La femme qui écoute
Parfois, l'émotion est un bien étrange vecteur vers une jungle inconnue où l'on se révèle dans sa crudité... c'est peut-être la leçon qu'il faut retenir de ce retour vers l'infini de son passé. Et puis, derrière les mots, imaginez cette femme qui écoute, pensez seulement à ce qui se passe dans sa tête !
Mais on ne peut se mettre à la place des autres, tout au plus tenter de les comprendre, et même cela, c'est sans aucun doute trop demander !
La recherche avait été ardue. Plus de 30 ans déjà. Elle était assise sage et intimidée, le dos bien droit sur la banquette rouge. Je percevais sous ses airs détachés la tension qui l’habitait. Je la connaissais trop pour ne pas imaginer son cœur battant, la sueur sous sa paume qui étreignait un verre de menthe à l’eau, ses yeux qui évitaient de plonger dans les miens. Il suffisait que je tourne la tête pour sentir son regard détailler mon profil et scruter les atteintes de l’âge. 30 ans déjà ! Avais-je changé ? Je connaissais les rides qui cernent mes yeux, les tâches sur l’épiderme qui naissent au fil du temps, je percevais le poids qui oppresse chaque organe d’avoir vécu des heures de trop, à rêver inutilement. On ne discernait rien encore de ce qui se tramait en moi. Il y avait tout cela. Il y avait aussi cette interrogation, pourquoi ce coup de fil, pourquoi 30 ans après chercher à la revoir ? Dans quel but ?
Je surgissais d’un néant où je m’étais enlisé et je tirais la chaise devant elle pour m’asseoir comme si nous nous étions séparés pour un long week-end avant ces retrouvailles. J’hésitai au moment de poser mes fesses. En équilibre, j’ai gauchement avancé mes lèvres et posé un baiser sur sa joue. Etait-il possible d’être devenus des inconnus après ce que nous avions partagé ? J’ai perçu son souffle, fleuré son haleine, elle me parlait encore de ses mots d’amour que l’on échange dans la nuit, quand tout s’arrête et qu’il ne reste que le silence des amants, l’étreinte des émotions. Elle m’avait confié des secrets cette bouche, elle avait embrassé mes lèvres et glissé sa langue en cherchant un impossible avenir. Elle était univers, destinée, centre du monde et nous ne savions pas alors que le futur n’existait pas pour nous.
Elle s’appelait Inès, fille de réfugiés espagnols, l’aura de la révolution dans ses yeux à la pupille si noire quelle me faisait penser à un puit sans fin où l’on pouvait se perdre. Je m’y suis perdu. Elle avait la beauté de la jeunesse, j’étais moi-même si jeune alors et je ne savais pas grand-chose de la vie des autres, même de la mienne d’ailleurs. Nous nous étions rencontrés sur une plage du Trayas dans le Var. Elle sortait de la mer, ruisselante d’une eau qui gouttait et suivait les courbes de son corps. Je pensais que les rêves étaient faits pour fuir la réalité et nous enfermer dans nos peurs. Avec elle, j’ai osé. Je l’ai rejointe sous la douche, nous avons ôté sans pudeurs nos maillots et je lui ai fait l’amour. Je me sentais si sûr de moi que je l’ai ouverte à mon horizon. Elle m’a accueilli comme la chose la plus naturelle du monde et nous avons joui de cette jouissance qui fusionne à jamais deux inconnus, qui laisse pour l’éternité une trace dans les corps, une mémoire dans les émotions. Nous étions faits pour nous aimer, rien ne pouvait entraver cet appel de la nuit des temps.
