Il faut parfois faire attention quand on rudoie un être plus faible. Profiter de sa force a un prix...même si les chemins de la vengeance empruntent parfois d'étranges voies et que la mer recèle des surprises pas toujours agréables !
Paul était corse, pêcheur et alcoolique. Ce n’est pas parce qu’il était corse qu’il buvait, ce n’était pas parce qu’il était pêcheur qu’il se saoulait, non, s’il siphonnait comme un trou sans fin tout ce qui possédait un degré d’alcool supérieur à la moyenne, c’est parce qu’il aimait boire à en perdre la raison. Son alcoolisme était ancré en lui comme sa barque quand il se décidait à lancer ses filets au-dessus d’un banc de poissons particulièrement riche. Son amour pour la dive bouteille avait des racines profondes qui puisaient son origine dans la nature fruste d’une famille de pêcheurs qui avait toujours considéré le 51 comme une composante évidente de la vie en société. Ce penchant naturel s’était enrichi dans les virées adolescentes d’une jeunesse où l’affirmation de soi passait par l’ingestion d’un nombre incalculable de verres en des joutes dont les filles représentaient l’enjeu, dans les tournées conviviales rituelles de ces interminables parties de belote contrée qui l’opposaient à ses copains du bar de l’Arcole où il élisait domicile une fois ses filets relevés et sa cargaison de poissons dans les paniers des ménagères et des restaurateurs. Du plus loin qu’il se souvenait, l’alcool avait toujours balisé les diverses étapes de sa vie, toujours accompagné chaque moment de son existence.
Les petits verres remplis d’un liquide jaune se déversaient plus vite qu’il n’avait le temps de les ingérer et la main experte du barman n’hésitait jamais à lui verser sa dose de poison d’autant plus dangereuse que sa capacité d’absorption était quasi infinie et que l’habitude aidant, il pouvait absorber jusqu’à une cinquantaine de pastis 51 avant que d’en ressentir les effets pervers.
La Corse n’y était pour rien, elle a des défauts, mais que pouvait-elle contre cette culture de la boisson qui le ravageait, le faisant tituber dès que le soleil se couchait alors qu’il prolongeait jusqu’à l’infini le geste mécanique d’avaler, rasade après rasade, des quantités effrayantes de venin. Qui aurait pu lutter contre cette soif qui asséchait son gosier et le poussait à lever un coude qui lui dérobait l’horizon, lui ôtant toutes perspectives et le privant de son libre-arbitre. C’était sans doute, pour lui, le seul moyen d’être en phase avec ce monde dont il percevait les échos à la périphérie de son univers d’un village corse plongeant dans la mer, accroché à la pointe d’un cap Corse qui avait figé le temps. Ce vibrato subtil que l’alcool introduisait dans son corps lui permettait d’échapper à la frénésie d’un univers en pleine mutation, arrêtait les aiguilles du temps.
Au-delà de la pêche et de l’alcoolisme, Paul avait une autre manie, beaucoup plus secrète, dissimulée derrière les portes closes de son deux pièces, enfermée dans la noirceur de nuits qui s’effilochaient dans ses brumes intérieures. Il adorait battre sa femme. Quand il rentrait en titubant, que sa raison se perdait dans le cheminement d’un parcours zigzagant entre les écueils de sa lucidité, il lui restait la certitude que quelqu’un l’attendait sagement pour encaisser le solde de ses rancœurs distribué par ses poings noueux à force de hisser des filets remplis de poissons soyeux. Il s’était maintes fois juré de cesser de martyriser cette femme qui avait uni sa destinée à la sienne par un printemps où tout semblait possible, même l’amour. C’était il y a si longtemps qu’il ne s’en souvenait que partiellement, vague réminiscence noyée dans les brumes qui obscurcissaient sa mémoire. Une rencontre fortuite, deux solitudes, une étreinte brève qui laisse miroiter des heures d’un désir exacerbé par la chaleur, ce refoulement des pulsions que les codes toujours présents dans cette société corse enfermaient dans un corset craquant sous les assauts de leurs corps juvéniles. Cela semblait si naturel de franchir le pas et de fonder une famille, de faire comme les autres et de se passer un anneau au doigt pour l’arborer avec les copains au bar de l’Arcole, son refuge dans lequel il se protégeait du temps qui fuyait inexorablement en chassant sa jeunesse, le poussant vers un âge adulte qu’il était si loin de comprendre et d’accepter.
