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Lettre de Moscou à Sophie

Publié le par Bernard Oheix

 
 
Une semaine à Moscou comme un rituel bien léché, mi-janvier, dans le froid, afin de préparer le prochain Festival de l’Art Russe qui aura lieu en août 2008. C’est mon sixième voyage, avec deux jours à Kaliningrad (ex-Königsberg), la région invitée du festival et une innovation de taille. En effet, cette année, je devais partir avec Sophie, directrice-adjointe de l’évènementiel, premier voyage en commun depuis 19 ans d’une collaboration soudée, d’un tandem indissociable qui a survécu à toutes les crises, toutes les tensions de postes exposés. Une façon de faire le point, de se caler sur certaines échéances qui arrivent, d’envisager quelques restructurations à venir pour une dernière tranche de ma vie professionnelle. C’était son premier séjour en Russie. Excitation de la préparation, arrivée en voiture à l’aéroport, passage des enregistrements de bagages, visa conforme, douane et police des frontières franchies… jusqu’à la montée dans l’avion où un cerbère français de l’ « Aéroflot » la refoule pour un timbre mal placé sur un passeport qu’elle a utilisé des dizaines de fois sans rencontrer le moindre problème. Choc.
Ce n’est que partie remise, Sophie, on aura d’autres occasions. En attendant, c’est pour toi que j’écris cette lettre de Moscou.
 
Et s’il était venu le temps des remises en question, d’un aggiornamento général concernant nos « amis » Russes. Combien de commisérations, d’ambiguïté, de mauvaise foi quand l’on parle des Russes ! Braillards, buveurs, mal élevés, traîtres, vénaux, racistes, maffieux… et j’en passe ! Au fond, ils portent deux tares indélébiles. Pour ceux qui se réfèrent à la droite, c’est le peuple qui a introduit une idéologie totalitaire au sommet d’un Etat, qui a imposé le communisme comme un système qui a conditionné l’évolution du XXème siècle et induit un affrontement meurtrier et des guerres incessantes et au passage, n’a jamais réglé ses dettes de l’emprunt russe. Pour la population se référant à la gauche, ils ont trahi la seule alternative au capitalisme qui existait et se sont jetés dans les bras d’un libéralisme effréné… avec succès, qui plus est, endossant avec allégresse les oripeaux de leurs anciens ennemis de classe !
Qu’en est-il exactement ? J’ai le privilège de me rendre régulièrement dans ce pays et d’avoir vu l’évolution des dix dernières années, qu’ai-je à dire sur ce pays et sur les gens qui y habitent ?
Les images les plus tenaces de notre inconscient collectif, tournent autour des frasques des nouveaux riches, de l’équation beauté/vénalité des femmes russes potentiellement toutes prostituées, du racisme général et de la montée du sentiment religieux dans la population en plus d’une propension à la boisson, à la violence et à être mal éduqués.
En ce qui concerne les nouveaux riches et leurs frasques dont on fait des gorges chaudes, il est évident que l’ostentation à exhiber le pouvoir d’un argent roi est une agression pour beaucoup de Français englués dans une souffrance quotidienne. Mais prenons un peu de recul sur les milliards d’Abramovitch, les feux d’artifice de Courchevel et les notes de restaurant à 5 zéros… Est-ce fondamentalement différent de l’ignominie d’un golden parachute de dizaines de millions d’euros d’un patron bien hexagonal qui part après avoir échoué dans sa mission avec une galette pillée sur le dos de l’entreprise qui le met à l’abri de tout souci financier jusqu’à la fin de ses jours ? Quand des navires de croisières sillonnent les mers et accueillent les têtes du pouvoir, se sent-on particulièrement dérangé ? N’y aurait-il point deux poids et deux mesures ? L’argent sale des capitalistes russes contre l’argent propre des capitalistes français ? Et les « émirs » alors ? Ils ont pignon sur rue dans les beaux quartiers, font fermer des magasins de luxe pour permettre à leurs épouses d’acheter en « no limit » des produits de luxe, louent des suites royales pour 15 jours dans des palaces, jouent au casino des sommes extravagantes, réquisitionnent contre beaucoup d’argent un Palais des Festivals prestigieux pour l’anniversaire d’une gamine « royale » de douze ans…
Et les autres ? A-t-on attendu les Russes pour asperger de bulles, avec des bouteilles à 10 000 euros, le corps des belles naïades à la Voile Rouge de Saint-Tropez, pour flamber dans les restaurants trois étoiles avec des additions à plusieurs Smic ?