-Je suis heureux de ta présence. Tu dois te demander comment je t’ai retrouvée. C’est simple, depuis des années je voulais te revoir, j’ai cherché sur Internet, il n’y a pas tant de Inès Ramirez qui habitent dans la région parisienne. Une grosse poignée, il m’a suffit de passer des coups de fil en posant quelques questions, c’est ainsi que je suis tombé sur toi. Tu n’as pas changé ton nom de jeune fille et j’ai eu de la chance que ce ne soit pas ton mari qui décroche ce jour-là. Aujourd’hui, tu es en face de moi. Cela fait 33 ans, 4 mois et 19 jours que j’attends ce moment. Je te fais grâce des heures. Tu dois aussi te demander pourquoi je t’ai donné ce rendez-vous, quelle raison me pousse à t’inviter à boire un pot dans ce café précisément, après tant d’années pendant lesquelles j’ai disparu de ta vie. Je vais te le dire, mais avant, laisse-moi te regarder. Tu es si belle, je ne t’ai pas rêvée, tu es bien là. Merci.
Je suis venu te dire certaines vérités que j’ai oubliées de te confier quand il aurait fallu l’oser. Je sais que c’est trop tard mais elles n’ont pas de frontières, elles ignorent le temps qui passe, les aléas du quotidien et les rythmes de nos existences désordonnées. Nous sommes des galets roulés par la mer, je me devais de revenir vers toi pour t’offrir un dernier cadeau, celui que je n’ai pas su te confier au moment opportun.
Nous nous étions promis de ne pas nous perdre, de garder ce trésor que nous avions partagé, intact, que les siècles à venir ne pourraient effacer ce désir partagé, j’étais naïf. La vie n’est pas cette partition parfaite que nous imaginons écrire, elle nous échappe en permanence, ne laisse que des vides béants derrière nous, un sillage comme un corolle funéraire de toutes nos lâchetés, de nos errements.
Pour elle, j’avais tout quitté, enfin le peu que je possédais. J’étais si romantique. Quitter ma région, ma famille, adopter la capitale en empruntant les pas de l’aimée m’apparaissaient du plus grand héroïsme. Ma licence d’histoire en poche, la rentrée si loin, la fièvre si près, ce bouillonnement qui m’embrasait et me poussait à envahir son existence, son désir si proche du mien qu’il se confondait dans nos élans. Ces bras m’enserraient et m’attiraient toujours plus profondément en elle. Nous avions la passion des amants, cette innocence si blessante qu’il faut solder un jour en blessures et en larmes.
Elle était secrétaire de direction dans une entreprise de quincaillerie, percevait un salaire conséquent et dès notre arrivée sur Paris, emménagea dans un petit studio du 13ème arrondissement qui devait consacrer notre amour. Elle se donna à moi avec cette profondeur que seules les femmes savent offrir, cette capacité de s’oublier pour celui qu’elles adoptent et aiment sans détours. Je sais que tu m’as offert la pureté de ton âme, la sincérité de ton amour, le don de ta personne sans aucune réserve. J’ai cru que je te rendais la pareille et que dans mes mots passionnés, tu trouvais ton comptant, que je soldais notre addition en plongeant mes yeux dans ton regard, j’étais bien loin de la vérité.
-Te souviens-tu de ces pas que j’avais collés au plafond, ces autocollants rouges qui traçaient une voie impensable dans le salon où nous dormions. Ils dessinaient un chemin de traverse que nous ne pouvions emprunter que les yeux perdus dans les cieux. Je posais ma main sur ton sein, la pénombre régnait et les gommes phosphorescentes nous guidaient vers une terre qui n’appartenait qu’à nous, un refuge dont nous étions les seuls occupants dans un monde d’étoiles. Je n’ai pas su conserver mes illusions, je niais la peur qui m’étreignait en te serrant dans mes bras. Je n’ai pas menti, juste refusé de voir la réalité. Une fuite en avant, toujours plus vite, toujours plus incapable de démêler l’écheveau de fils qui m’étouffait petit à petit. J’ai persisté, et surenchéri en reculant encore les frontières de mes doutes, les liant désespérément à tes espoirs. Nous ne pouvions nous contenter de notre existence, il fallait désormais inventer notre vie, une autre vie.