Les premières années de leur union furent conventionnelles, bien loin de cette image qu’il avait entraperçue d’une vie de volupté ancrée dans le désir et le plaisir. La famille comme repère, les fêtes qui réunissaient les cousins, oncles et autres parentèles en cercles concentriques, les interminables repas où l’alcool coulait à flots pour meubler d’une fausse allégresse ces heures à côtoyer le vide, ne lui offraient que partiellement le confort de se savoir enfin un homme comme les autres, avec une femme et ces enfants qui tardaient à s’accoucher. Malgré une fréquence réelle de rapports sexuels au début de leur union, ils étaient encore jeunes et amoureux, il dût se rendre à l’évidence : rien ne venait se nicher dans le ventre plat de cette épouse, rien qui puisse lui donner la fierté d’annoncer que sa lignée se perpétuait, qu’il était enfin un père et avait charge d’âmes. Il en conçut une amertume d’autant plus amère qu’elle était tue, que le sujet n’était jamais abordé et qu’il était impensable de consulter un médecin en posant une question aussi crûe pouvant remettre en cause la notion même de sa virilité assimilée à cette possibilité d’une stérilité masculine.
La gifle qu’il lui décocha, 5 ans après leur mariage et nombres silences accumulés en strates malsaines ayant érigé un rempart de solitude entre eux, fut presque le produit d’un hasard. Un malheureux concours de circonstances, réaction impulsive devant le mouvement d’humeur de cette épouse qui l’attendait depuis trois heures, le repas servi sur la table ayant depuis longtemps refroidi, devant un mari ivre qui titubait dans l’entrée en cherchant à accrocher son manteau à la patère de bois. Elle voulut le rattraper en tendant le bras. En un réflexe, sa main décolla et lui cingla le visage, lui meurtrissant les lèvres qui sous la violence du choc, s’ouvrirent pour déverser un flot de sang rouge qui zébra son visage de la trace évidente de cette puissance masculine. Ce qui se déclencha en lui est un mystère. Derrière une vague honte rapidement estompée, le sentiment d’un pouvoir absolu s’empara de lui. Il cessa de trembler, l’alcool se fondit dans l’humeur de son sang, il vit cette femme fondre et pleurer, ce rouge ruisseler en la barbouillant d’un maquillage morbide, un bien être l’envahir. Il y avait donc un territoire où il était le maître incontesté. Il aimait cette sensation de maîtriser le monde en dominant cette femme trop connue. Elle se paraît d’une aura singulière, la preuve d’une ingérence possible sur son environnement, d’un monde se pliant à sa volonté. Il adora et derechef, lui assena un coup derrière l’oreille qui la déséquilibra et la fit choir sur le linoléum où ses larmes ensanglantées formèrent des mares noyant les derniers vestiges de leur amour. Il prit alors l’habitude de la battre avec régularité, constance, développant une technique sophistiquée imparable, son silence et sa volonté de dissimuler les traces des meurtrissures l’encourageant d’autant plus à laisser libre-cours à ses penchants dévastateurs. Il adorait, ivre, lui flanquer des dérouillées, la battre comme plâtre, la réduire à l’état d’une chose pantelante, sans volonté, à la merci de sa volonté. C’était si bon qu’il ne se posait même plus la question de savoir si c’était juste. Il sonnait à la porte, c’était beaucoup plus pratique que de faire glisser une clef dans la serrure étroite avec ses doigts tremblants, elle lui ouvrait timide et effacée et au premier signal venant perturber l’harmonie de son ivresse, il envoyait ses poings gommer les aspérités de la réalité en se fracassant sur le visage de sa tendre épouse. Il ne la haïssait pas, loin de là, bien au contraire. Peut-être qu’il aurait eu honte en d’autres temps, sous d’autres cieux, si la boisson ne déréglait point son horloge interne en brouillant ses repères. C’était si naturel de la battre qu’elle lui apparaissait comme l’exutoire parfait et consentant de cette violence qu’il ne pouvait contenir. Il en arrivait même à penser que c’était normal, naturel, que son comportement reproduisait l’essence même des rapports entre les hommes et les femmes, un subtil lien hiérarchique entre la force de l’homme et la douceur de la femme, chacun et chacune tenant un rôle écrit, préexistant, si loin des jugements d’une société figée dans son conformisme, oubliant les lois non-écrites ancrées dans l’inconscient bestial d’un homme rustique acharné à survivre contre une nature hostile.