C’est faire un sacré procès d’intention que d’imaginer que toutes les tares de notre société de consommation seraient concentrées dans les mains crochues de quelques « oligarques » d’autant plus coupables qu’ils sont jeunes, qu’ils bouillonnent d’impatience et d’envies et que cette jeunesse est inconvenante avec l’exercice du pouvoir et sa satisfaction. Il est certain que la morgue n’est pas un ferment de rapprochement des peuples mais cette morgue n’est-elle point présente dans la commisération de nos possédants autistes devant les réalités si dures du quotidien de millions de gens.
Pour ce qui est de l’équation à la mode sur la vénalité conjuguée à la beauté des femmes russes, on peut aussi s’interroger. Que les vieux riches s’exhibent avec des jeunes filles à la plastique irréprochable est évidemment du domaine du normal. Que ces « bimbos » slaves démontrent un savoir-faire et une ténacité, une capacité à tirer leur épingle du jeu serait par contre la preuve de leur ignominie, d’un machiavélisme typiquement russe ? Se faire consommer comme de la chair fraîche, d’accord… mais qu’elles pensent, alors là, non ! Une pute doit rester une pute et connaître ses limites, celles d’être un objet soumis. Et bien non, messieurs, si vous voulez frimer avec une « Barbie » slave dans vos dîners d’affaires et ainsi exhiber votre virilité retrouvée, veillez à bien verrouiller vos contrats et à protéger vos arrières… leurs formes voluptueuses méritent bien quelques sacrifices ! Quant aux autres, la plupart des femmes, la grande majorité, elles vivent exactement les mêmes histoires d’amour que vous et nous, Françaises où Russes, elles ont les mêmes chagrins déchirants, des joies extrêmes et souffrent tout pareillement de maux d’amour, de l’inconséquence des mâles et oscillent entre des rêves de princesses la nuit et des réveils de serveuses ou d’employées au matin ! Elles ont d’ailleurs une place non négligeable dans la société civile et commerciale, certainement bien supérieure à celle de nombre de nos pays Européens.
Je suis personnellement très choqué par l’éclosion d’un sentiment religieux si pressant. Ce ne sont qu’églises reconstruites, popes faisant irruption dans la vie quotidienne, icônes et signes de croix. Quand je me suis baigné le 18 janvier dans la Baltique, une croix orthodoxe illuminait la glace, le pope est venu bénir le trou noir à minuit puis s’est déshabillé et a été le premier à s’immerger dans l’eau glacée, rituellement trois fois en se signant. Bon, cela ne m’a pas empêché de plonger dans la mer… N’est-ce point le résultat naturel d’un siècle d’interdiction tel un coup de fouet en retour ? Un peuple à qui on a interdit par la force de prier n’a-t-il point vocation à se jeter dans les bras d’une église retrouvée ?
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Avant d'entrer dans l'eau glacée, je vais hurler un "vive la france" qui fera hurler de rire les 200 russes présents !
Et puis, à l’heure d’un intégrisme islamique si ravageur, il y a encore de la marge pour rattraper les extrêmes ! Quand la plus grande nation démocratique du monde, les USA, a calqué sa politique sur la foi de néoconservateurs extrémistes avec les résultats que l’on connaît, on peut accorder une certaine naïveté au sentiment religieux et aux brouillaminis de popes en mal de reconnaissance. Bon, ce n’est pas ce que je préfère en eux, mais qu’ils se signent, on verra dans quelques années où cela les mène !
Parlons du racisme ordinaire, si présent à l’évidence dans la société russe et qui ne peut que nous interroger. Qui sommes-nous pour donner des leçons sur ce terrain, nous qui avons un parti d’extrême droite qui flirte avec les 30% dans nos régions avec un leader qui s’est retrouvé en position d’être élu à la présidentielle ? Notre humanisme profond se satisfaisait sans problème du sort des harkis, abandonnés, massacrés et pour les rares survivants échouant sur nos rivages, parqués dans des camps ignobles. Nous sommes aussi une société qui a enfermé ses enfants issus de nos différences dans des ghettos urbains qui flambent régulièrement, belle leçon d’éducation civique à transmettre aux Russes !
Ainsi donc la Russie serait le pire ennemi de nos démocraties, tout comme l’Union Soviétique l’était du monde libre, parce que Poutine va se faire nommer 1er ministre après en avoir été le Président. Que deux familles (les Bush et les Clinton) se partagent le pouvoir de père en fils et de mari à femme depuis 25 ans ne gênerait par contre personne !
