Une nouvelle étrange, née de vieux souvenirs, mélange d'héroïsme et de ces riens qui remplissent une vie. Une nouvelle sur le vide qui remplit tant d'hommes. A vous de lire et
peut-être de comprendre le prix à payer quand l'on court derrière des rêves de gloire !
A seize ans, on se veut homme, la moustache ourle les lèvres, les nuits sont peuplées de rêves de femmes et l’avenir vous appartient. A seize ans, l’enfant qui est en vous se met en sommeil, se
tapit dans les profondeurs, se dissimule derrière la voix qui mue, vous le repoussez de toutes vos forces mais il n’est jamais très loin, juste à fleur de vos certitudes, si près de cette pulsion
qui vous pousse à grandir et à regarder le monde de haut.
Georges allait sur ses seize ans et l’univers lui appartenait même s’il ne le connaissait pas. Son horizon s’était subitement bouché quand sa mère mourut d’enfanter un frère qu’il ne désirait
pas. Il avait six ans et son père mit un an à mourir de chagrin. On pense que l’on ne peut s’éteindre de voir sa flamme se moucher. Pourtant il le fit. Il se laissa quelques mois de sursis pour
se complaire dans son malheur et rien ne put le décider à vaincre la fin prématurée de son épouse. Veuf inconsolable, les vertus cicatrisantes du temps qui passe ne jouèrent point pour ce père
amoureux fou d’une ombre qui s’était évanouie dans la nuit et il la rejoignit dans un paradis d’amants éplorés. Au passage, il abandonna à leur triste sort ses deux bambins et si le cadet était
trop petit pour se rendre compte de l’engrenage dans lequel sa naissance avait poussé ses parents, Georges, lui, se rappelait encore les douces caresses de sa mère, la moustache du père quand il
venait l’embrasser le soir. Il ressentait encore le poids des bras de son père l’initiant au vélo et conservait pieusement la photo saisie par un journaliste de « la Vendée » où on le
voyait, sous le titre du plus jeune cycliste de l’Hexagone, en prélude à une étape du Tour de France, effectuer un périple sur la piste cendrée de La Roche-sur-Yon. C’était en 1935, il avait six
ans, le bruit des cannes résonnait sur les pavés et les travailleurs allaient bientôt élire un gouvernement de Front Populaire qui lui offrirait les congés payés.
A la mort de ses parents, la famille se réunit pour sceller le sort des enfants maudits par la disparition de leurs géniteurs. Le petit dernier, cause indirecte de tous ces malheurs, trouva asile
auprès d’une famille éloignée de Brest qui ne pouvait avoir d’enfants. Ils l’élevèrent avec amour et lui offrirent la possibilité de faire des études et d’intégrer l’école des cheminots. Il
devint conducteur de trains et communiste, fonda une famille et lutta pour la libération des peuples et l’idéal que Staline incarnait d’une société plus juste et harmonieuse. Georges lui en
voulut toute sa vie et ne lui pardonna jamais. Il n’avait pas eu cette chance. Deux tantes se chargèrent de cet enfant rétif et difficile et se partagèrent la lourde charge de l’élever. Il fut
trimbalé de l’une à l’autre et, sans amour, dut se débrouiller pour trouver une place dans un monde de tourmente que les bottes nazies vinrent rapidement arpenter.
A douze ans, il fut placé comme mitron chez un boulanger et travaillait 18 heures par jour, dormant sur un grabat jeté à même le sol derrière le fournil, son horizon borné par les coups que le
maître faisait pleuvoir sur le dos de l’apprenti pour lui inculquer les rudiments du métier. Le réveil à 3 heures du matin se faisait par une talonnade sur la forme allongée qui gisait sur sa
couche les yeux embrumés. Il s’acharnait alors à pétrir, enfourner et démouler les miches de pain croustillantes, ronde incessante qui l’occupait jusqu’à l’heure du déjeuner.
A la table du patron et de la patronne, sa gamelle était remplie de bouillie, reste de soupe, pain dur non vendu pendant que ceux-ci se coupaient des tranches de jambon, dégustaient leur
bifteck, et il se souvint toute sa courte vie de l’odeur qui montait de leurs assiettes et du brouet qu’on lui servait. Il n’était pas martyrisé, seulement un apprenti orphelin que leur
complaisance à lui apprendre le noble métier de la boulange autorisait à diriger d’une main de fer.