Et puis, avouons-le, sur qui aurait-il pu déverser ce trop plein de haine si ce n’est sur sa femme ? Il y avait bien longtemps que derrière ses rodomontades, l’alcool avait miné sa capacité à régler par la force, les histoires d’honneur qui embrasaient les comptoirs peuplés d’épaves qui lui ressemblaient tant. Au bar, les mots s’envolaient en collier d’ivresse, chez lui, les poings affinaient les derniers détails de ses bravoures nocturnes.
Au matin, Paul se levait à 5 heures, partait sur son bateau retrouver le silence des vagues, l’espace infini où se diluaient les miasmes de ses nuits rageuses. Il avait quelques heures pour oublier. Il ne pensait à rien, juste un trait d’union entre la mer et le ciel, entre le conscient et l’absence, entre les poissons et le bois dur de cette barque, la sanguinaire, héritée de son père. Il rentrait vers 11 heures à Centuri, petit port niché à la pointe du Cap Corse, posait ses caisses sur le quai, confiant à un assistant la charge de vendre le produit de sa pêche, et filait au bar de l’Arcole pour entamer enfin sa journée par un pastis 51 que le patron, en un rituel figé par l’habitude, déposait devant lui sans même qu’il le commandât. La vie alors se paraît des couleurs de l’arc-en-ciel pour des journées où les frontières entre la réalité et son ivresse s’estompaient au fil des heures.
On peut se poser la question de savoir pourquoi sa femme, la douce Restitude, un nom hérité d’une sainte de Balagne qu’elle portait comme un fardeau mais qui lui collait à la peau tant elle semblait vivre pour subir et expier pour les péchés des autres, ne réagissait point. Pourquoi donc acceptait-elle ce traitement indigne qui la ramenait à l’état de bête de somme, cette indignité dans l’isolement de la cellule familiale, ces coups qui pleuvaient et ne pouvaient même plus dissimuler les traces d’une violence qui s’exacerbait avec le temps sur sa personne ? Par quel étrange pacte étaient-ils unis dans cette tragédie quotidienne ? N’y avait-il donc aucune solution, pas la moindre échappatoire, une si totale absence de perspectives qu’elle acceptait son sort sans rien dire ni faire pour se libérer de cet étau qui l’étouffait ?
On ne le saura jamais. Le poids des conventions si prescientes dans cette société figée, la honte d’être battue et de partager la douleur devant le regard de commisération des autres, l’impression que rien ne pouvait entraver le cours des événements, l’impossibilité de parler dans une île qui cultive le silence comme un trésor, et tant d’autres raisons, sans aucun doute, figeant pour l’éternité les gestes dans une mécanique froide de l’horreur. Elle se persuadât, au fil des jours et des coups métronomiques, qu’elle était née pour endurer ce fardeau et porter une croix. Elle se rapprochait dangereusement d’un Dieu évanescent, jusqu’à confondre son existence avec celle de cette sainte dont elle portait le nom, Restitude, lapidée pour ne pas avoir renié sa foi en un Dieu de miséricorde. Châtiment divin. Elle pouvait enfin mettre son calvaire au service de l’humanité et endosser les fautes des autres dans l’aveuglement de cette barbarie qui rythmait son existence. Elle était prête à faire don de sa vie. Il n’y avait plus de limites à son renoncement. Elle se laissait glisser vers cette fin programmée, dans un rôle déjà écrit, endossant la charge d’être la victime expiatoire, sinon consentante, du moins incapable de s’opposer au cours des événements.
Par un froid soir d’hiver, quand l’alcool aide à chasser le libécciu glacé qui descend des montagnes en ricochant sur les pitons rocheux, titubant dans l’escalier raide qui grimpait vers ce lieu de supplice d’une femme, la sienne, Paul fourbissait ses armes en serrant les poings convulsivement. Il avait déjà dans la bouche, le goût âcre de son forfait, pressentiment d’une fin que l’enchaînement mortifère de cette litanie de coups entraînait. Il entra dans l’appartement si chaud en regard du froid extérieur, il vit ce visage exsangue aux yeux noir enfoncés dans des orbites saillantes, il contempla les ecchymoses léguées par le temps dessinant un glacis d’horreur sur la peau mate, il contempla la peur dans le regard qui plongeait dans ses cauchemars. Il vit si distinctement la gueule d’un poisson emmailloté dans ses filets au moment où il le tirait par-dessus le rebord du bateau, qu’il obéit à son instinct. Comme ses yeux qui roulaient dans l’obscurité d’un jour sans fin, comme ses branchies haletantes s’ouvrant au désespoir du vide, comme un supplice auquel il fallait mettre fin, il frappa et frappa encore jusqu’à mettre de l’ombre dans le regard noir de son épouse, jusqu’à sentir son souffle s’épuiser, un rictus dessiner un acrostiche figeant pour l’éternité son calvaire. Il se sentit mieux. Il se dirigea vers sa couche, se jeta tout habillé sur le lit, maculant d’un sang qui ne lui appartenait pas l’édredon et s’endormit d’un sommeil sans rêves.