Ne sont-ils point dangereux parce qu’au fond leur réussite est insolente, qu’ils possèdent du gaz, du pétrole, une industrie qui se développe à 2 chiffres, qu’ils affichent un vrai savoir-faire, des chercheurs et des scientifiques, un talent et une agressivité dans le commerce qui a surpris plus d’un de nos capitalistes qui pensaient leur tondre la laine sur le dos ?
Artistiquement ils sont toujours en pointe même si des petits malins tentent d’exploiter le filon de l’art russe en important du bas de gamme pour un profit maximum, tendance qui est en train de se réguler, les Russes apprenant à faire le ménage devant leur porte très rapidement. Sportivement, ils sont encore au top…Que nous reste-t-il donc ?
 
Au fond, pour cet énième voyage en Russie de 6 jours, qu’ai-je vu, entendu, perçu de leur vie ?
Il y a des villes, et dans les villes, des gens. Les villes sont souvent belles, bien éclairées, des avenues larges et malgré cela, on subit des bouchons permanents. Les femmes ne sont pas toutes jeunes et belles, on voit aussi des vieilles et des laides. Le matin, tôt, dans la nuit et par -10, les métros et bus sont bondés de travailleurs et leurs regards portent autant de brumes que ceux des Parisiens. Ils balaient les rues, servent dans les restaurants, réparent les routes qui subissent des dégâts à cause du climat, conduisent (pas seulement des Mercedes), encaissent, marchent d’un pas pressé emmitouflés ou se promènent d’un pas nonchalant (toujours vêtus chaudement), fument des cigarettes, subissent la plupart des tracas que nous vivons dans nos sociétés. Ils ont les défauts de tout le monde.
Ils aiment rire aussi, une joie de vivre qui s’exprime en public, ils sont souvent serviables et se mettent en quatre quand ils vous voient perdu même s’ils ne parlent pas encore beaucoup les langues étrangères, encore que l’anglais s’impose de plus en plus. Ils ont une vraie culture qui ferait pâlir d’envie beaucoup de nos concitoyens, aiment parler (souvent trop !) boire (beaucoup trop !), rêvent d’un monde meilleur et ont peur de la mort.
A travers mes séjours réguliers, j’ai perçu l’évolution très rapide des Russes vers la modernité. Ne nous trompons pas, ils ne sont pas un peuple arriéré de descendants de moujiks, tarés par le communisme et la vodka, confinés dans l’obscurantisme et la violence. Ils ont une capacité d’adaptation remarquable, un niveau de performance étonnant, pour preuve ce chemin qu’ils ont parcouru qui les mène par une route différente (le communisme) au point exact où ils rivalisent avec le capitalisme des Etats-Unis au bout d’un siècle.
Il ne s’agit pas de les ériger en modèle, ils sont comme les autres, capables du pire sans doute, comme du meilleur certainement.
Nos propres errements et quelques pages peu glorieuses de notre histoire devraient nous inciter à plus de discernement dans nos jugements et dans le regard que nous portons sur le comportement des autres. Un peu d’humilité ne ferait pas de mal !
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On a beau se baigner... il fait froid sur la Place Rouge !
Et puis, il y a Moscou sous la neige, la Place Rouge illuminée avec le tombeau de Lénine en sentinelle d’une histoire tourmentée, un bain dans la Baltique par un trou dans la glace, la discussion passionnée avec un « oligarque » féru de culture française, le regard émouvant d’une attachée culturelle, le sauna où nous transpirons en livrant nos corps sans pudeur ni affectation, le bortsch chaud dégusté dans un restaurant géorgien de la rue d’Arbat… tout cela vaut bien ces quelques lignes écrites pour Tatiana, la présidente de la Fondation de la Culture Russe, le sourire enjoué de Madame Medvedev, la future première dame de Russie avec qui j’ai échangé quelques mots, Nadia la technicienne et Eléna, ma traductrice, celle par qui la culture russe ouvre quelques lucarnes dans ma perception d’un monde figé.
Elles sont toutes là, mes amies russes, dans ces lignes, et tu étais présente, Sophie, toute au long de ce périple, parce qu’il était pour toi ce voyage aux confins de nos frontières.
Vive la Russie !

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L'enfant de la Guerre

Publié le par Bernard Oheix

Une nouvelle étrange, née de vieux souvenirs, mélange d'héroïsme et de ces riens qui remplissent une vie. Une nouvelle sur le vide qui remplit tant d'hommes. A vous de lire et  peut-être de comprendre le prix à payer quand l'on court derrière des rêves de gloire !