L’après-midi, il nettoyait les fours, faisait les livraisons, déchargeait les camions de farine, préparait les ingrédients pour la fournée du lendemain, et quand le soir tombait, les heures
écoulées pesaient sur ses épaules pleines de vie d’un gamin de seize ans. Il s’endormait vite après la soupe du soir, vite et sans rêves pour des nuits trop courtes. Il n’avait pas d’horizon, pas
de passé, seulement un présent dans ce lieu sans avenir, une mécanique fluide de jours interminables qui s’enchaînaient attaché à ce fournil rougeoyant.
Georges avait grandi dans le bruit des chars allemands de la colonne qui avait défilé sur l’avenue, un après-midi de cet hiver 1940 et il se souvenait des casques étranges qui couvraient les
oreilles des envahisseurs, de l’effroi qui avait saisi la population, des regards furtifs jetés par les passants devant la nouvelle Kommandantur bariolée de lettres gothiques. Il avait moins de
dix ans à leur arrivée, son adolescence de labeur ne l’avait pas empêché de constater que la vie s’était organisée autour de leur présence. Oh ! Il faut bien avouer qu’ils n’étaient pas
toujours impressionnants ces « schleus » qui campaient dans sa ville, les garnisons dépêchées dans ce chef-lieu de province par le haut commandement étant composées du rebut de l’armée
du grand Reich, blessés du front russe en convalescence, jeunes incorporés trop tôt, vieux de la grande guerre réquisitionnés pour compléter les effectifs… on était loin des bêtes sanglantes
assoiffées de sang qui décimaient les zones de combats.
Dans cette région de France si conformiste, on s’habitua facilement à des forces si discrètes d’oppression. Les affaires marchaient bien, métaux, produits de la ferme, tissus étaient achetés par
les Allemands et leurs commissionnaires. Il y avait si peu de juifs que même les rares miliciens se sentaient désœuvrés, la résistance brillant par sa discrétion. Les années s’écoulèrent au
rythme du fracas lointain des champs de combats de l’Afrique, du front de l’Est. Pourtant la tenaille se refermait sur les armées d’Hitler, et plus leur pouvoir semblait chancelant, plus des
opposants de l’ombre s’inventaient des vertus d’un combat mystérieux, celui d’une résistance que le temps n’aurait entamée.
On s’attribuait des actes héroïques, on tramait dans le silence de la nuit des plans machiavéliques destinés à chasser l’occupant soudainement honni, des armes surgissaient dans les mains
malhabiles de ceux que l’imminence de l’arrivée des Américains faisaient sortir de leur léthargie. En ce mois de juin 1944, l’ébullition portée à son incandescence entraînait à la passion ceux-là
même qui avaient si bien composé avec la présence d’hommes verts de plus en plus discrets, se terrant dans leur cantonnement, effectuant quelques patrouilles sous l’œil désormais furibard de ces
résistants d’opérette.
Le boulanger tentait de se racheter une bonne conduite après s’être engraissé en vendant force pains et viennoiseries aux Allemands, son Gaullisme fervent étant étalé à longueur de journée devant
les clients qui opinaient, eux-mêmes à la recherche d’une virginité tardive. Ce n’était que bruits et fureurs devant cette présence devenue intolérable maintenant que les canons de la libération
prochaine résonnaient à l’horizon. Devant l’apprenti Georges, quantité si négligeable qu’il n’avait pas d’existence réelle, pendant ces mornes repas où le visage soumis de son épouse lui
renvoyait l’image de sa veulerie, il s’épanchait sur cette période trouble qui s’annonçait, l’arrivée imminente des communistes et des étrangers, angoissé devant cette perte d’une stabilité que
les Allemands avaient si bien incarnée.
