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Un après-midi d'automne.

Publié le par Bernard Oheix

Si j'ai pu vous paraître un "peu" excessif dans la nouvelle La peur du vide, qui se terminait quand même sur le constat amer d'une permanence de l'horreur, les mercredis se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Aujourd'hui, il s'agit de se laisser aller sur les pas de ces deux personnages émouvants qui cherchent ce qui nous anime tous : un zeste de bonheur dans une vie pleine d'embûches, le lot quotidien de tous ceux qui s'engagent et savent que le soleil se lève aussi à l'Est.

Voilà, avec mes voeux de douceur et de tendresse. Profitez-en, c'est gratuit aujourd'hui pour ceux  et celles qui ont l'âme pure, et vous en êtes, j'en suis persuadé.

                                                    A Thérèse, si loin de la haine et de la violence



Il avait sonné et attendait devant la porte, le cœur battant la chamade et l’énorme bouquet de roses qu’il étreignait dégageait un parfum entêtant qui l’enivrait. C’était si inattendu, si beau qu’il ne pouvait le croire. Elle lui avait dit :
-Ce sera de jour, avec le soleil qui rentre par la fenêtre, je veux que tu me regardes comme je suis, je veux être réelle pour toi.
Il avait acquiescé, mais au fond de lui, l’angoisse le minait, tant de questions se bousculaient et encombraient son esprit. Il avait peur, il percevait cette passion qui les embrasait, les obligeant à se découvrir, à sortir de l’abri qu’ils avaient érigé autour d’eux, rempart si rassurant contre le monde et ses blessures. Il fallait se remettre à nu et il se demandait s’il en était encore capable, s’il saurait tout dévoiler et redevenir l’enfant qu’il avait toujours voulu rester.
Elle ouvrit la porte avec solennité et le fit pénétrer dans l’appartement. Une immense baie donnait sur le port de Rapallo et le soleil de cet été indien se déversait dans la pièce. Il lui tendit les fleurs sans un mot et elle rosit, un « merci » s’échappa de ses lèvres soulignées de carmin. Elle se dirigea vers le coin cuisine et commença à remplir un pot et à les disposer en les écartant afin de dessiner une corolle où les couleurs jetaient des notes de gaieté.
Il se dirigea vers le balcon et s’accouda à la rambarde. L’écrin du golfe nappé du bleu d’une mer translucide mettait en valeur les ruelles agrippées aux versants du cap, les maisons pimpantes semblaient suspendues dans le vide, des touffes d’arbres déployaient leurs branches, définissant des zones d’ombres où l’on discernait des silhouettes assises sur les bancs des jardins publics. La beauté de cette cité hors du temps coupait le souffle. Les bateaux ancrés dans le port se balançaient sous l’effet d’une petite houle qui venait du large et se glissait dans l’échancrure de la baie, la brise faisait chanter les haubans des voiliers et l’odeur de sel marin se mêlait aux effluves des genêts et de la végétation méditerranéenne qui embaumait l’air. Quelques cris d’enfants et des paroles surgies du néant dans un italien chantant rompaient la quiétude de ce village marin préservé des atteintes du temps.
Il comprenait pourquoi elle résidait pendant quelques mois dans ce port chaque année, c’était un coin de paradis dans lequel il avait échoué par hasard, ce hasard qui lui avait permis de croiser son chemin, qui l’autorisait à rêver et à croire à sa fortune : elle était si belle qu’il en avait mal au cœur d’évoquer son visage, les courbes de son corps, l’inflexion de sa voix légèrement rauque comme il les aimait, une voix au timbre assourdi qui lui faisait courir des frissons le long du dos. Il se tourna, elle se tenait debout, le vase dans les mains, si gauche et empruntée qu’il s’émut et que son cœur s’emballa.

Il avait choisi Rapallo sur un coup de dés, un zapping sur Internet et une proposition de tarif acceptable, une pension de famille à 80 € avec vue sur la mer et voyage organisé. L’Italie symbolisait tant de bonheur pour lui, des moments partagés avec des femmes si jeunes dans les années de plomb, et par la suite Anne-Lyse l’amoureuse de Venise, leur longue balade sur les canaux dans une gondole de cinéma, la voix puissante du Vénitien qui maniait sa perche en chantant des airs d’opéras pendant que l’embarcation s’immisçait dans le trafic des bateaux en tout genre qui sillonnaient les venelles de la cité des doges. Il se remémorait l’Etna qu’il lui avait fait découvrir une nuit d’éruption…c’était si proche et si lointain. Il se souvenait encore de son émoi quand la lave avait jailli pour se déverser sur les contreforts pentus, de la terre qui tremblait, du soufre qui montait en volutes des cicatrices béantes du sol, de cette ferveur qui les avait gagnés et de leur disparition du refuge des philosophes. Ils s’étaient isolés et avaient fait l’amour sauvagement le nez dans les étoiles, dans la frénésie et le fracas d’un monde qui se révoltait et les entraînait dans une farandole exaltée. C’était si bon de croire et d’aimer à la folie.