 
 
 
 
 
A seize ans, on se veut homme, la moustache ourle les lèvres, les nuits sont peuplées de rêves de femmes et l’avenir vous appartient. A seize ans, l’enfant qui est en vous se met en sommeil, se tapit dans les profondeurs, se dissimule derrière la voix qui mue, vous le repoussez de toutes vos forces mais il n’est jamais très loin, juste à fleur de vos certitudes, si près de cette pulsion qui vous pousse à grandir et à regarder le monde de haut.
Georges allait sur ses seize ans et l’univers lui appartenait même s’il ne le connaissait pas. Son horizon s’était subitement bouché quand sa mère mourut d’enfanter un frère qu’il ne désirait pas. Il avait six ans et son père mit un an à mourir de chagrin. On pense que l’on ne peut s’éteindre de voir sa flamme se moucher. Pourtant il le fit. Il se laissa quelques mois de sursis pour se complaire dans son malheur et rien ne put le décider à vaincre la fin prématurée de son épouse. Veuf inconsolable, les vertus cicatrisantes du temps qui passe ne jouèrent point pour ce père amoureux fou d’une ombre qui s’était évanouie dans la nuit et il la rejoignit dans un paradis d’amants éplorés. Au passage, il abandonna à leur triste sort ses deux bambins et si le cadet était trop petit pour se rendre compte de l’engrenage dans lequel sa naissance avait poussé ses parents, Georges, lui, se rappelait encore les douces caresses de sa mère, la moustache du père quand il venait l’embrasser le soir. Il ressentait encore le poids des bras de son père l’initiant au vélo et conservait pieusement la photo saisie par un journaliste de « la Vendée » où on le voyait, sous le titre du plus jeune cycliste de l’Hexagone, en prélude à une étape du Tour de France, effectuer un périple sur la piste cendrée de La Roche-sur-Yon. C’était en 1935, il avait six ans, le bruit des cannes résonnait sur les pavés et les travailleurs allaient bientôt élire un gouvernement de Front Populaire qui lui offrirait les congés payés.
A la mort de ses parents, la famille se réunit pour sceller le sort des enfants maudits par la disparition de leurs géniteurs. Le petit dernier, cause indirecte de tous ces malheurs, trouva asile auprès d’une famille éloignée de Brest qui ne pouvait avoir d’enfants. Ils l’élevèrent avec amour et lui offrirent la possibilité de faire des études et d’intégrer l’école des cheminots. Il devint conducteur de trains et communiste, fonda une famille et lutta pour la libération des peuples et l’idéal que Staline incarnait d’une société plus juste et harmonieuse. Georges lui en voulut toute sa vie et ne lui pardonna jamais. Il n’avait pas eu cette chance. Deux tantes se chargèrent de cet enfant rétif et difficile et se partagèrent la lourde charge de l’élever. Il fut trimbalé de l’une à l’autre et, sans amour, dut se débrouiller pour trouver une place dans un monde de tourmente que les bottes nazies vinrent rapidement arpenter.
A douze ans, il fut placé comme mitron chez un boulanger et travaillait 18 heures par jour, dormant sur un grabat jeté à même le sol derrière le fournil, son horizon borné par les coups que le maître faisait pleuvoir sur le dos de l’apprenti pour lui inculquer les rudiments du métier. Le réveil à 3 heures du matin se faisait par une talonnade sur la forme allongée qui gisait sur sa couche les yeux embrumés. Il s’acharnait alors à pétrir, enfourner et démouler les miches de pain croustillantes, ronde incessante qui l’occupait jusqu’à l’heure du déjeuner.
A la table du patron et de la patronne, sa gamelle était remplie de bouillie, reste de soupe, pain dur non vendu pendant que ceux-ci se coupaient des tranches de jambon, dégustaient leur bifteck, et il se souvint toute sa courte vie de l’odeur qui montait de leurs assiettes et du brouet qu’on lui servait. Il n’était pas martyrisé, seulement un apprenti orphelin que leur complaisance à lui apprendre le noble métier de la boulange autorisait à diriger d’une main de fer.
L’après-midi, il nettoyait les fours, faisait les livraisons, déchargeait les camions de farine, préparait les ingrédients pour la fournée du lendemain, et quand le soir tombait, les heures écoulées pesaient sur ses épaules pleines de vie d’un gamin de seize ans. Il s’endormait vite après la soupe du soir, vite et sans rêves pour des nuits trop courtes. Il n’avait pas d’horizon, pas de passé, seulement un présent dans ce lieu sans avenir, une mécanique fluide de jours interminables qui s’enchaînaient attaché à ce fournil rougeoyant.