Au matin, la force du réveil le tira du néant. Il se leva, enjamba le corps de sa femme et se fit un café en observant le cadavre qui obstruait l’entrée de la chambre. Sa jupe relevée dévoilait des jambes osseuses sans grâce, son coude replié en un angle impossible composait un tableau abstrait qui n’était pas sans charme, une figure géométrique aléatoire, des lignes incongrues aboutissant à un torse maigre qu’une chemise déchirée laissait entrevoir. Elle avait été sa femme. Il avait serré ce corps contre le sien pour des étreintes amoureuses mais il ne s’en rappelait plus vraiment. Elle était grotesque à exhiber sa peau nue marbrée d’ombres noires. Il n’avait ni peur ni remord, c’était si logique. Cette chose allongée sur le carrelage de tomettes rouges ne lui importait pas plus que les poissons qu’il vidait d’un coup de couteau adroit. Cela lui donna des idées. Il savait que cette histoire ne pouvait en rester là, qu’il lui fallait intervenir et trouver une solution. Il but une rasade de vin et descendit à la cave pour se munir d’une scie, de sacs en plastique et de rouleaux d’adhésif.
Dans la baignoire de la salle de bain, le corps chétif n’offrit aucune résistance. Il le désossa avec habileté, démembrant les bras et les jambes qu’il enfournait dans les sacs prévus à cet effet. L’eau coulait à flots emportant le sang qui tournoyait en dessinant des stries que la bonde brisait en l’aspirant dans un bruit de succion. Seule la tête lui posa quelques problèmes, sans doute parce que ses yeux n’arrivaient pas à s’effacer et restaient gravés dans sa mémoire. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour la détacher, son couteau ripant sur les vertèbres cervicales sans trouver le chemin pour sectionner la moelle épinière. Elle ballottait à angle droit en roulant sur elle-même et à chaque fois, ses yeux morts lançaient des éclairs. En désespoir de cause, il l’arracha avec les mains en tirant d’un coup sec pour mettre fin à ce supplice. Dans l’effort violent pour séparer la tête du tronc, elle lui échappa et roula sur le carrelage, décrivant une ellipse qui la ramena vers lui comme un ballon avec de l’effet. Elle s’arrêta en bout de course sur ses pieds nus et il sentit la langue froide jaillir de sa bouche pour lui lécher le talon d’une caresse morbide. Il frissonna bien malgré lui sous ce baiser. Il l’enfourna dans un sac pour ne plus la voir et continuer son opération. Le torse était si maigre qu’il décida de le laisser entier et de l’envelopper dans une toile cirée qu’il scotcha de chaque côté. Il contempla les sacs épars, un puzzle d’une vie incongrue, et lava méthodiquement le sol et la baignoire jusqu’à faire disparaître toutes traces de son intervention.
Le jour ne s’était pas encore levé. Il transporta en trois fois les morceaux de sa femme dans sa barque de pêcheur, cingla vers la crique de l’île de la Giraglia, en face de Barcaggio, où il avait l’habitude de lancer ses filets. En un dernier hommage à celle qui fut, il immergea les restes de Restitude la Sainte, martyre de Paul le pêcheur, buvant de longues rasades d’un cognac fort et âpre qui lui brûla la gorge. Il possédait une bouteille pour fêter les grandes occasions. A cet instant précis, il fut Dieu et son pouvoir n’avait plus de limites.