Il n’avait jamais mis les pieds à Rapallo, il se rappelait vaguement d’un traité signé dans la ville, des cours d’histoire évanouis dans une mémoire surchargée, du charme supposé de cette station balnéaire. La veille, après avoir défait ses valises, il était descendu sur le vieux port pour contempler les bateaux. Il était si seul et, plus grave, persuadé que sa vie avait été irrémédiablement rompue par le décès d’Anne-Lyse, juste des morceaux épars que rien ne pouvait assembler, un puzzle de sentiments plongés dans les racines du temps, l’avenir si sombre de voir sa source tarie. Anne-Lyse l’aimée, celle qui avait su lui donner la force de vie, celle sur laquelle il s’appuyait pour exister et le comblait aussi sûrement qu’une moitié indispensable à l’équilibre. Comment marcher sur une jambe, saisir l’instant avec un seul bras, dévorer le présent ? Pour qui ? Depuis deux longues années, il portait ce deuil comme un fardeau, inconsolable.
Tout à ses pensées, il s’était installé sur la terrasse du Bar de la Marine, avait commandé un campari en regardant le spectacle de la foule qui déambulait. A sa droite, dans son champ de vision, une femme sirotait une boisson en contemplant le spectacle animé de la rue. Elle semblait si unique, hors de toute réalité, qu’il en fut troublé, âme sœur en solitude. Elle tourna la tête en sentant peser son regard et esquissa un sourire. Il eut un choc. Ses yeux bleus brillaient, un regard qui portait loin, traversant l’espace et ses lèvres découvraient des dents parfaites. Elle lui rappelait un parfum légèrement suranné, une douceur de madeleine, il eut envie de la connaître. Il osa se lever et lui demanda poliment, emprunté, si elle acceptait de partager sa table et de boire un verre avec lui. C’était comme si elle l’attendait depuis toujours, elle vint s’installer auprès de lui et se présenta avec solennité.
-Bonjour, je m’appelle Yvonne, et vous ?
-Norbert, excusez-moi, je n’ai pas l’habitude d’aborder aussi cavalièrement une personne respectable mais je ne connais personne ici. Je suis heureux que vous partagiez ma table pour un verre de l’amitié.
Il n’y a pas eu de gêne entre eux, pas de round d’observation, quand deux adversaires se jaugent et mesurent leur territoire, bien au contraire. Pourquoi à certains moments de la vie, les évènements décident-ils pour vous, comment expliquer cette étrange alchimie de deux êtres qui se reconnaissent avant même de se découvrir ? C’était ainsi, magique, sans affectation, la parole libérée après tant de silences, deux esprits fusionnant, agrippés l’un à l’autre et qui se donnent sans réserve.
Chacun avait son histoire à narrer, deux vies si dissemblables, deux parcours pour se croiser un soir d’octobre sur un quai de Rapallo, des destinées banales, composées de vies et de morts, de voyages, d’amours, un travail, des anecdotes exhumées, des rêves avortés, tout ce qui rend si banal l’existence pour en faire une trajectoire unique, tout ce qui symbolise l’individu et le rend universel. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas partagé que cela lui semblait irréel, magique. Il était sous le charme de cette femme qui se tenait si droite sur sa chaise, son port altier, sa chevelure soigneusement disposée autour de son visage fin, ses habits de qualité, un corsage turquoise sur une jupe violette, des couleurs gaies comme ce qu’elle lui offrait en un présent capiteux.
Ils mangèrent une salade de fruits de mer, ils avaient choisi ensemble le même plat et dégustèrent un chianti aux saveurs rudes et âpres, une douce ivresse allumant des étincelles dans leurs yeux. Au dessert, il se saisit de sa main et en caressa le revers, suivant les veinules qui striaient la peau. Il adorait cette fermeté, ce tissu si chaud qui l’embrasait. Elle se laissa faire en l’observant, pensive et lui déclara que cette situation l’étonnait, qu’elle se surprenait elle-même et qu’il fallait lui laisser un peu de temps. Cela tombait bien, il n’avait pas envie de se presser. Après le « gelati à l’amarena », il la raccompagna jusque chez elle et l’embrassa sur les lèvres. Elle sentait si bon. Quand il glissa sa langue dans sa bouche, elle l’accompagna en mêlant sa salive à la sienne. Il sentit une vigueur s’emparer de son sexe et elle perçut la bosse de son pantalon. Elle s’appuya langoureusement en laissant échapper un soupir de contentement et son corps se lova contre le sien, épousant ses courbes, s’arrimant à ses hanches, pesant contre son membre raide.
Quand elle se détacha de lui pour le contempler, son souffle court lui caressa le cou.
-Je ne veux pas ce soir. Laisse-moi rêver encore de toi. Viens demain si tu le souhaite. Je t’attendrai à trois heures. La première fois que nous ferons l’amour ce sera de jour, avec le soleil qui rentre par la fenêtre, je veux que tu me regardes comme je suis, je veux être réelle pour toi. Sauras-tu attendre, peux-tu me comprendre ? Il y avait de l’appréhension dans sa voix, une crainte qu’il percevait et l’émouvait.
-Je serai toujours là pour toi, ne t’inquiète pas, ma patience n’aura pas de limites parce que je t’ai au fond de moi. A demain.

Il s’était évanoui dans l’ombre et son cœur battait la chamade, mélodie désaccordée du bonheur, langueur étrange dont les syllabes de son nom qu’il scandait en chantonnant résonnaient en promesse de félicité. Il avait la vie devant lui.


Ils savaient tous deux que l’inéluctable devait survenir. C’était si soudain, si étrange d’imaginer qu’ils allaient recomposer la fresque de l’amour, mêler leurs corps dans une étreinte, mélanger leur suc et monter au ciel. Ils étaient angoissés et cela se sentait à l’ébauche des gestes, aux hésitations des regards, à l’indécision qui marquait la fuite dans laquelle ils s’engageaient.
-Tu es si belle, j’ai pensé à toi toute la nuit, je t’ai lovée contre mon cœur et je me suis endormi en chantant ton corps.
-J’ai si peur.
-Je le sais et moi aussi, mais c’est ainsi, nous devions nous rencontrer, c’était écrit.
-Mais je ne te connais pas, tu es un inconnu, hier encore je ne savais même pas que tu existais. Est-il possible de s’aimer sans se connaître ?
-Je t’offre si peu que cela doit avoir un sens. Il me reste juste le temps de t’aimer. Nos solitudes sont faites pour s’accorder. Donne-moi ta confiance, je ne te trahirai pas, tu le sais parce que parfois les mots sont inutiles. J’ai tant besoin de toi.

