Un après-midi d'automne.
Si j'ai pu vous paraître un "peu" excessif dans la nouvelle La peur du vide, qui se terminait quand même sur le constat amer d'une permanence de l'horreur, les mercredis se suivent et ne se ressemblent pas forcément. Aujourd'hui, il s'agit de se laisser aller sur les pas de ces deux personnages émouvants qui cherchent ce qui nous anime tous : un zeste de bonheur dans une vie pleine d'embûches, le lot quotidien de tous ceux qui s'engagent et savent que le soleil se lève aussi à l'Est.
Voilà, avec mes voeux de douceur et de tendresse. Profitez-en, c'est gratuit aujourd'hui pour ceux et celles qui ont l'âme pure, et vous en êtes, j'en suis persuadé.
A Thérèse, si loin de la haine et de la violence
Il avait sonné et attendait devant la porte, le cœur battant la chamade et l’énorme bouquet de roses qu’il étreignait dégageait un parfum entêtant qui l’enivrait. C’était si inattendu, si beau qu’il ne pouvait le croire. Elle lui avait dit :
-Ce sera de jour, avec le soleil qui rentre par la fenêtre, je veux que tu me regardes comme je suis, je veux être réelle pour toi.
Il avait acquiescé, mais au fond de lui, l’angoisse le minait, tant de questions se bousculaient et encombraient son esprit. Il avait peur, il percevait cette passion qui les embrasait, les obligeant à se découvrir, à sortir de l’abri qu’ils avaient érigé autour d’eux, rempart si rassurant contre le monde et ses blessures. Il fallait se remettre à nu et il se demandait s’il en était encore capable, s’il saurait tout dévoiler et redevenir l’enfant qu’il avait toujours voulu rester.
Elle ouvrit la porte avec solennité et le fit pénétrer dans l’appartement. Une immense baie donnait sur le port de Rapallo et le soleil de cet été indien se déversait dans la pièce. Il lui tendit les fleurs sans un mot et elle rosit, un « merci » s’échappa de ses lèvres soulignées de carmin. Elle se dirigea vers le coin cuisine et commença à remplir un pot et à les disposer en les écartant afin de dessiner une corolle où les couleurs jetaient des notes de gaieté.
Il se dirigea vers le balcon et s’accouda à la rambarde. L’écrin du golfe nappé du bleu d’une mer translucide mettait en valeur les ruelles agrippées aux versants du cap, les maisons pimpantes semblaient suspendues dans le vide, des touffes d’arbres déployaient leurs branches, définissant des zones d’ombres où l’on discernait des silhouettes assises sur les bancs des jardins publics. La beauté de cette cité hors du temps coupait le souffle. Les bateaux ancrés dans le port se balançaient sous l’effet d’une petite houle qui venait du large et se glissait dans l’échancrure de la baie, la brise faisait chanter les haubans des voiliers et l’odeur de sel marin se mêlait aux effluves des genêts et de la végétation méditerranéenne qui embaumait l’air. Quelques cris d’enfants et des paroles surgies du néant dans un italien chantant rompaient la quiétude de ce village marin préservé des atteintes du temps.
Il comprenait pourquoi elle résidait pendant quelques mois dans ce port chaque année, c’était un coin de paradis dans lequel il avait échoué par hasard, ce hasard qui lui avait permis de croiser son chemin, qui l’autorisait à rêver et à croire à sa fortune : elle était si belle qu’il en avait mal au cœur d’évoquer son visage, les courbes de son corps, l’inflexion de sa voix légèrement rauque comme il les aimait, une voix au timbre assourdi qui lui faisait courir des frissons le long du dos. Il se tourna, elle se tenait debout, le vase dans les mains, si gauche et empruntée qu’il s’émut et que son cœur s’emballa.
Il avait choisi Rapallo sur un coup de dés, un zapping sur Internet et une proposition de tarif acceptable, une pension de famille à 80 € avec vue sur la mer et voyage organisé. L’Italie symbolisait tant de bonheur pour lui, des moments partagés avec des femmes si jeunes dans les années de plomb, et par la suite Anne-Lyse l’amoureuse de Venise, leur longue balade sur les canaux dans une gondole de cinéma, la voix puissante du Vénitien qui maniait sa perche en chantant des airs d’opéras pendant que l’embarcation s’immisçait dans le trafic des bateaux en tout genre qui sillonnaient les venelles de la cité des doges. Il se remémorait l’Etna qu’il lui avait fait découvrir une nuit d’éruption…c’était si proche et si lointain. Il se souvenait encore de son émoi quand la lave avait jailli pour se déverser sur les contreforts pentus, de la terre qui tremblait, du soufre qui montait en volutes des cicatrices béantes du sol, de cette ferveur qui les avait gagnés et de leur disparition du refuge des philosophes. Ils s’étaient isolés et avaient fait l’amour sauvagement le nez dans les étoiles, dans la frénésie et le fracas d’un monde qui se révoltait et les entraînait dans une farandole exaltée. C’était si bon de croire et d’aimer à la folie.