Nous avons vécu le quotidien des amants hors du temps. J’ai trouvé un travail dans un magasin qui vendait des téléviseurs et des disques. Je m’occupais de réassortir les rayons, recevant des clients pressés, tous investis d’une frénésie de consommation dans cette fin des années soixante qui nous avait placé au centre du monde. Nous étions l’avenir, nous avions tant à faire. Pour la première fois de ma vie j’étais libre, j’avais de l’argent, une femme si belle qui m’attendait et Paris s’offrait à nous. Chaque soir, nous écumions les cinémas, les salles de concerts, les théâtres. L’histoire du soldat avec Jean Babilée, Johnny Hallyday, Hair, les séances du studio de la Huchette, la nuit des morts vivants de G-A Roméro, à minuit dans une messe horrifique où le public se déchaînait et où nous feignions l’angoisse pour mieux nous enlacer.
Et entre ces sorties et le réveil du matin, l’amour sous toutes ses formes que tu m’as appris en déclinant les positions du Kama-Sutra du petit livre rouge dérobé chez Maspero, cette fusion totale de deux sexes qui vont vers le plaisir avec une intensité gommant le temps et l’espace. Nous en avons vécu des morts blanches à percevoir la terre s’ouvrir sous nos pieds, à fondre dans les soubresauts de nos désirs assouvis.
-Je n’ai pas su t’aimer et je m’en excuse. Que c’est-il passé exactement ? Je connais désormais le prix de tes larmes, elles me hantent depuis tant d’années et n’ont rien perdu de leur goût salé. Elles sont mon remord et je te les restitue en présent, en gage de tout l’amour que tu m’as offert et que je n’ai pas su te rendre. Tu espérais une vie nouvelle et j’étais celui qui devait t’emporter et t’ouvrir au monde. Je me souviens de cette fuite en revenant de l’Angleterre, au moment précis où nous devions nous affranchir de nos liens et tout quitter. Je te faisais miroiter un monde d’aventures, des escales exotiques, l’Amérique du Sud, notre première étape, le sac au dos et l’espoir au cœur. Je t’aimais sincèrement, tu as pu en douter, j’en conviens, mais si je t’affirme aujourd’hui que j’ai souffert de ma peur du vide, cela te consolera-t-il pour autant ?
J’étais sur le quai de la gare, nous revenions de Bournemouth où nous logions dans un bungalow au bord de la mer. J’avais encore le goût du sel de ta peau, l’odeur de notre dernière étreinte, l’image de ta nudité si pleine au matin de notre ultime lever. Tu ne savais pas encore que j’allais disparaître plus de trente ans de ta vie. Comme dans les films, nous nous sommes enlacés, je t’ai serrée dans mes bras, j’ai comprimé ta poitrine contre la mienne pour conjurer tes larmes, je ne voulais pas te voir pleurer. J’avais déjà obscurément mauvaise conscience même si je ne m’étais pas encore décidé à ne plus revenir. Une ombre rodait, cela je le savais. Ou bien, je n’osais formuler ce que mon cœur avait déjà décidé, niant ce retour incongru que d’obscures raisons me faisaient provoquer. Il s’agissait de mettre de l’ordre, de préparer notre voyage vers l’impossible ailleurs, de régulariser mon statut d’étudiant, d’embrasser mes parents dont je ne te parlais jamais, toi qui m’avais caché aux tiens.
Jusqu’à quel point t’ai-je trompée ? Tu avais une capacité de don d’amour, j’avais celle de puiser dans ces réserves qui me semblaient inépuisables. Nous étions faits pour ne pas nous comprendre, pour fuir la réalité en un chemin inverse, deux opposés se neutralisant par aveuglement. Celui de l’amour inextricablement confondu avec la peur du vide, celui du transport exalté avec la crainte d’un futur incertain. La violence des sentiments par l’angoisse, un couple bancal uni par une passion fragile. Nous ne pouvions perdurer, même durer, juste être au bord d’un précipice, le vertige en écho. Cela ne fait pas une vie, un passage tout au plus entre l’âge du possible et celui des certitudes.
