à la spéculation, avec les conséquences que l'on connait désormais en cette période de pandémie, révélatrice de tous nos manques et nos choix erronés !

Alors, on ne change rien et on poursuit sur les chemins de l'aberration ? La question est posée mais les "frappadingues" sont toujours présents pour relever le défi d'un réveil de nos consciences !

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