Il n’avait jamais mis les pieds à Rapallo, il se rappelait vaguement d’un traité signé dans la ville, des cours d’histoire évanouis dans une mémoire surchargée, du charme supposé de cette station balnéaire. La veille, après avoir défait ses valises, il était descendu sur le vieux port pour contempler les bateaux. Il était si seul et, plus grave, persuadé que sa vie avait été irrémédiablement rompue par le décès d’Anne-Lyse, juste des morceaux épars que rien ne pouvait assembler, un puzzle de sentiments plongés dans les racines du temps, l’avenir si sombre de voir sa source tarie. Anne-Lyse l’aimée, celle qui avait su lui donner la force de vie, celle sur laquelle il s’appuyait pour exister et le comblait aussi sûrement qu’une moitié indispensable à l’équilibre. Comment marcher sur une jambe, saisir l’instant avec un seul bras, dévorer le présent ? Pour qui ? Depuis deux longues années, il portait ce deuil comme un fardeau, inconsolable.
Tout à ses pensées, il s’était installé sur la terrasse du Bar de la Marine, avait commandé un campari en regardant le spectacle de la foule qui déambulait. A sa droite, dans son champ de vision, une femme sirotait une boisson en contemplant le spectacle animé de la rue. Elle semblait si unique, hors de toute réalité, qu’il en fut troublé, âme sœur en solitude. Elle tourna la tête en sentant peser son regard et esquissa un sourire. Il eut un choc. Ses yeux bleus brillaient, un regard qui portait loin, traversant l’espace et ses lèvres découvraient des dents parfaites. Elle lui rappelait un parfum légèrement suranné, une douceur de madeleine, il eut envie de la connaître. Il osa se lever et lui demanda poliment, emprunté, si elle acceptait de partager sa table et de boire un verre avec lui. C’était comme si elle l’attendait depuis toujours, elle vint s’installer auprès de lui et se présenta avec solennité.
-Bonjour, je m’appelle Yvonne, et vous ?
-Norbert, excusez-moi, je n’ai pas l’habitude d’aborder aussi cavalièrement une personne respectable mais je ne connais personne ici. Je suis heureux que vous partagiez ma table pour un verre de l’amitié.
Il n’y a pas eu de gêne entre eux, pas de round d’observation, quand deux adversaires se jaugent et mesurent leur territoire, bien au contraire. Pourquoi à certains moments de la vie, les évènements décident-ils pour vous, comment expliquer cette étrange alchimie de deux êtres qui se reconnaissent avant même de se découvrir ? C’était ainsi, magique, sans affectation, la parole libérée après tant de silences, deux esprits fusionnant, agrippés l’un à l’autre et qui se donnent sans réserve.
Chacun avait son histoire à narrer, deux vies si dissemblables, deux parcours pour se croiser un soir d’octobre sur un quai de Rapallo, des destinées banales, composées de vies et de morts, de voyages, d’amours, un travail, des anecdotes exhumées, des rêves avortés, tout ce qui rend si banal l’existence pour en faire une trajectoire unique, tout ce qui symbolise l’individu et le rend universel. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas partagé que cela lui semblait irréel, magique. Il était sous le charme de cette femme qui se tenait si droite sur sa chaise, son port altier, sa chevelure soigneusement disposée autour de son visage fin, ses habits de qualité, un corsage turquoise sur une jupe violette, des couleurs gaies comme ce qu’elle lui offrait en un présent capiteux.