Georges bouillait intérieurement, tout son être aspirait à une déflagration rédemptrice, un bouleversement qui seul lui permettrait de s’évader de cette prison dans laquelle ses forces de vie
s’étiolaient. Il pressentait que cette période de la libération lui ouvrirait des horizons nouveaux, élargirait son espace en lui offrant un champ d’expérimentation inégalé. Il contacta les chefs
avérés de la nouvelle résistance et offrit ses services. On était le 6 juin 1944 et le Chanel bruissait de tant de rumeurs qu’il ne pouvait plus rester en marge du combat qui s’annonçait.
Après forces tergiversations, le comité de résistance de La Roche-sur-Yon intégra le jeune Georges dont la servilité et l’incroyable désir de bien faire flattaient l’ego des valeureux guerriers
du crépuscule. On lui fournit un vieux Lebel qui avait fait 14-18 et il se retrouva sur une barricade érigée à la hâte, dans un chemin de traverse du bocage vendéen que personne ne fréquentait, à
effectuer sa première garde, un 8 juin qui voyait les armées alliées débarquer sur des langues de sable bien vite rougies du sang fluide des combattants.
Georges ouvrait grands ses yeux pour scruter la nuit, écoutant les bruits de la campagne. Il ne savait pas qu’il n’y avait aucun danger, la garnison allemande terrée dans son bunker attendait le
feu vert pour évacuer vers le Bassin Parisien pendant que les troupes aguerries de Rommel s’acharnaient à défendre la Normandie et à affronter les alliés pied à pied. Le sort de la guerre se
déterminait dans ce petit coin verdoyant de la France où deux armées entraînées se livraient un assaut titanesque pendant qu’une poignée de résistants s’inventaient en marge une geste héroïque
dans la quiétude d’une soirée de printemps que rien ne pouvait troubler.
C’était sans compter la nervosité d’une troupe d’opérette et d’un gamin trop vite grandi. Au cœur de la nuit, des fourrés touffus, monta un bruissement inquiétant. De toute évidence, une cohorte
tentait de prendre à revers la barricade. Georges aux aguets, décela la manœuvre et épaulant sa pétoire, visa au cœur de la masse ennemie pour décocher sa balle et signer de son empreinte ce
combat meurtrier contre les forces du mal.
Le fusil regimba. Enterré depuis de longues années, rouillé et rafistolé à sa renaissance, il avait si peu inspiré confiance qu’on l’avait confié au plus jeune en pensant que nul coup de feu ne
pourrait en être décoché. Ils avaient tort, le percuteur vint s’écraser sur l’amorce et le coup partit, explosant le fût du canon et blessant grièvement Georges au visage. Le sang jaillit dans
son hurlement de douleur et il tomba inconscient sur cette barricade de charrettes et de troncs entremêlés qu’il défendait avec tant de conscience pendant que les deux vaches qui s’étaient
égarées dans le bocage déguerpissaient en meuglant de panique.
Il fut transporté à l’hôpital voisin, unique victime de cette nuit d’un débarquement que les sanglots longs des violons de l’automne avaient déclenché. La blessure était sérieuse, la balle avait
ricoché sur son maxillaire et un débris de ferraille s’était fiché dans son os temporal. Il survécut, sa constitution jeune et sa soif de vivre compensant la honte et le ridicule d’assister de
son lit à la déferlante des armées de la libération et à la fête qui s’ensuivit. Il resta plus de trois mois dans l’hôpital pendant qu’une nouvelle vie s’organisait autour de lui, les anciens
édiles mystérieusement reconvertis en résistants farouches exécutèrent un trafiquant notoire et tondirent quelques femmes qui avaient eu le tort de s’afficher avec de beaux éphèbes blonds pendant
que leurs hommes se pliaient à l’exercice de la guerre et du travail obligatoire. Une longue cicatrice barrait son visage mal dégrossi, descendant de la pommette vers le menton, lui donnant cet
aspect viril d’un masque de combat qui, s’il le priva de conquêtes féminines par la suite, lui permit par contre de s’imposer dans un monde d’hommes où ce stigmate prouvait son courage et sa
valeur.