Il a osé s’approcher et leurs corps entrèrent en résonance, des liens apparents se tissèrent qui allaient de l’un à l’autre en un flux mystérieux, irriguant leur désir, enflammant leurs sens. Sa main s’est posée sur son épaule et elle manqua défaillir sous la violence du choc. Un gémissement s’échappa bien malgré elle. Il vint cueillir ses lèvres, chastement d’abord, il goûta la senteur de prune de sa bouche, il gardait les yeux ouverts pour ne rien perdre de chaque instant, de chaque mouvement, le soleil les nimbant d’un halo surnaturel, les isolant dans une bulle de tendresse. Son corps vibrait sous l’intensité des émotions qu’elle ressentait. Elle percevait le cheminement des humeurs dans son intimité, ces signes avant-coureurs qu’elle se mettait en phase avec le désir de l’homme. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus fait l’amour qu’elle retrouvait instinctivement les hésitations et les peurs d’une jeune fille qui avait connu ces émois, à l’aube de sa vie.
Il tremblait. Sa dernière expérience sexuelle remontait à quelques mois, dans les bras froids et méthodiques d’une prostituée ghanéenne. Elle était petite et noire comme le charbon. Il avait toujours fantasmé sur la peau et l’odeur des africaines et n’avait jamais eu l’occasion de croiser une de ces perles qui hantaient ses nuits de fureur. Elle avait respecté le marché et donné son corps pour 100 €. Il en avait ressenti un plaisir fruste lié à un dégoût de soi-même. Il n’aimait pas l’amour marchand, l’idée même de monnayer le sexe le rebutait quelque peu, salissait ce qui avait toujours représenté pour lui, un moment de grâce et d’absolue perfection. Faire l’amour ne pouvait s’inscrire dans une relation commerciale mais dans un échange total, il était d’une école ancienne où la valeur de l’être ne se mesurait pas à l’aune d’un métal. Il avait malgré tout pris son plaisir rapidement dans une chambre d’hôtel borgne et s’était juré de ne plus recommencer. Depuis, il était persuadé que sa vie sexuelle était morte, définitivement close. Il se trompait, elle était là pour lui rappeler que la vie est magique et l’amour imprévisible.

Il dégrafa son chemisier, bouton après bouton, la peau mordorée, bronzée par le soleil était si douce sous ses doigts. Elle avait un soutien-gorge rouge frangé de dentelles et quand il fit sauter adroitement l’attache de la bretelle, en un geste de pudeur spontanée, elle croisa ses avant-bras sur sa poitrine. Il lui prit les mains et les écarta. Elle eut une tentative de résistance puis s’abandonna. Il la contemplait et son âme bondissait, son sang charriait une tempête de volupté. Il tira sur le zip de sa jupe qui s’écroula en corolle à ses pieds. Elle émergeait comme une déesse surgit de l’onde, son bas-ventre couvert d’un voile qu’il déroula pour la faire apparaître dans cette nudité si crue, si belle, si impitoyable pour leur passion naissante.
Elle ouvrit les yeux et scruta son visage, guettant un signe, craignant sa réaction mais dans son regard elle ne trouva que tendresse, communion, fol espoir d’un présent annonciateur d’une osmose totale. Alors, elle osa. Elle lui retira sa chemise, attaqua la ceinture de son pantalon malhabilement et libéra son sexe. Il n’avait pas besoin de craindre l’impuissance. Il bandait comme un dieu, son sceptre qu’elle caressa de l’ongle vibrait, le tissu chaud irrigué par le sang de la passion. Elle se saisit de ses bourses et les fit rouler doucement dans sa paume, un soupir s’exhala de sa gorge contractée.
Ils étaient nus tous les deux, seuls dans cette chambre isolée du monde et rien ne pouvait entraver l’attirance et le bonheur de cette rencontre fortuite. Ils avaient dépassé le stade de la pudeur et des faux-semblants, et quand il la coucha sur le lit et qu’elle écarta les jambes naturellement pour l’accueillir en elle, ils réinventèrent les gestes si simples de l’amour. Un homme et une femme, leurs sexes imbriqués, fusionnant en un accord parfait. L’orgasme de la femme vint rapidement, une réaction violente du corps de l’aimée, tétanisée par cette vague qui la surprenait. Il continua adroitement à glisser en elle et elle l’accompagna vers son plaisir, attentive à ses réactions, guettant les prémices du ravissement masculin. Elle se sentait si bien dans ses bras, avec ce membre qui comblait un vide et la remplissait d’espoir. Elle pressentit les pulsions montantes dans la verge de son amant et quand son sperme libéré vint la fouetter dans son intimité, elle eut un second orgasme et repartit sur les cimes de l’extase dans une tornade d’émotions qui la fit chavirer.
Leurs souffles s’accordèrent, leurs regards s’accrochèrent avec tant d’affection et ils reposèrent en paix pour un instant d’éternité.


Il avait 78 ans et elle était beaucoup plus jeune que lui, presque une gamine, une jeunette, lui avait-il dit en plaisantant, avec ses 71 ans seulement. Ils s’étaient croisés dans cette ville de rencontre dans la clarté d’un mois d’octobre et venaient de recomposer un alphabet de l’amour. Ils se prouvaient si besoin était que l’espoir n’a pas de frontières et que la solitude n’est pas une fatalité.

Que dire de plus de leur vie qui n’ait déjà été dit ? Quel avenir pour ce couple issu du néant et si proche de la fin ? Ils s’en moquaient éperdument car dans leur rencontre, il y avait l’immortalité et un monde de tendresse que rien ne pourrait effacer, un présent si riche qu’il obérait le futur. Ils allaient cheminer le temps qui leur restait imparti, mais ils savaient désormais qu’ils ne seraient plus seuls et que le fardeau des années passées serait partagé, une épaule pour s’appuyer, une main tendue pour secourir, le silence du vide brisé définitivement.
Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre et voguèrent dans un monde de confiance où la douleur s’estompait. Ils avaient encore tant de choses à accomplir et tant de mots à se dire !
Tout cela parce que l’amour est éternel.