Ils mangèrent une salade de fruits de mer, ils avaient choisi ensemble le même plat et dégustèrent un chianti aux saveurs rudes et âpres, une douce ivresse allumant des étincelles dans leurs yeux. Au dessert, il se saisit de sa main et en caressa le revers, suivant les veinules qui striaient la peau. Il adorait cette fermeté, ce tissu si chaud qui l’embrasait. Elle se laissa faire en l’observant, pensive et lui déclara que cette situation l’étonnait, qu’elle se surprenait elle-même et qu’il fallait lui laisser un peu de temps. Cela tombait bien, il n’avait pas envie de se presser. Après le « gelati à l’amarena », il la raccompagna jusque chez elle et l’embrassa sur les lèvres. Elle sentait si bon. Quand il glissa sa langue dans sa bouche, elle l’accompagna en mêlant sa salive à la sienne. Il sentit une vigueur s’emparer de son sexe et elle perçut la bosse de son pantalon. Elle s’appuya langoureusement en laissant échapper un soupir de contentement et son corps se lova contre le sien, épousant ses courbes, s’arrimant à ses hanches, pesant contre son membre raide.
Quand elle se détacha de lui pour le contempler, son souffle court lui caressa le cou.
-Je ne veux pas ce soir. Laisse-moi rêver encore de toi. Viens demain si tu le souhaite. Je t’attendrai à trois heures. La première fois que nous ferons l’amour ce sera de jour, avec le soleil qui rentre par la fenêtre, je veux que tu me regardes comme je suis, je veux être réelle pour toi. Sauras-tu attendre, peux-tu me comprendre ? Il y avait de l’appréhension dans sa voix, une crainte qu’il percevait et l’émouvait.
-Je serai toujours là pour toi, ne t’inquiète pas, ma patience n’aura pas de limites parce que je t’ai au fond de moi. A demain.
Il s’était évanoui dans l’ombre et son cœur battait la chamade, mélodie désaccordée du bonheur, langueur étrange dont les syllabes de son nom qu’il scandait en chantonnant résonnaient en promesse de félicité. Il avait la vie devant lui.
Ils savaient tous deux que l’inéluctable devait survenir. C’était si soudain, si étrange d’imaginer qu’ils allaient recomposer la fresque de l’amour, mêler leurs corps dans une étreinte, mélanger leur suc et monter au ciel. Ils étaient angoissés et cela se sentait à l’ébauche des gestes, aux hésitations des regards, à l’indécision qui marquait la fuite dans laquelle ils s’engageaient.
-Tu es si belle, j’ai pensé à toi toute la nuit, je t’ai lovée contre mon cœur et je me suis endormi en chantant ton corps.
-J’ai si peur.
-Je le sais et moi aussi, mais c’est ainsi, nous devions nous rencontrer, c’était écrit.
-Mais je ne te connais pas, tu es un inconnu, hier encore je ne savais même pas que tu existais. Est-il possible de s’aimer sans se connaître ?
-Je t’offre si peu que cela doit avoir un sens. Il me reste juste le temps de t’aimer. Nos solitudes sont faites pour s’accorder. Donne-moi ta confiance, je ne te trahirai pas, tu le sais parce que parfois les mots sont inutiles. J’ai tant besoin de toi.
Il a osé s’approcher et leurs corps entrèrent en résonance, des liens apparents se tissèrent qui allaient de l’un à l’autre en un flux mystérieux, irriguant leur désir, enflammant leurs sens. Sa main s’est posée sur son épaule et elle manqua défaillir sous la violence du choc. Un gémissement s’échappa bien malgré elle. Il vint cueillir ses lèvres, chastement d’abord, il goûta la senteur de prune de sa bouche, il gardait les yeux ouverts pour ne rien perdre de chaque instant, de chaque mouvement, le soleil les nimbant d’un halo surnaturel, les isolant dans une bulle de tendresse. Son corps vibrait sous l’intensité des émotions qu’elle ressentait. Elle percevait le cheminement des humeurs dans son intimité, ces signes avant-coureurs qu’elle se mettait en phase avec le désir de l’homme. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus fait l’amour qu’elle retrouvait instinctivement les hésitations et les peurs d’une jeune fille qui avait connu ces émois, à l’aube de sa vie.
Il tremblait. Sa dernière expérience sexuelle remontait à quelques mois, dans les bras froids et méthodiques d’une prostituée ghanéenne. Elle était petite et noire comme le charbon. Il avait toujours fantasmé sur la peau et l’odeur des africaines et n’avait jamais eu l’occasion de croiser une de ces perles qui hantaient ses nuits de fureur. Elle avait respecté le marché et donné son corps pour 100 €. Il en avait ressenti un plaisir fruste lié à un dégoût de soi-même. Il n’aimait pas l’amour marchand, l’idée même de monnayer le sexe le rebutait quelque peu, salissait ce qui avait toujours représenté pour lui, un moment de grâce et d’absolue perfection. Faire l’amour ne pouvait s’inscrire dans une relation commerciale mais dans un échange total, il était d’une école ancienne où la valeur de l’être ne se mesurait pas à l’aune d’un métal. Il avait malgré tout pris son plaisir rapidement dans une chambre d’hôtel borgne et s’était juré de ne plus recommencer. Depuis, il était persuadé que sa vie sexuelle était morte, définitivement close. Il se trompait, elle était là pour lui rappeler que la vie est magique et l’amour imprévisible.