Quand il rentra au port, ses caisses regorgeaient d’une cargaison de poissons comme de mémoire de pêcheur on en avait rarement vu dans cette baie. La chance lui avait sourit, comme elle continua d’ailleurs à le faire dans les mois qui suivirent. Il laissa à l’habitude, l’assistant du quai vendre ses prises, et se dirigea vers le bar, éclusa son premier pastis 51 de la journée et entama sa ronde en se saoulant méthodiquement, consciencieusement, refusant d’appréhender le moment où il lui faudrait réintégrer un appartement abandonné qui résonnait encore du bruit mat de ses coups.
Son ivresse fit long feu. Cette porte qu’il dût ouvrir par ses propres moyens avec une clef qui refusait de tourner dans le pêne, le vide sépulcral des pièces dans lesquelles une odeur indiscernable flottait, lui rappelant son forfait, le frigo où quelques restes comblèrent sa faim, le lit enfin avec ses draps propres qu’il avait changés. Par-dessus tout, cette femme lui manquait, ou plutôt, les coups qu’il lui assenait lui faisaient cruellement ressentir son absence. Sa fureur restait sans exutoire, ses poings le démangeaient, et plus la nuit avançait, plus il la haïssait de s’être laissée aller à mourir. Il lui en voulait de n’avoir su résister et de lui offrir par sa mort la solitude et l’impossibilité de calmer sa fureur. Il frappa les murs à s’en déchirer la peau mais rien n’y fit, sa douleur augmentait sa haine contre sa femme, lui dérobant sa vengeance.
Au matin, il alla à la gendarmerie pour annoncer la disparition de son épouse. Un pandore reçut sa déposition, l’affaire en resta là. En Corse, l’omerta est une réalité, un mode de vie hérité des années où un simple regard pouvait dégénérer en violence, où les liens étroits entre les familles constituées en clans entraînaient des rivalités courant sur plusieurs générations dans des « vendettas » meurtrières qui n’épargnaient personne. Il fait nul doute que d’aucuns pressentirent que tout n’était pas clair dans cette disparition. Mais la chape de plomb du silence retomba sur le village de Centuri et les semaines s’écoulèrent sans que quiconque ne retrouva ce fantôme qui avait déjà été enterré, depuis si longtemps, entre les quatre murs d’une prison familiale, sous le joug de son tortionnaire.
On s’habitue à tout, même à la solitude, surtout quand on peut la partager dans des nuits d’ivresse. Il franchit un dernier palier dans son alcoolisme. Il adopta comme règle de faire la fermeture du bar de l’Arcole, toujours le dernier à franchir le seuil de l’établissement pour se rendre comme un somnambule vers son lit et se lever au matin, par la force de l’habitude, pour se rendre à sa barque. Ses forces déclinantes dans l’ingestion inconsidérée multipliée de tous les alcools possibles, fragilisaient son activité professionnelle mais par un de ces mystères qui restent incompréhensible, il revenait toujours chargé de poissons de son lieu de pêche, cette baie dans laquelle se décomposaient les restes de sa femme, quelques mètres sous ses filets, à portée de main, de ces mains qui l’avaient meurtrie. C’est comme si elle me pardonnait, pensait-il dans ses rares périodes de lucidité, comme si elle me fournissait en poissons frais et dodus, les écailles soyeuses, les yeux papillonnant, les corps lustrés, ce sont des prises du seigneur qu’elle m’envoie de l’au-delà ! Il se signait alors, non pas qu’il fut croyant, mais par la force de l’habitude, en un rituel ancré dans son forfait, pour vaguement conjurer un sort funeste.
Pourtant, depuis qu’il avait largué les morceaux épars de sa femme, à chaque fois qu’il lançait son filet dans sa zone, une énorme dorade royale semblait le narguer. Il la reconnaissait à sa couleur verte, parsemée de tâches blanches et de stries grisâtres, à sa crête effilée qui tranchait la surface de l’eau, à son regard perçant qui ne cessait de le suivre. Elle mesurait plus d’un mètre de long. De jour en jour, elle s’aventurait, se rapprochant toujours plus en sortant sa tête ricanante, sa queue fendant l’eau et la guidant adroitement, vif-argent jouant avec les mailles du filet, glissant avec célérité dans l’onde du bateau en une sarabande démoniaque. Il avait la nette sensation qu’elle venait le braver, que cette dorade royale n’avait de cesse de le provoquer. Il se fit un point d’honneur de la capturer et imagina tous les stratagèmes, puisant dans sa science de pêcheur transmise par des générations depuis la nuit des temps, tous les pièges imaginables…en vain. Elle continuait son manège, virevoltait avec adresse, décrivant des cercles concentriques dont la barque était l’épicentre, ses yeux globuleux l’obsédant jusqu’à lui ôter toute faculté de raisonner. Il l’entendait même caqueter, raconter des histoires qu’il valait mieux taire, faire resurgir des fantômes, le désigner du doigt en opprobre, une tâche noire sur la joue qu’il se persuadait que chacun pouvait désormais discerner. Il dépérit. La boisson ne pouvait lui faire oublier cette dorade royale qui le poursuivait de ses assiduités et l’accompagnait sur le chemin de croix de ses angoisses.