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Histoire Vécue (5)

Publié le par Bernard Oheix

Discours prononcé pendant le dîner de fin d’année qui réunit toute l’équipe de l’Evénementiel du Palais des Festivals, le 9 novembre 2005 à Sophia-Antipolis.

Je vous vois venir. Mais que nous sort-il de sa manche le bougre ? Et oui ! Un vrai discours. Avec  l'équipe de l'évenementiel, chaque année nous privilégions quelques moments de convivialité, des réunions autour d'une bonne assiette, d'un verre. Pour des personnes condamnées à travailler ensemble tout au long de l'année, ce n'est pas du luxe. Ce sont des moments forts, de vérités, un moyen de souder l'équipe. On se connait trop pour être dupe, mais il suffit de connaître nos limites et pour cela, rien de tel que de boire un canon en oubliant le fracas de la réalité.

Voilà un exemple de ce que subissent les membres de mon équipe !

 

Dans l’univers impitoyable qui est le nôtre, par-delà les vicissitudes de cette noble mission qui nous est confiée : faire manger, boire, dormir, offrir un catering aux artistes, et plus si affinités… dans cette période particulièrement trouble qui voit les banlieues s’embraser, le public se terrer et lâcher de plus en plus chichement les maigres oboles qui nous permettent de remplir les caisses du Palais des Festivals pour faire des spectacles, il reste une équipe de l’Evénementiel fière d’elle, debout, le nez plongé dans cet horizon d’un lendemain chantant.
Souvenons-nous. Vous étiez jeunes et belles, une bande de drôlesses directement échappées des failles du système. Etudiantes, Tuc, Stagiaires de l’office de la culture, perdues dans un comité des fêtes occupées à quelques japoniaiseries détonantes, ou même encore étudiantes sur les bancs de l’école, de la fac…
Par les hasards de la vie, tout ce petit monde, un jour s’est retrouvé dans les rêts de ma direction. Regardez-moi. Malgré ma calvitie rampante, mon haleine fétide et les petits pets que je dispense derrière mon bureau quand vous êtes absentes, je suis aussi un homme, un vrai, de chair et de sang, avec ses humeurs, ses peines et ses colères, ses désirs et ses frustrations. Je suis un homme et je rêve encore d’un monde meilleur.
Et pour que ce monde plus beau s’accouche, il faut des femmes de désirs, vous, toujours aussi belles au fil de ces années partagées, de ces épreuves communes. Il faut aussi des hommes, et oui messieurs, des hommes, pas nombreux, tolérés dans cette équipe matriarcale. Il faut enfin des enfants.
Et de ce point de vue, l’Evénementiel a été prolifique sans que j’y sois, hélas, pour grand-chose. Moi qui fut un géniteur exemplaire aux spermatozoïdes d’une fécondité tout à fait étonnante, j’ai dû laisser ma place à d’autres futurs pères, provoquant une pondaison soudaine et éruptive, perturbatrice d’une vie d’équipe mais dont les regards malicieux des chers bambins et les cacas malodorants sont les meilleures des thérapies… pour avoir envie de revenir au boulot subir mes foudres !
Oui ! Vous êtes devenues d’affreuses marâtres aux seins flasques d’allaiter…mais rassurez-vous, Bernard se vengera sur vos filles, à leur majorité, de tout ce que vous lui avez fait subir, de tout ce que vous continuez à me faire subir avec vos charmes de déesses de la maternité !

Dans notre histoire fertile commune, si riche et variée, nous avons côtoyé les dieux, leurs muses mais aussi l’enfer et ses diablotins.

Comment ne pas se souvenir de Sir Elton John et de son désamour immodéré pour les belles jeunes filles interdites de coulisses même quand elles devaient œuvrer à nourrir les artistes, des premières soirées d’une Pantiero Sevainesque où les rares passants nous faisaient espérer d’une entrée miraculeuse, d’un Festival Russe version fausse armée rouge, des bides divers dont nous nous souviendrons longtemps. La débauche d’énergie pour attirer le chaland à Jimmy Cliff, la morgue impérissable d’un Tapie à la vulgarité affirmée, l’inénarrable Monsieur Masure dans le veston cintré de Bernard Menez ou le sourire gracieux d’Evelyne Leclercq dans un canard à l’orange qui avait malheureusement survécu à la grippe aviaire avant l’heure.
Souvenons-nous de la honte qui a embrasé nos visages à la présentation de certains spectacles. Notre sympathique Roger Hanin dans un Tartuffe mémorable et ce sein que l’on n’avait surtout pas envie de voir, La Fille de Madame Angot dont on espérait qu’elle n’engendrerait point de progéniture, Stormwind, un rock nordique à la Licorne (30 payants), Don Juan d’origine dans le désert vide d’un Debussy devenu soudain gigantesque, Ruggero Raimondi, une de nos déroutes les plus sanglantes… Mais aussi le cirque de Russie sur glace… sans la glace avec l’allure hésitante des patineurs en recherche permanente d’équilibre, la grâce pataude des escaladeurs de Sakountala accrochés aux rêves de grandeur d’une chorégraphe de piètres galas.

Mesdames et Messieurs, souvenons-nous et recueillons-nous. Aujourd’hui, à la mémoire de tous les coups tordus, les pets de nonnes, les artistes plantés et planteurs, les spectacles frelatés, et même à la mémoire de ce public qui n’hésite jamais à vous trahir. Versatile et traître, il n’hésite pas à se précipiter sur les daubes les plus faciles, pourvu qu’elles soient médiatisées, pour s’installer aux abonnés absents quand nous avons besoin de lui, que le spectacle en vaut vraiment le coup et que nous avons désespérément besoin de son soutien pour faire passer cette idée de la noblesse d’une culture qui continue à nous cheviller au corps.