Il dégrafa son chemisier, bouton après bouton, la peau mordorée, bronzée par le soleil était si douce sous ses doigts. Elle avait un soutien-gorge rouge frangé de dentelles et quand il fit sauter adroitement l’attache de la bretelle, en un geste de pudeur spontanée, elle croisa ses avant-bras sur sa poitrine. Il lui prit les mains et les écarta. Elle eut une tentative de résistance puis s’abandonna. Il la contemplait et son âme bondissait, son sang charriait une tempête de volupté. Il tira sur le zip de sa jupe qui s’écroula en corolle à ses pieds. Elle émergeait comme une déesse surgit de l’onde, son bas-ventre couvert d’un voile qu’il déroula pour la faire apparaître dans cette nudité si crue, si belle, si impitoyable pour leur passion naissante.
Elle ouvrit les yeux et scruta son visage, guettant un signe, craignant sa réaction mais dans son regard elle ne trouva que tendresse, communion, fol espoir d’un présent annonciateur d’une osmose totale. Alors, elle osa. Elle lui retira sa chemise, attaqua la ceinture de son pantalon malhabilement et libéra son sexe. Il n’avait pas besoin de craindre l’impuissance. Il bandait comme un dieu, son sceptre qu’elle caressa de l’ongle vibrait, le tissu chaud irrigué par le sang de la passion. Elle se saisit de ses bourses et les fit rouler doucement dans sa paume, un soupir s’exhala de sa gorge contractée.
Ils étaient nus tous les deux, seuls dans cette chambre isolée du monde et rien ne pouvait entraver l’attirance et le bonheur de cette rencontre fortuite. Ils avaient dépassé le stade de la pudeur et des faux-semblants, et quand il la coucha sur le lit et qu’elle écarta les jambes naturellement pour l’accueillir en elle, ils réinventèrent les gestes si simples de l’amour. Un homme et une femme, leurs sexes imbriqués, fusionnant en un accord parfait. L’orgasme de la femme vint rapidement, une réaction violente du corps de l’aimée, tétanisée par cette vague qui la surprenait. Il continua adroitement à glisser en elle et elle l’accompagna vers son plaisir, attentive à ses réactions, guettant les prémices du ravissement masculin. Elle se sentait si bien dans ses bras, avec ce membre qui comblait un vide et la remplissait d’espoir. Elle pressentit les pulsions montantes dans la verge de son amant et quand son sperme libéré vint la fouetter dans son intimité, elle eut un second orgasme et repartit sur les cimes de l’extase dans une tornade d’émotions qui la fit chavirer.
Leurs souffles s’accordèrent, leurs regards s’accrochèrent avec tant d’affection et ils reposèrent en paix pour un instant d’éternité.
Il avait 78 ans et elle était beaucoup plus jeune que lui, presque une gamine, une jeunette, lui avait-il dit en plaisantant, avec ses 71 ans seulement. Ils s’étaient croisés dans cette ville de rencontre dans la clarté d’un mois d’octobre et venaient de recomposer un alphabet de l’amour. Ils se prouvaient si besoin était que l’espoir n’a pas de frontières et que la solitude n’est pas une fatalité.
Que dire de plus de leur vie qui n’ait déjà été dit ? Quel avenir pour ce couple issu du néant et si proche de la fin ? Ils s’en moquaient éperdument car dans leur rencontre, il y avait l’immortalité et un monde de tendresse que rien ne pourrait effacer, un présent si riche qu’il obérait le futur. Ils allaient cheminer le temps qui leur restait imparti, mais ils savaient désormais qu’ils ne seraient plus seuls et que le fardeau des années passées serait partagé, une épaule pour s’appuyer, une main tendue pour secourir, le silence du vide brisé définitivement.
Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre et voguèrent dans un monde de confiance où la douleur s’estompait. Ils avaient encore tant de choses à accomplir et tant de mots à se dire !
Tout cela parce que l’amour est éternel.