Se réadapter à la vie civile après ce fait d’arme n’était pas chose aisée, d’autant plus que la permanence des regards de ceux qui connaissaient l’origine de sa cicatrice le renvoyait à un acte
héroïque au goût d’inachevé qu’il préférait oublier. Il quitta son maître boulanger après quelques mois pendant lesquels celui-ci sut reconquérir le cœur des habitantes et put en toute
sérénité continuer son commerce même si son chiffre d’affaires baissa du fait de l’absence de commandes de ses clients germaniques. Il ne leur pardonna jamais de ne point avoir réglé leurs
dernières fournées. Georges étouffait dans cette ville de province trop étroite, il s’exila dans un Paris fraîchement libéré et trouva un emploi de commissionnaire en vélo, livreur à toute
heure du jour et de la nuit, des colis d’un tailleur dont l’atelier s’était remis à tourner malgré la pénurie de tissus et les difficultés d’approvisionnement. L’heure était à la fête même si les
armes ne s’étaient pas encore totalement éteintes.
La vie lui semblait pourtant bien morne. A plus de dix-sept ans, Georges, qui avait effleuré son rêve de gloire dans cette nuit du 8 juin 1944, ne pouvait se contenter de pédaler sur sa
bicyclette alors que le souvenir de cette crosse à son épaule et de ses responsabilités sur cette barricade lui semblait si frais. Il aspirait à une vie d’aventures, il désirait s’évader et
conquérir le monde, fouler des terres inconnues, affronter des dangers que sa soif de mystères lui rendait attrayants. Après quelques mois de cette vie solitaire à parcourir les rues de Paris, il
décida de s’engager dans l’armée française qui recrutait pour défendre son empire colonial.
C’est dans la marine qu’il fit ses classes. Pour un homme de l’Ouest cela semblait l’évidence. Derrière l’horizon se profilaient des pays d’enchantement, le rêve d’un ailleurs à explorer, la
certitude de s’affranchir de son univers quotidien. Il avait enfin trouvé une famille d’adoption, une famille rude avec ses codes et ses rites, qui le protégeait. Lui qui avait vécu la boulange
ne craignait pas les levers au petit matin, les marches pendant les classes, le compagnonnage d’êtres frustes, la soumission à l’ordre établi et la stricte hiérarchisation qui ordonnaient la vie
de ce groupe d’hommes jeunes qui aspiraient à en découdre avec le monde entier. Il dut s’imposer par la force, n’hésitant pas à faire le coup de poing pour se faire respecter et gagner une
respectabilité à laquelle il aspirait.
Leur bateau, une corvette « le Degueldre », appareilla en 1947 pour rejoindre le Tonkin qui s’agitait. De longs mois à sillonner les mers, à sentir les brises océanes déposer le sel de
l’inconnu sur ses lèvres, à se rapprocher d’une guerre qu’il se devait d’accomplir le rendit plus mûr, plus adulte, enfin réconcilié avec lui-même. Il était fin prêt à trouver sa place dans un
monde qui l’avait toujours rejeté.
Affecté au radar, il passait de longues heures à fixer un écran vert qui scintillait, dénichant les traces des présences des navires qui les croisaient, la ligne rouge du curseur balayant la
fenêtre ouverte sur l’extérieur était comme un repère permanent de sa volonté de découverte et d’exotisme. Quand ils s’amarrèrent par un matin de septembre ensoleillé au quai grouillant de Hanoi,
il sut qu’il était arrivé à bon port et que sa vie commençait.
Sa spécialité de radariste lui permettait d’avoir du temps libre quand le bâtiment ne voguait pas et il profitait largement de longues permissions. Son bel uniforme, ses galons de
quartier-maître, l’air canaille de son visage couturé, l’énergie qu’il dégageait dans ce pays qui allait s’enflammer mais autorisait encore quelques répits lui permirent de passer les plus beaux
mois de sa courte vie. Quand il flânait dans les rues de Saigon, buvait des bières dans les bars enfumés en compagnie de serveuses dénudées, finissait ses nuits dans les bras d’une femme au
parfum exotique, il avait l’impression de toucher au bonheur. La vie d’un marin est scandée par ces moments de liberté, quand l’ordre des choses autorise toutes les errances, obère l’angoisse de
l’avenir, libère des contraintes du présent. Nourri, blanchi, pris en main du soir au matin pour finir libre comme l’air dans un pays où la tension perceptible n’était pas encore un frein aux
expéditions nocturnes, il savourait chaque jour avec la certitude d’avoir choisi la voie royale qui le mènerait au bonheur.