Mesdames et Messieurs. Pour les heures de gloire qui se sont transformées en cauchemars, je vous demande de vous lever et de respecter ce silence.

(30 secondes de silence)

Mais si le pire a côtoyé parfois nos vies professionnelles, bien souvent le meilleur l’a sublimé pour nous permettre d’atteindre l’extase. Dans ce chapelet de moments de bonheur et de félicité absolue, dans ces innombrables perles que nous avons serties dans les nuits cannoises, Souvenons-nous :
Les concerts si chauds et attachants de la Licorne à La Bocca. Idir le Kabyle humaniste, Huun Huur Thu, les diftoniques mongols issus des steppes, Bireli le gitan virtuose capable de toute les audaces, Vicente Amigo l’espagnol aux doigts de fée, Mariza la blonde portugaise à la voix déchirante, Souad Massi l’arabe au yeux de beauté… et tant d’autres noms dont les signes sont invariablement accolés à la pureté musicale, à la ferveur et à la passion d’un public transporté.
Le Grand Auditorium rempli à craquer par une foule avide de toucher du doigt le rêve d’une star offerte. Bécaud au timbre pur dans sa dernière tournée, Nougaro à la juvénile silhouette et au parler incantatoire, Alain Souchon et son ironie désenchantée, Aznavour toujours en haut de l’affiche, Mano Solo, un soir de deuxième tour d’élection présidentielle, Cheb Mami et Ismaël Lô réunis pour faire vibrer les fauteuils rouges de la salle de gala du Palais, Cesaria Evora, la voix rauque, pieds nus sur scène, la tête dans un bouge du Cap-Vert… et tout ceux, ils sont nombreux depuis 15 ans, qui nous ont emportés sur les ailes de leur passion.
Parlons de grâce exquise. Le cirque Eloïse et son univers lunaire, Les danseurs comédiens mimes de Philippe Genty plongés dans un monde onirique où rien ne compte que la légèreté, La Batsheva, danseurs d’Israel à le recherche d’un paradis perdu, le ballet des tables de Forsythe, les drapeaux rouges du ballet national de Chine, Brachetti où l’art de se transformer sans jamais perdre son âme d’enfant, la Giselle Rouge de Boris Eifman, quand la folie touche aux vagues de la révolution d’octobre, les décors somptueux d’Enki Bilal pour un Roméo et Juliette de Preljocaj qui invente la douleur sous les pas de ses danseurs…
Les concerts sous la mer avec le Corou de Berra et Michael Lonsdale en train de déclamer Jules Verne pendant qu’un harpiste sonnait d’un instrument sous-marin pour les plongeurs spectateurs ravis (avez-vous déjà entendu de la musique sous l’eau ?). Les déambulations du soldat Sveik dans les jardins de la médiathèque, Bouquet-Noiret en tandem dans une histoire scabreuse qu’ils anoblissaient, Christophe Malavoy, Niels Arestrup, Bernard Giraudeau… Les nasardes de Santini, le clown Howard Buten et son double Buffo et tous ceux dont les voix résonnent encore dans la salle Debussy en portant un écho de leur amour et de leur passion pour les textes qui rendent plus intelligent.
Les rasades de bonne humeur aussi. Noëlle Perna notre salade Niçoise se déhanchant dans une robe rose en strass, Alex Metayer en train de s’écrouler pendant sa dernière tournée faisant naître des vagues de rires pour faire la nique au cancer qui le rongeait. Slava Polonin et sa tempête de neige dans une salle surchauffée, Aïoli ou la chanson au niveau de la ceinture du Toulonnais, Franck Dubosc en autodérision d’un tombeur éternellement amoureux de ses propres charmes.
Et puis… Kasparov tournant comme un ours des Carpates avant de fondre sur son adversaire pour l’assommer en partie semi-rapide, Karpov, fuyant l’échiquier et illuminant les joueurs de tarot de sa mémoire et de son killer-instinct. La beauté des étoiles des artifices de Kimbolton l’anglais ou la majesté divine d’un Caballer espagnol toquant à la porte des dieux pour leur parler avec la poudre aux cieux.
Et les 5000 personnes du concert de Massive Attack…
Et tout, et tout, et tout…

Voilà, si nous avions à trouver une justification à notre travail dans la culture, ce sont dans ces moments dérobés à la tristesse que nous la trouverions. Nous sommes dépositaires de ces tableaux volés à la morosité, de ces émotions si rares, de ces rencontres provoquées par notre action.
C’est cela qui doit être notre fierté.
A l’heure où le choc des idées se transforme trop souvent en jets de cocktails molotov, en embauche de flics, en gestionnaires sans état d’âme d’une culture que l’on aseptise derrière les chiffres… nous sommes des forgerons de la beauté, des artisans d’une humanité plus juste, plus belle de se confronter par l’art.
Oublions les indices, les pointages, les caméras et vigie pirate…
Oublions les échecs, les insatisfactions, les trahisons…
Oublions les fatigues, le stress, la médiocrité…

Il nous restera toujours…
Pour nous-mêmes, quand nous regardons notre miroir, pour nos enfants que nous plongeons dans un monde cruel, pour nos amis, pour ceux, innombrables, qui d’un serrement de main, d’un clignement d’œil, d’un rire franc qui brise les conventions…nous donnent un peu de leur chaleur…
La fierté, le vrai honneur d’être au cœur de ce qui est capital : la vie des idées, le choc des mots, la violence des sentiments, la rencontre pacifique de ceux qui s’opposent par les mots et non par les armes.
Tout le reste est accessoire. Tout est dans l’amour. Je vous aime alors pour les heures passées, les rêves avortés, les joies du cœur.
Merci à vous.