Le plus surprenant dans cette affaire est que, si Paul perdait sa soif de vivre, le poisson, l’objet de sa haine, lui, semblait grandir et grossir, profiter de la vie, s’épanouir en une parallèle insupportable inversant les règles de la logique. Quand Paul remettait son moteur en marche pour rentrer au port, les filets chargés, il aurait dû regarder sous l’eau, dans ces mètres interdits où le corps de son délit reposait. Il y aurait vu une armée de crabes campant la garde autour des morceaux de sa femme, les pinces dressées afin d’ériger un barrage contre les intrus. Il y aurait vu son ennemie, la dorade royale se repaître de chaque membre offert, dégager le film de plastique avec ses dents acérées, plonger sa gueule dans la chair lavée par la mer et ingérer jusqu’à la moindre parcelle de cette Restitude des fonds ténébreux dans lesquels elle gisait, abandonnée par tous, dans l’isolement des froideurs hivernales, dans le sourire d’une mort inachevée.
La dorade royale, son amie par delà le temps des vengeances, dévorait méthodiquement cette femme qui s’offrait à elle avec tant de complaisance. Quand elle eut achevé les bras et les jambes, rognant jusqu’aux os les chairs délicates, les tendons si fins, les muscles abandonnés, elle attaqua le torse en ouvrant une large cicatrice du pubis au thorax dans laquelle elle s’enfouissait en se repaissant. Il lui arrivait même de somnoler entre deux bouchées, de laisser le temps s’écouler dans les humeurs de son impérieuse nécessité de l’ingérer totalement. C’était comme un enfantement à rebours, un Don de soi irréversible. Restitude s’en remettait à son alliée, la dorade royale, avec patience et gourmandise. Elle l’invitait à accomplir sa mission, lui réservant le meilleur d’elle-même, ce qu’elle n’avait jamais pu exprimer dans une vie terrestre à l’horizon borné par les coups de son tyran. Les jours passaient et son repas céleste semblait inépuisable. Tous les poissons du coin fuyaient cette orgie mystérieuse, comme s’ils comprenaient que derrière ce festin, des plans obscurs concernant une vengeance divine se tramaient dont il valait mieux ignorer l’aboutissement prochain. Seuls les crabes, gardiens du temple vigilants, étaient autorisés à veiller sur la dépouille de jour en jour plus réduite, alors qu’en parallèle, elle grossissait et irradiait d’une vie éclatante. Elle avait désormais des couleurs vives, des formes rebondies, éclair de feux dans l’onde moirée, quand elle se jouait des mains malhabiles du pêcheur qui tentait vainement de la capturer. Elle savait bien qu’elle gagnerait à ce jeu d’homme.
Il ne restait plus que la tête à dévorer, cette tête qu’il avait eue tant de mal à sectionner qu’il en faisait encore des cauchemars et qu’il ne supportait plus de voir une langue surgir d’une bouche. La dorade royale mordilla le sac de plastique et pratiqua une ouverture. Le visage de la femme surgit de sa gangue. Des yeux tristes et beaux qui auraient dû aimer la vie et contempler des enfants, des paysages sauvages, le soleil se lever, un monde d’humanité dans lequel son rire clair aurait pu résonner. Est-ce le roulis, une vague marine ou simplement une illusion… elle cligna des yeux, l’invitant à plonger ses dents acérées comme des rasoirs dans les pupilles sombres qui s’éclairèrent à l’aube d’une nouvelle vie. C’était le dernier acte qui se jouait, les dernières bouchées avant que la vengeance s’accomplisse, que le concours de circonstances d’une existence de misère se parachève dans un final d’éblouissement. Quand elle eut dévoré le cerveau, que chaque centimètre de ce crâne fut dépouillé de sa peau, qu’elle eut rogné tout ce qui pouvait s’arracher, qu’il fut poli, immaculé comme le miroir impossible d’une pureté divine, la dorade royale sut que sa mission s’achevait, que désormais le cours de l’histoire pouvait reprendre et aller inéluctablement à son terme. Le ventre rebondi des dernières bouchées de feu Restitude, elle se dirigea vers la barque de Paul en remuant sa queue et plongea vers les fonds marins.