Ce pays magnifique le fascinait. Dans les rues animées, les pousse-pousse se frayaient un chemin, s’écartant aux coups intempestifs des klaxons de limousines rutilantes, des arbres inconnus
égayaient de leur ombre des ruelles où un peuple chamarré, souriant, volubile déversait une bonne humeur contagieuse. La pluie chaude s’abattait pendant la mousson noyant l’horizon dans ses plis
pour disparaître et s’évanouir en un instant magique où le soleil éclatait, irisant d’arcs en ciel les toits de la ville. Melting-pot de populations, croisement de tous les aventuriers de la
terre et des affairistes qui venaient chercher fortune, il semblait impossible que la situation dégénérât et que les affrontements que l’on percevait au loin débouchent sur un conflit qui allait
embraser la péninsule pour de longues années de cauchemar. Georges dans l’abri de cette corvette devenu son hâvre, était si loin de la guerre malgré son uniforme qu’il ne vit pas s’installer la
terreur autour de lui.
Cela commença par des règlements de comptes, des agressions, des disparitions et petit à petit, les permissions se firent plus rares, les consignes plus strictes, la mise en place insidieuse
d’une mécanique d’attaques ripostes condamnant les mondes de l’Occident et de l’Orient à un affrontement direct. La guerre réelle venait de commencer et il se retrouva vissé à son radar,
emprisonné dans son bateau de fer, ligoté par des points scintillants sur l’écran vert qui sonnaient l’heure de la déroute de cette grande armée française accrochée aux miettes d’un empire
colonial qui craquait de toute part.
Au fond, il ne vit rien de ces années de plomb, et dans ce tunnel qui menait droit vers un Diên Biên Phu d’apocalypse, il n’entendit que le canon de son bâtiment qui lançait des obus meurtriers à
l’aveuglette sur des cibles mouvantes jamais concrètes. Cette guerre était si loin de son imaginaire, une théorie dont il sentait la réalité autour de lui mais sur laquelle il ne pouvait mettre
de visage. Il n’avait toujours pas tiré de coups de feu sur un ennemi concret, son héroïsme s’épuisant dans les longues veilles de sa salle d’opération, à suivre des yeux des abstractions en
mouvement.
Quand l’heure de la retraite sonna, il n’avait toujours pas subi le moindre engagement actif et gardait le goût âcre de l’inachevé dans sa soif d’absolu. La panique de la défaite le toucha comme
des milliers de Français qui comprenaient que leur époque était révolue et qu’ils devaient laisser la place à la nation américaine pour défendre les valeurs de l’Occident contre un communisme qui
gangrenait la planète. Les barbares avaient gagné, il était si loin le temps des douceurs des nuits de Saigon, les odeurs et les saveurs d’un pays de mystères. Le réveil était douloureux.
Georges revint en métropole avec l’image de la défaite collée à ses basques. Il ne connaissait personne, sa famille n’existait plus, il avait coupé tous les liens, ses rares relations s’étaient
évanouies dans une France qui se reconstruisait. Il ne comprenait pas les règles de ce nouveau monde qui s’érigeait. La population demandait à toucher les dividendes d’un essor que rien ne
semblait pouvoir entraver, les chantiers effaçaient les traces encore visibles des stigmates de cette guerre qui l’avait ravagée. Ceux qui portaient l’uniforme sali par la défaite d’un peuple de
jaunes débraillés n’avaient pas de place dans une société qui voulait oublier alors que se profilait un nouvel abcès du côté des Aurès. Il rempila dans les fusiliers marins car il ne savait où
aller avec sa cicatrice qui lui barrait le visage et sa solitude que seuls les ordres d’une hiérarchie pouvaient rompre.