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La peur du vide

Publié le par Bernard Oheix

Vous me voyez arriver avec mes gros sabots. Marre de la tendresse et de l'humour. Un peu de sang pour la route...et pas le dernier rassurez-vous ! L'histoire se passe... et ils ne se marièrent pas, n'eurent pas d'enfants, sinon pour les éventrer, les broyer, les tuer à petit feu. A bon entendeur salut, tant pis pour vos cauchemars, moi, ça va ! J'arrive encore à dormir quand je ne suis pas en train d'écrire des abominations pour vous.

De toutes les façons, vous avez 15 jours pour digérer...






Quand vous êtes chaussé d’une paire de rangers au bout clouté et que vous visez le visage d’une femme allongée en y imprimant toute la force dont vous disposez, un sentiment étrange de volupté s’empare de vous. Peut-être est-ce la conséquence de ses traits déformés par la peur paroxystique, la lueur affolée de ses yeux, le frémissement de sa lèvre inférieure, la bave qui inonde son menton dans l’attente de l’inéluctable, que sais-je encore de cet instant où le temps s’arrête pour que la fureur s’épanouisse. Se situer dans l’œil du cyclone, quand vous êtes cet œil et que vous maîtrisez les règles du jeu, que la réalité se plie à vos désirs les plus inavoués, fige le monde en le concentrant autour de vous. Il y a une forme de plaisir extrême qui se rapproche de l’orgasme, le sentiment d’une toute puissance que les frontières de la civilité ne peuvent endiguer. C’est très différent avec un homme car lui vous renvoie à votre propre virilité, à la certitude que votre tour viendra. Il n’est rien de plus évident que celui qui utilise la violence en subira un jour les foudres, que le sang appelle le sang, les coups se retournent contre leurs auteurs, la mort rôde sans répit autour de ceux qui l’entretiennent et en deviennent les servants attentionnés. C’est ainsi.
J’en ai connu des jouissances dans ce laboratoire vivant d’une Yougoslavie se démembrant au fil des intérêts personnels, des peuples soudés par le pouvoir déliquescent d’un titisme agonisant, ce melting-pot de religions, races et histoires que tout opposait et qui ne tenait que par le fil d’Ariane d’un monstre qui tissait ce traquenard dans lequel l’Europe allait s’embourber. Ils l’ont brisé ce fil et j’en ai largement profité tant on m’offrait ainsi un terrain de jeu grandeur nature où mes instincts pouvaient enfin s’exprimer en toute sérénité.
Je ne vais pas vous faire le coup du jeune abandonné et chercher des excuses dans la misère de mon enfance. Un père en prison pour contestation politique, une sœur prostituée sur les trottoirs de l’Occident, une mère qui tente vaille que vaille de nourrir mes trois frères et moi, l’aîné, toujours dehors à chercher un sens à ce qui me dépassait. Ne craignez rien, je ne demande pas votre indulgence, c’est si peu important pour moi que vous me compreniez, que vous me donniez une absolution qui m’indiffère. Je n’ai pas besoin de votre pardon, je n’ai jamais eu besoin de vous car vous n’existez pas, vous n’avez aucune réalité.
Moi je sais que c’est avec eux que j’ai grandi si vite, trop vite, des armes, des frères, une bande où me réfugier pour ne plus entendre les voix du futur m’angoisser. C’est bon de voler quand on a faim, c’est génial de violer quand on a soif. Ne me faites pas de morale, les droits humains inaliénables, l’être au-dessus des instincts animaux…il me plaît d’être un animal sauvage, de rugir la nuit, de dévorer le plus faible. Etiez-vous présents quand j’avais peur et que j’étais démuni de tout, même de l’indispensable affection, tendresse, amour, que m’avez-vous offert que je n’aie dû conquérir de haute lutte ?
Vous m’avez transformé en prédateur et il faudrait m’amender parce que vous m’imposez une loi que je ne reconnais pas. Je devrais me plier à vos diktats, ces règlements dont vous êtes les auteurs mais qui ne servent que vos affaires, le calme du négoce après la tempête du feu, comme un gigantesque marché que vous échangez après avoir vendu des armes pour entretenir ma colère ! C’est un peu facile, voyez-vous, juste indélicat de penser que vous avez fourbi ma haine et qu’il me faudrait désormais la panser d’un amour que je n’ai jamais connu, qui m’indiffère au-delà de toutes vos certitudes ?
Revenons plutôt à cette femme qui geint à mes pieds, elle halète, transpire et je vois sous sa robe une tache suspecte. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’adultes qui se font dessus au moment du pire. C’est impressionnant, pourtant personne n’en parle, comme s’il n’était pas séant de relâcher ses sphincters, que l’histoire d’une femme ou d’un homme ne pouvait se résoudre à une urine expulsée, à des excréments que la peur panique fait jaillir des intestins. Je vous assure que si vous étiez à la place de cette femme, à la vue de ses godillots qui vont vous éclater la gencive, déchausser les dents, fracasser la mâchoire, vous aussi vous n’hésiteriez pas une seconde en perdant votre contrôle et en abandonnant toute espèce d’humanité. Vous auriez peur et feriez dans votre froc, dans votre jupe, comme n’importe lequel des êtres humains qui ont croisé ma route pour le regretter amèrement, ennemis ou amis, cibles ou compagnons. J’en ai tant amené à se liquéfier devant ma force brutale, ce goût absolu de la violence qui me possède. J’aime frapper sans retenue et l’odeur de vos excréments m’excite tout comme cette âcre senteur que la peur exsude de vos pores devant l’inéluctable. J’en bande même avec délectation parfois.
Je lui ai assené le plus formidable coup de pied de mon existence et elle s’est désincarnée, devenant pure abstraction, paradigme de douleurs, poupée démembrée, misérable reste humain sans consistance. Son enveloppe charnelle tel un gant froissé ne provoquait même plus le désir sexuel qui d’habitude concrétise la domination totale du physique sur l’esprit. Quand vous transgressez les frontières de l’horreur, il n’est plus besoin de passeport, d’alibi, pour vous saisir des opportunités les plus extrêmes dans la satisfaction bestiale de vos pulsions. Non, je ne la violerai pas, sa chatte gluante d’urine et son visage explosé ne m’attiraient même pas. Peut-être un autre coup dans sa gueule d’ex-ange qui n’aurait jamais dû se trouver sur mon chemin, ou alors la laisser agonisante sur ce talus sale d’un chemin de campagne qui menait vers l’enclave musulmane d’une Bosnie hypothétique, puzzle fantasmatique de vos contradictions !
Qui était-elle ? 25 ans environ, des vêtements de paysanne, un accent qu’elle n’aurait pas dû afficher la situant dans un camp adverse…sans doute, une sortie pour aller chercher de l’eau ou du ravitaillement pour des bouches à nourrir qui allaient regretter son empressement à subvenir à leurs besoins. Serait-elle pleurée, honorerait-on sa mémoire au milieu des milliers et des milliers de victimes infortunées qui jonchaient les paysages bucoliques de cette verte contrée ? Peut-être avait-elle été belle et désirable ! Sans doute avait-elle rêvé d’un destin hors du commun : la paix, une famille nombreuse, un métier, des amis, quelques aventures, un quotidien que je venais de lui ôter car il ne faisait nul doute qu’elle ne survivrait pas longtemps à la pluie de coups que je venais d’abattre sur son corps gracile.
Ne nous illusionnons pas, je ne suis pas un Dieu portant la justice céleste et déterminant qui, de mes ouailles, doit subir le châtiment ultime, ce n’est pas moi qui choisis à la lumière divine des fautes de chacun l’aune de leur espérance de vie. Je ne suis qu’un bras qui s’abat sans calcul sur tout ce qui bouge, ce qui gravite à ma portée, c’est le rôle que l’on m’a attribué et je m’acquitte de ma tâche avec une grande conscience professionnelle, un souci du détail et la volonté de rendre mon hommage à la terreur comme une symphonie grandiose attestant une ode inhumaine que je compose au jour le jour. Je suis dans un camp, j’ai des chefs, des équipiers parfois, mais je reste le plus souvent un électron libre que son parcours mène sur les sentiers escarpés de l’horreur, à travers les aléas de rencontres impromptues.