Georges avait grandi dans le bruit des chars allemands de la colonne qui avait défilé sur l’avenue, un après-midi de cet hiver 1940 et il se souvenait des casques étranges qui couvraient les oreilles des envahisseurs, de l’effroi qui avait saisi la population, des regards furtifs jetés par les passants devant la nouvelle Kommandantur bariolée de lettres gothiques. Il avait moins de dix ans à leur arrivée, son adolescence de labeur ne l’avait pas empêché de constater que la vie s’était organisée autour de leur présence. Oh ! Il faut bien avouer qu’ils n’étaient pas toujours impressionnants ces « schleus » qui campaient dans sa ville, les garnisons dépêchées dans ce chef-lieu de province par le haut commandement étant composées du rebut de l’armée du grand Reich, blessés du front russe en convalescence, jeunes incorporés trop tôt, vieux de la grande guerre réquisitionnés pour compléter les effectifs… on était loin des bêtes sanglantes assoiffées de sang qui décimaient les zones de combats.
Dans cette région de France si conformiste, on s’habitua facilement à des forces si discrètes d’oppression. Les affaires marchaient bien, métaux, produits de la ferme, tissus étaient achetés par les Allemands et leurs commissionnaires. Il y avait si peu de juifs que même les rares miliciens se sentaient désœuvrés, la résistance brillant par sa discrétion. Les années s’écoulèrent au rythme du fracas lointain des champs de combats de l’Afrique, du front de l’Est. Pourtant la tenaille se refermait sur les armées d’Hitler, et plus leur pouvoir semblait chancelant, plus des opposants de l’ombre s’inventaient des vertus d’un combat mystérieux, celui d’une résistance que le temps n’aurait entamée.
On s’attribuait des actes héroïques, on tramait dans le silence de la nuit des plans machiavéliques destinés à chasser l’occupant soudainement honni, des armes surgissaient dans les mains malhabiles de ceux que l’imminence de l’arrivée des Américains faisaient sortir de leur léthargie. En ce mois de juin 1944, l’ébullition portée à son incandescence entraînait à la passion ceux-là même qui avaient si bien composé avec la présence d’hommes verts de plus en plus discrets, se terrant dans leur cantonnement, effectuant quelques patrouilles sous l’œil désormais furibard de ces résistants d’opérette.
Le boulanger tentait de se racheter une bonne conduite après s’être engraissé en vendant force pains et viennoiseries aux Allemands, son Gaullisme fervent étant étalé à longueur de journée devant les clients qui opinaient, eux-mêmes à la recherche d’une virginité tardive. Ce n’était que bruits et fureurs devant cette présence devenue intolérable maintenant que les canons de la libération prochaine résonnaient à l’horizon. Devant l’apprenti Georges, quantité si négligeable qu’il n’avait pas d’existence réelle, pendant ces mornes repas où le visage soumis de son épouse lui renvoyait l’image de sa veulerie, il s’épanchait sur cette période trouble qui s’annonçait, l’arrivée imminente des communistes et des étrangers, angoissé devant cette perte d’une stabilité que les Allemands avaient si bien incarnée.
Georges bouillait intérieurement, tout son être aspirait à une déflagration rédemptrice, un bouleversement qui seul lui permettrait de s’évader de cette prison dans laquelle ses forces de vie s’étiolaient. Il pressentait que cette période de la libération lui ouvrirait des horizons nouveaux, élargirait son espace en lui offrant un champ d’expérimentation inégalé. Il contacta les chefs avérés de la nouvelle résistance et offrit ses services. On était le 6 juin 1944 et le Chanel bruissait de tant de rumeurs qu’il ne pouvait plus rester en marge du combat qui s’annonçait.
Après forces tergiversations, le comité de résistance de La Roche-sur-Yon intégra le jeune Georges dont la servilité et l’incroyable désir de bien faire flattaient l’ego des valeureux guerriers du crépuscule. On lui fournit un vieux Lebel qui avait fait 14-18 et il se retrouva sur une barricade érigée à la hâte, dans un chemin de traverse du bocage vendéen que personne ne fréquentait, à effectuer sa première garde, un 8 juin qui voyait les armées alliées débarquer sur des langues de sable bien vite rougies du sang fluide des combattants.