Ce jour-là, le pêcheur retira la dorade royale dans des filets vides de tout autre poisson. Une seule prise, ce fantôme qui le hantait, un met des dieux pour une traque aboutissant enfin, une victoire à consommer. Il la contempla avec haine. Il avait bu toute la nuit, et le matin aussi. Il dirigea sa barque vers la plage de Barcaggio, au pied de la tour Génoise qui campe en sentinelle sur l’éperon rouge d’un pic éventrant les flots. Le vent se levait, les vagues grossissaient, creusant des creux découvrant des rochers immergés. Il accosta péniblement et s’engagea vers les dunes de sable en ramassant du bois. Il construisit un trépied avec des branches nouées et embrocha la dorade royale encore frétillante sur une baguette de chêne. Elle ne résista même pas. Des brindilles entassées avec habileté s’enflammèrent et vinrent lécher la peau croustillante, faisant dégager un suc qui rissolait la chair blanche. Les yeux de la dorade royale se fermèrent sur un ultime clin d’œil. Elle savait, elle ! Pendant que le poisson rôtissait en dégageant un fumet chargé d’iode mais aussi, une odeur doucereuse, indéfinissable, étrange, qui prenait à la gorge, il alla chercher une bouteille de vin rouge aux effluves du maquis, l’ouvrit et bu à satiété. Le liquide rouge coula dans son estomac serré, apaisant ce feu intérieur qui le dévorait, cautérisant sa haine. Une miche de pain ferait l’affaire, un citron aussi pour en verser le suc sur la chair si tendre de son ennemie des profondeurs.
Il contempla le poisson au ventre ouvert, huma les fragrances de sa chair et lança vers le ciel, sans réfléchir, un vibrant : -ceci est ton corps, ceci est ton sang, à toi dieu des hommes, je confie la part du diable ! - Il ne savait pas qu’il invoquait Lucifer.
Il s’accroupit et commença à manger avec ses doigts noueux, ses mains qui portaient encore la trace des coups qu’il avait assenés sans merci sur le visage de Restitude. Il décortiqua ce poisson maudit et l’absorba jusqu’à la moindre parcelle avant de s’écrouler, le visage exsangue, en poussant des rugissements qui retentirent dans toute la baie, et jusqu’au ciel même. On les entend encore certains soirs de colère, quand les dieux n’en peuvent plus de la vilenie des hommes.
Le médecin légiste constata que dans sa précipitation, Paul avait mangé trop vite, trop goulûment. Une arête, une simple arête s’était fichée dans sa gorge, bloquant la bouchée qu’il tentait d’avaler, obstruant son œsophage, empêchant toute progression vers son estomac. Il tenta bien de la recracher, mais l’arête fichée profondément dans son tube digestif l’en empêcha. Il s’infligea alors, dans un réflexe ultime, des coups puissants sur le thorax, sur la poitrine, sur le corps afin d’expectorer le corps étranger. Il lui fallut toute l’énergie du désespoir pour se mutiler avec tant d’acharnement, imprimant sur sa peau des formes noires, des bleus sanguinolents, des desseins géométriques de cette fureur qu’il avait toujours exercée sur sa compagne. Il tentait de recracher cette maudite portion d’une dorade royale qui le précipitait dans un monde qui le terrorisait, celui des comptes à rendre à une Restitude enfin sereine. Il cogna et prolongea son supplice jusqu’à ne plus sentir ce souffle de vie qui le maintenait en équilibre. Dans la tension pour s’en libérer, il vomit une bile qui vint colmater les derniers interstices par lesquels un maigre filet d’air accédait encore à ses poumons. Dans cette bile, il y avait un peu de tout l’alcool qu’il avait ingéré dans sa vie. Il mourut sur cette plage dans d’atroces souffrances, seul, sous les rayons pâles d’un soleil qui riait en se gaussant de la petitesse des hommes. Restitude aussi riait, mais rien, ni jamais ne pourrait lui permettre de rattraper le temps perdu, celui de l’innocence.