Quand j’étais sniper sur la ligne de démarcation de Sarajevo, mon fusil à lunettes avait la capacité de choisir lui-même ses victimes, presque indépendamment de ma détermination à tirer sur tout ce qui bougeait. Je mirais dans la focale grossissante les silhouettes des passants qui s’aventuraient, un cabas dans les mains, longeant les murs en tentant de s’abriter. Je les suivais avec délectation jusqu’à sentir mon doigt, bien malgré moi, se concentrer sur l’éperon de métal qui me permettait de les envoyer ad patres, auprès de tant de mes autres victimes. Combien, calés au centre de ma cible, ont survécu du simple fait que mon appendice n’ait pas pressé la détente, combien sont des miraculés, des rescapés sans le savoir de ma fureur aveugle ? Je me souviens d’un petit vieux qui sortait toujours à la même heure, sa chemise rouge sale comme un appel à l’exécuter, son regard angoissé m’avait amusé et je l’ai laissé passer, une fois, deux fois…J’ai attendu huit sorties avant de mettre fin à son calvaire et de faire cesser l’épouvante qui jonchait son visage de rictus morbides. Il aurait au moins pu changer de chemise et d’itinéraire !
Je n’appréciais que modérément la fonction de tueur de l’ombre. Le sniper est si loin de sa cible, la soif de l’avant émoussée par tant de distance et par l’incapacité de sentir le choc de la balle de métal déchirant les tissus, le jaillissement du sang, le cri d’agonie qui monte en une prière fervente, oratorio inhumain dont je ne pouvais jouir.

J’ai préféré revenir au ratissage de terrain, cette traque dans l’ombre des taillis qui exalte les sens et aiguise l’appétit, cette attente enivrante d’une proie et cette accessibilité physique de la victime avec laquelle vous pouvez jouer. Un lien étrange noue le martyr et son bourreau, une relation perverse qui force le dominé à séduire son maître, à le cajoler dans l’hypothétique espérance d’amadouer sa colère et de survivre à l’épreuve. Cette étape durera le temps que vous laissiez entrevoir une porte de sortie, un échappatoire comme une lucarne aspirant la lumière. Le chat et la souris. Une souris faible car les forts sont plus entiers et souffrent moins, ils vont vers la mort avec trop d’aisance pour notre contentement. Mais une jeune fille, si belle et fragile, que vous posséderez en lui laissant espérer la vie sauve, qui s’accrochera à votre sexe comme s’il était un passeport pour l’infini et qui, bien consommée, avec ce dégoût d’elle-même que vous ressentez dans son regard éperdu, comprend que tout cela était vain, que son honneur bafoué n’aura servi qu‘à prolonger une agonie… cela, oui, vous mène à l’extase suprême, la félicité absolue, la puissance d’un dieu dans les griffes d’un humain.
Je suis une bête féroce, grandie dans l’odeur du sang et dans la décomposition d’une société sur laquelle je crache tous les jours. Je vais même vous avouer la vérité, il m’est indifférent d’être dans le camp pro-serbe de la Bosnie…j’aurais tout aussi bien pu n’être qu’un oustachi croate la croix entre les lèvres, ou un Albanais de l’UPK, aigle poussif d’un nationalisme exacerbé, ou un extrémiste musulman à la barbe longue de ses noirs desseins, il me suffisait de naître au bon moment dans la bonne région, et c’est ce que j’ai fait, je suis un bon soldat du désordre et vous ne voulez pas de l’ordre, vous vous complaisez dans l’anarchie, vous n’êtes qu’un reflet tremblant de ce que vous me poussez à devenir. Je suis votre bonne conscience car vous avez besoin de mes crimes pour justifier les vôtres, ô combien plus subtils et plus pernicieux ! Vous jouez votre partition, vous m’avez affecté la mienne et tout va pour le mieux dans le pire des mondes possible.
Qui m’a entraîné aux armes ? Qui m’a donné les moyens de mes ambitions, qui sécrète tous les jours la haine dans le cœur des hommes, qui veut vraiment orchestrer le chaos que vous avez érigé en force de vie ? Je suis l’humble dépositaire de vos turpitudes, j’en suis la formulation active, l’équation qui permet de résoudre vos aspirations par le simplisme d’un monde partagé artificiellement entre les bons et les mauvais, le bien et le mal. De quel côté suis-je ? Où êtes-vous dans cette répartition réductrice qui vous arrange tant ?