Georges ouvrait grands ses yeux pour scruter la nuit, écoutant les bruits de la campagne. Il ne savait pas qu’il n’y avait aucun danger, la garnison allemande terrée dans son bunker attendait le feu vert pour évacuer vers le Bassin Parisien pendant que les troupes aguerries de Rommel s’acharnaient à défendre la Normandie et à affronter les alliés pied à pied. Le sort de la guerre se déterminait dans ce petit coin verdoyant de la France où deux armées entraînées se livraient un assaut titanesque pendant qu’une poignée de résistants s’inventaient en marge une geste héroïque dans la quiétude d’une soirée de printemps que rien ne pouvait troubler.
C’était sans compter la nervosité d’une troupe d’opérette et d’un gamin trop vite grandi. Au cœur de la nuit, des fourrés touffus, monta un bruissement inquiétant. De toute évidence, une cohorte tentait de prendre à revers la barricade. Georges aux aguets, décela la manœuvre et épaulant sa pétoire, visa au cœur de la masse ennemie pour décocher sa balle et signer de son empreinte ce combat meurtrier contre les forces du mal.
Le fusil regimba. Enterré depuis de longues années, rouillé et rafistolé à sa renaissance, il avait si peu inspiré confiance qu’on l’avait confié au plus jeune en pensant que nul coup de feu ne pourrait en être décoché. Ils avaient tort, le percuteur vint s’écraser sur l’amorce et le coup partit, explosant le fût du canon et blessant grièvement Georges au visage. Le sang jaillit dans son hurlement de douleur et il tomba inconscient sur cette barricade de charrettes et de troncs entremêlés qu’il défendait avec tant de conscience pendant que les deux vaches qui s’étaient égarées dans le bocage déguerpissaient en meuglant de panique.
Il fut transporté à l’hôpital voisin, unique victime de cette nuit d’un débarquement que les sanglots longs des violons de l’automne avaient déclenché. La blessure était sérieuse, la balle avait ricoché sur son maxillaire et un débris de ferraille s’était fiché dans son os temporal. Il survécut, sa constitution jeune et sa soif de vivre compensant la honte et le ridicule d’assister de son lit à la déferlante des armées de la libération et à la fête qui s’ensuivit. Il resta plus de trois mois dans l’hôpital pendant qu’une nouvelle vie s’organisait autour de lui, les anciens édiles mystérieusement reconvertis en résistants farouches exécutèrent un trafiquant notoire et tondirent quelques femmes qui avaient eu le tort de s’afficher avec de beaux éphèbes blonds pendant que leurs hommes se pliaient à l’exercice de la guerre et du travail obligatoire. Une longue cicatrice barrait son visage mal dégrossi, descendant de la pommette vers le menton, lui donnant cet aspect viril d’un masque de combat qui, s’il le priva de conquêtes féminines par la suite, lui permit par contre de s’imposer dans un monde d’hommes où ce stigmate prouvait son courage et sa valeur.
Se réadapter à la vie civile après ce fait d’arme n’était pas chose aisée, d’autant plus que la permanence des regards de ceux qui connaissaient l’origine de sa cicatrice le renvoyait à un acte héroïque au goût d’inachevé qu’il préférait oublier. Il quitta son maître boulanger après quelques mois pendant lesquels celui-ci sut reconquérir le cœur des habitantes et put en toute sérénité continuer son commerce même si son chiffre d’affaires baissa du fait de l’absence de commandes de ses clients germaniques. Il ne leur pardonna jamais de ne point avoir réglé leurs dernières fournées. Georges étouffait dans cette ville de province trop étroite, il s’exila dans un Paris fraîchement libéré et trouva un emploi de commissionnaire en vélo, livreur à toute heure du jour et de la nuit, des colis d’un tailleur dont l’atelier s’était remis à tourner malgré la pénurie de tissus et les difficultés d’approvisionnement. L’heure était à la fête même si les armes ne s’étaient pas encore totalement éteintes.
La vie lui semblait pourtant bien morne. A plus de dix-sept ans, Georges, qui avait effleuré son rêve de gloire dans cette nuit du 8 juin 1944, ne pouvait se contenter de pédaler sur sa bicyclette alors que le souvenir de cette crosse à son épaule et de ses responsabilités sur cette barricade lui semblait si frais. Il aspirait à une vie d’aventures, il désirait s’évader et conquérir le monde, fouler des terres inconnues, affronter des dangers que sa soif de mystères lui rendait attrayants. Après quelques mois de cette vie solitaire à parcourir les rues de Paris, il décida de s’engager dans l’armée française qui recrutait pour défendre son empire colonial.