Dans le train de nuit, le roulement des boggies rythmait une langueur étouffante. On peut se persuader de nos erreurs et s’entêter devant l’inéluctable. C’est ce que j’ai fait. Je me suis enfoncé dans la nuit sans retour et tu t’es accrochée à l’espoir jusqu’à ce qu’il meure en te laissant si seule devant les décombres d’une passion trop grande. Moi, j’étais ailleurs, toujours aussi perdu, toujours avec cette faculté de nier la réalité pour me pardonner mes faiblesses.
Je ne savais pas ce que tu étais devenue. Celui que j’avais chassé de ta vie avait-il recollé les morceaux de ton cœur en t’offrant un abri pour les longues nuits d’hiver ? Pensais-tu parfois au coin d’une rue, sur le quai du métro Glacière, dans le hall d’un cinéma qui avait accueilli notre amour, à cet homme qui t’avait dérobé une partie de tes rêves ? Comment bâtir sur du sable ? Comment arrêter la fuite des jours ?
J’ai laissé le temps prendre sa mesure, refait ma vie, gagnant suffisamment d’argent pour voyager le plus loin possible, découvrir cet ailleurs que je t’avais entrouvert mais dont j’avais refermé la porte sur tes illusions. J’ai vieilli. A bientôt soixante ans, je ne dirai pas ce qui ronge mon cœur, ni la bête qui s’est installée dans mes entrailles. Il est trop tard pour la pitié, j’en ai eu si peu à t’offrir.
-Je suis venu te demander pardon pour les fautes commises. Pour le temps passé et pour t’avoir dérobé l’espoir. On peut vivre sans lui, j’ai appris cela au fil du temps. Qu’aurions-nous créé ensemble ? Nul ne peut répondre à cette interrogation. C’est ainsi, j’ai fait mes choix, j’ai parcouru mon chemin sans t’avoir à mes côtés, je ne sais toujours pas qui a été le plus meurtri de cette absence, toi qui m’aimait ou moi qui n’est pas su t’aimer. Je ne cherche rien, on ne peut rattraper le temps perdu. Je ne regrette que le prix de ta souffrance mais ce serait présomptueux d’imaginer que ta vie dépendait de la mienne. Je suis responsable et coupable. Qu’est-ce que cela change ? Tu as enterré tes rêves, j’ai enseveli mes doutes et la vie a continué. J’espère que ton bonheur a gommé mes cicatrices. Je voulais juste te remercier de m’avoir aimé et te dire au revoir, adieu.
Je me suis levé. Je la dominais de ma tête et j’ai discerné une pellicule humide dans ses yeux si profonds. J’ai posé ma main sur son épaule, l’empêchant de bouger. J’ai serré mes doigts en un contact impossible et j’ai tourné la tête avant de tourner les talons. Je commençais à mettre de l’ordre dans mon passé, il était temps.
Dans l’avion qui glissait entre les nuages cotonneux laissant apercevoir les crêtes découpées des Alpes et les traînées de neige qui s’accrochaient, j’ai posé ma tête sur l’accoudoir et j’ai fermé les yeux. Je me suis assoupi, entre songe et réalité, le cœur battant. Je n’ai pas pu résister. J’ai extirpé de mon sac le calepin noir à la couverture de cuir. Je l’ai ouvert au signet rouge qui dépassait.
Il y avait une liste de vingt noms de femmes. Inès était la 8ème. Je l’ai soulignée d’un gros trait rouge et suis allé directement à sa fiche. J’ai inscrit le jour et l’heure de notre rendez-vous, une description de son physique, 30 ans après. Puis, j’ai noté de lui envoyer un mail le 27 avril, une lettre le 18 mai et j’ai coché la 2ème semaine de juin pour un week-end à Deauville. Elle accepterait, j’en étais persuadé. Il suffisait de faire durer le plaisir des retrouvailles et l’attente est un moteur délicieux pour ceux qui ont des certitudes. J’avais aussi pas mal de rendez-vous déjà calés et d’autres noms à contacter. La vie était vraiment belle, elle m’avait si bien écouté et ses larmes faisaient resplendir la lumière du jour. Elle aussi, je l’avais vraiment aimée.
A Carmen R...dans un univers parrallèlle !