Je l’ai contemplée longuement. Un amas de chair violette, traversée des éclairs nacrés d’os qui perçaient sous le sang, des yeux vitreux encore animés d’un souffle de vie, un gargouillis à chaque pénible inspiration avec cette bulle rosâtre qui se formait au passage d’un filet d’air dans sa gorge broyée, m’ont inspiré. La vue de son sein marbré glissant hors d’une échancrure de sa robe, le téton déchiré laissant sourdre une humeur sanguine a entraîné un début d’érection. Je me suis masturbé en la fixant, ses jambes écartées en un compas désarticulé ouvrant sur sa toison maculée de scories. Je lui ai refusé tout contact, juste mon membre roide et la montée de cette sève dans ma verge, dans ces mains qui pouvaient dompter le monde et imprimer la marque de l’horreur par le simple fait de mon désir. J’ai joui, en saccades et je me suis agenouillé pour observer la dissolution de ma semence dans les flots de sang qui la maculaient.


C’est là que j’ai fait une erreur. Sans doute parce que mon corps s’était abandonné, que mes sens repus d’émotions avaient baissé la garde. Je ne l’ai pas entendu approcher, l’autre, je n’ai pas senti sa colère rentrée, cette odeur de vengeance que l’individu dégage quand sa vindicte est inextinguible.
Sa faucille des champs aux bords recourbés s’est fichée entre deux côtes et a gagné par l’inertie de la force de son poignet, la zone de mon cœur, la pointe déchirant un de mes ventricules et le sang a commencé à se répandre en moi. Perdez une autre de vos illusions : on ne meurt jamais rapidement, il faut du temps, beaucoup de douleur, énormément d’énergie pour s’éteindre et plonger dans l’agonie. Mon heure était venue, point de détail, me direz-vous, mais capital pour moi. J’aurais dû me méfier, les musulmanes ne sortent que rarement sans leur mari, une autre leçon qu’il me fallait apprendre en vitesse si je voulais survivre dans ma jungle. J’ai basculé sur le corps déjanté de la femme, mon ultime victime, et j’ai souri aux yeux noirs de mon tueur : j’avais si peur de mourir !
Au dernier moment, juste à l’aboutissement d’une existence précaire, j’ai su qu’ils seraient nombreux à se lever pour prendre ma place, que les légions de l’hiver se peupleraient de fantômes si réels que je n’avais pas vécu pour rien. Le refrain grotesque de ma vie n’était que le chapitre incomplet d’une grande litanie de pleurs.
Tout cela parce que l’horreur est éternelle.


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Les tsarines sont de retour

Publié le par Bernard Oheix

Avertissement.

Deux pour le prix d'un ! Un port-folio avec mes poupées Russes, et une nouvelle dans la foulée, La peur du vide ! Décidèment, je vous en veux beaucoup pour vous infliger ce rythme intolérable. Mais bon, vous allez pouvoir prendre le temps, je disparais dans la nature pendant quelques deux semaines. A vous d'en profiter.

Le Festival de l'Art Russe clôt la saison estivale. Une semaine de spectacles magiques, des libations juqu'à 3 heures du matin...et plus, si affinités ! La folie et la démesure slave dans toute la splendeur de ces nuits fauves peuplées de rêves évanescents. C'est la dernière manifestation de l'été, après, on ne peut qu'aspirer à la sérénité des soirs d'automne ! 

 

 

Une vraie table de vraies blondes. La nuit russe, caviar à volonté, vodka à flot et toujours le sourire ensorcelant et charmeur de mon fan club : pas besoin de cotisation pour y adhérer !

 

 

Ariadna. Une Moldave qui a du charme, redoutablement intelligente. Sa vie est un roman d'aventures. Son coeur, un bateau ivre qui danse sur les tempêtes des passions humaines.

 

 

Les babouchkas entonnent une complainte des plaines glacées. La tourmente s'apaise. Elles nous parlent d'une beauté éphémère dans la splendeur du couchant des steppes sauvages. Nathalie, mon guide !

 

 

Ariadna et Irina. La blonde et la brune. Les soeurs jumelles d'un empire déchu qui n'a pas fini de nous surprendre. Et si le nouvel impérialisme passait par les yeux des beautés slaves !!!

Pourquoi pas après tout !

 

   

 

 

Après le ballet extraordinaire de Boris Eifman, Anna Karenine, le public sur un nuage salue la prestation des artistes ! J'en profite quelque peu.

 

Boris Eifman, un grand parmi les grands, un créateur snobé par les adeptes de la "vraie" danse mais qui réussit à conquérir le public avec sa danse d'expression très visuelle, décors et costume sublimes, histoire lisible. De la vraie danse populaire dans toute la noblesse du terme. 

 

 

Dans les bras d'une des balerines les plus époustouflantes jamais vu sur scène. Une performance conjuguant la dureté de l'acier et la souplesse d'un corps longiligne totalement fascinant.

Elle nous a fait rêver et son sourire est un enchantement. Elle s'accroche à vous comme si elle vous aimait... et c'est si bon !

 

 

 

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