C’est dans la marine qu’il fit ses classes. Pour un homme de l’Ouest cela semblait l’évidence. Derrière l’horizon se profilaient des pays d’enchantement, le rêve d’un ailleurs à explorer, la certitude de s’affranchir de son univers quotidien. Il avait enfin trouvé une famille d’adoption, une famille rude avec ses codes et ses rites, qui le protégeait. Lui qui avait vécu la boulange ne craignait pas les levers au petit matin, les marches pendant les classes, le compagnonnage d’êtres frustes, la soumission à l’ordre établi et la stricte hiérarchisation qui ordonnaient la vie de ce groupe d’hommes jeunes qui aspiraient à en découdre avec le monde entier. Il dut s’imposer par la force, n’hésitant pas à faire le coup de poing pour se faire respecter et gagner une respectabilité à laquelle il aspirait.
Leur bateau, une corvette « le Degueldre », appareilla en 1947 pour rejoindre le Tonkin qui s’agitait. De longs mois à sillonner les mers, à sentir les brises océanes déposer le sel de l’inconnu sur ses lèvres, à se rapprocher d’une guerre qu’il se devait d’accomplir le rendit plus mûr, plus adulte, enfin réconcilié avec lui-même. Il était fin prêt à trouver sa place dans un monde qui l’avait toujours rejeté.
Affecté au radar, il passait de longues heures à fixer un écran vert qui scintillait, dénichant les traces des présences des navires qui les croisaient, la ligne rouge du curseur balayant la fenêtre ouverte sur l’extérieur était comme un repère permanent de sa volonté de découverte et d’exotisme. Quand ils s’amarrèrent par un matin de septembre ensoleillé au quai grouillant de Hanoi, il sut qu’il était arrivé à bon port et que sa vie commençait.
Sa spécialité de radariste lui permettait d’avoir du temps libre quand le bâtiment ne voguait pas et il profitait largement de longues permissions. Son bel uniforme, ses galons de quartier-maître, l’air canaille de son visage couturé, l’énergie qu’il dégageait dans ce pays qui allait s’enflammer mais autorisait encore quelques répits lui permirent de passer les plus beaux mois de sa courte vie. Quand il flânait dans les rues de Saigon, buvait des bières dans les bars enfumés en compagnie de serveuses dénudées, finissait ses nuits dans les bras d’une femme au parfum exotique, il avait l’impression de toucher au bonheur. La vie d’un marin est scandée par ces moments de liberté, quand l’ordre des choses autorise toutes les errances, obère l’angoisse de l’avenir, libère des contraintes du présent. Nourri, blanchi, pris en main du soir au matin pour finir libre comme l’air dans un pays où la tension perceptible n’était pas encore un frein aux expéditions nocturnes, il savourait chaque jour avec la certitude d’avoir choisi la voie royale qui le mènerait au bonheur.
Ce pays magnifique le fascinait. Dans les rues animées, les pousse-pousse se frayaient un chemin, s’écartant aux coups intempestifs des klaxons de limousines rutilantes, des arbres inconnus égayaient de leur ombre des ruelles où un peuple chamarré, souriant, volubile déversait une bonne humeur contagieuse. La pluie chaude s’abattait pendant la mousson noyant l’horizon dans ses plis pour disparaître et s’évanouir en un instant magique où le soleil éclatait, irisant d’arcs en ciel les toits de la ville. Melting-pot de populations, croisement de tous les aventuriers de la terre et des affairistes qui venaient chercher fortune, il semblait impossible que la situation dégénérât et que les affrontements que l’on percevait au loin débouchent sur un conflit qui allait embraser la péninsule pour de longues années de cauchemar. Georges dans l’abri de cette corvette devenu son hâvre, était si loin de la guerre malgré son uniforme qu’il ne vit pas s’installer la terreur autour de lui.
Cela commença par des règlements de comptes, des agressions, des disparitions et petit à petit, les permissions se firent plus rares, les consignes plus strictes, la mise en place insidieuse d’une mécanique d’attaques ripostes condamnant les mondes de l’Occident et de l’Orient à un affrontement direct. La guerre réelle venait de commencer et il se retrouva vissé à son radar, emprisonné dans son bateau de fer, ligoté par des points scintillants sur l’écran vert qui sonnaient l’heure de la déroute de cette grande armée française accrochée aux miettes d’un empire colonial qui craquait de toute part.