C’est en 1957 qu’il franchit la Méditerranée pour conserver dans le giron de la France ce morceau de terre aride que les indigènes voulaient s’approprier. Il rêvait de combats, de tirs qui
faisaient mouche, d’escalades à marche forcée pour investir des fortins grouillant d’ennemis, le panache au vent et l’ivresse au bord des lèvres. Il ne connut que la bataille d’Alger, les
attentats, les mutilations et ne voyait jamais d’ennemis, juste des ombres qui s’évanouissaient. Il n’aimait pas ce pays. Autant les charmes de l’Asie l’avaient subjugué, autant ce soleil qui
écrasait la ville, cette population vêtue de gandouras, les femmes voilées, la saleté de la casbah l’insupportaient. Il ne se sentait aucun atome crochu pour cette culture trop austère à ses
yeux. Le moindre regard, la plus bénigne réflexion pouvaient dégénérer en rixe, les femmes confinées dans leur rôle de mère ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Il n’aimait pas l’islam et le pays
lui rendait bien, lui, oppresseur entaché de tous les vices d’une société plongée dans la frénésie des années glorieuses qui s’annonçaient et faisaient craquer les habits trop étroits du
conformisme.
Georges est affecté dans une Wilaya perdue au fond des Aurès. Les neuf européens de la section et les trente supplétifs locaux tiennent une bâtisse carrée de bois et de boue séchée. L’espace
confiné tranche avec ce ciel si pur et si beau qui grise le matin, quand le regard s’évade et perce l’horizon. Les fellaghas grouillent et tiennent la nuit, exerçant une pression constante. Le
jour les voit débouler, sortir de leur cocon pour des patrouilles dangereuses qui maintiennent l’illusion d’un ordre établi et le temps s’écoule inexorablement, dans le bruit et la fureur
de ce groupe d’hommes que tout sépare, que seule la mort réunit.
Georges n’a pas encore tué un ennemi, ou s’il l’a fait c’est sans le savoir, dans l’inconnu d’un tir de riposte à l’aveuglette, par une nuit sans lune d’une énième escarmouche. Il est le chef de
section de cet avant-poste perdu dans les collines, sous-officier issu de la base que seules les années passées sous le harnais consacrent d’une quelconque légitimité. Il vit le quotidien de ses
hommes, la saleté et le manque d’eau, les poux et les blessures infectées, les ordres qui tombent dans une radio qui crachote et les mènent vers ces sentiers semés de pièges, les habits froissés
de la peur permanente. Georges est un combattant de la libération qui se rappelle encore cette nuit dans le bocage vendéen et une cicatrice atteste de sa valeur. Georges aimerait pouvoir éprouver
son courage et voir s’éteindre dans les yeux de l’ennemi sa soif de vengeance, sa certitude de ne pas avoir raté sa vie.
Georges n’a pas trente ans et le monde qui rit et pleure dans les joies domestiques est si loin de lui, si impossible à concevoir qu’il ne comprend pas que c’est le vide qui a nourri sa vie
d’homme, succédant à ce vide d’une enfance brisée par la mort de ses parents. Georges a oublié le parfum d’une mère, la douceur d’une peau et l’exotisme de cette parenthèse tonkinoise qui fut la
seule période où il lui a semblé que la vie avait un sens. Tout se dérobe à son souvenir.
Il marche d’un pas alerte de militaire de sa carrée au poste de vigie, se remémorant ses rêves de prestige et les médailles à conquérir. Il attend toujours cet instant de gloire qu’une
confrontation lui permettrait de mesurer, l’aune de son courage, la valeur de cet individu qui a si vite grandi sans connaître le prix de la vie. Il ne sait pas encore et ne saura jamais que de
l’ombre, un projectile va venir se ficher dans son cœur, un coup heureux, un signe du destin pour un combattant du silence dissimulé sur la crête qui fait face au camp retranché.
Il va encore avancer sur sa lancée, deux pas tanguant qui le mèneront au bout de sa destinée et s’écroulera dans un flot de sang chassé de son corps. Il ne souffrira pas vraiment et à l’instant
précis où ce fil qui le relie à l’humanité se distend pour le laisser voguer vers d’autres cieux, sa dernière pensée sera pour cet ennemi avec qui il aurait tant aimé se battre d’égal à égal.
Georges est mort comme il a vécu, pour rien, parce qu’il n’avait pas sa place dans cette grande comédie de la vie. Sa tombe repose dans un petit cimetière de Vendée et il n’y a personne pour la
fleurir le jour de la Toussaint. Il reste seul dans la mort comme il a été seul dans la vie.