Au fond, il ne vit rien de ces années de plomb, et dans ce tunnel qui menait droit vers un Diên Biên Phu d’apocalypse, il n’entendit que le canon de son bâtiment qui lançait des obus meurtriers à l’aveuglette sur des cibles mouvantes jamais concrètes. Cette guerre était si loin de son imaginaire, une théorie dont il sentait la réalité autour de lui mais sur laquelle il ne pouvait mettre de visage. Il n’avait toujours pas tiré de coups de feu sur un ennemi concret, son héroïsme s’épuisant dans les longues veilles de sa salle d’opération, à suivre des yeux des abstractions en mouvement.
Quand l’heure de la retraite sonna, il n’avait toujours pas subi le moindre engagement actif et gardait le goût âcre de l’inachevé dans sa soif d’absolu. La panique de la défaite le toucha comme des milliers de Français qui comprenaient que leur époque était révolue et qu’ils devaient laisser la place à la nation américaine pour défendre les valeurs de l’Occident contre un communisme qui gangrenait la planète. Les barbares avaient gagné, il était si loin le temps des douceurs des nuits de Saigon, les odeurs et les saveurs d’un pays de mystères. Le réveil était douloureux.
 
Georges revint en métropole avec l’image de la défaite collée à ses basques. Il ne connaissait personne, sa famille n’existait plus, il avait coupé tous les liens, ses rares relations s’étaient évanouies dans une France qui se reconstruisait. Il ne comprenait pas les règles de ce nouveau monde qui s’érigeait. La population demandait à toucher les dividendes d’un essor que rien ne semblait pouvoir entraver, les chantiers effaçaient les traces encore visibles des stigmates de cette guerre qui l’avait ravagée. Ceux qui portaient l’uniforme sali par la défaite d’un peuple de jaunes débraillés n’avaient pas de place dans une société qui voulait oublier alors que se profilait un nouvel abcès du côté des Aurès. Il rempila dans les fusiliers marins car il ne savait où aller avec sa cicatrice qui lui barrait le visage et sa solitude que seuls les ordres d’une hiérarchie pouvaient rompre.
C’est en 1957 qu’il franchit la Méditerranée pour conserver dans le giron de la France ce morceau de terre aride que les indigènes voulaient s’approprier. Il rêvait de combats, de tirs qui faisaient mouche, d’escalades à marche forcée pour investir des fortins grouillant d’ennemis, le panache au vent et l’ivresse au bord des lèvres. Il ne connut que la bataille d’Alger, les attentats, les mutilations et ne voyait jamais d’ennemis, juste des ombres qui s’évanouissaient. Il n’aimait pas ce pays. Autant les charmes de l’Asie l’avaient subjugué, autant ce soleil qui écrasait la ville, cette population vêtue de gandouras, les femmes voilées, la saleté de la casbah l’insupportaient. Il ne se sentait aucun atome crochu pour cette culture trop austère à ses yeux. Le moindre regard, la plus bénigne réflexion pouvaient dégénérer en rixe, les femmes confinées dans leur rôle de mère ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Il n’aimait pas l’islam et le pays lui rendait bien, lui, oppresseur entaché de tous les vices d’une société plongée dans la frénésie des années glorieuses qui s’annonçaient et faisaient craquer les habits trop étroits du conformisme.
 
 
Georges est affecté dans une Wilaya perdue au fond des Aurès. Les neuf européens de la section et les trente supplétifs locaux tiennent une bâtisse carrée de bois et de boue séchée. L’espace confiné tranche avec ce ciel si pur et si beau qui grise le matin, quand le regard s’évade et perce l’horizon. Les fellaghas grouillent et tiennent la nuit, exerçant une pression constante. Le jour les voit débouler, sortir de leur cocon pour des  patrouilles dangereuses qui maintiennent l’illusion d’un ordre établi et le temps s’écoule inexorablement, dans le bruit et la fureur de ce groupe d’hommes que tout sépare, que seule la mort réunit.
Georges n’a pas encore tué un ennemi, ou s’il l’a fait c’est sans le savoir, dans l’inconnu d’un tir de riposte à l’aveuglette, par une nuit sans lune d’une énième escarmouche. Il est le chef de section de cet avant-poste perdu dans les collines, sous-officier issu de la base que seules les années passées sous le harnais consacrent d’une quelconque légitimité. Il vit le quotidien de ses hommes, la saleté et le manque d’eau, les poux et les blessures infectées, les ordres qui tombent dans une radio qui crachote et les mènent vers ces sentiers semés de pièges, les habits froissés de la peur permanente. Georges est un combattant de la libération qui se rappelle encore cette nuit dans le bocage vendéen et une cicatrice atteste de sa valeur. Georges aimerait pouvoir éprouver son courage et voir s’éteindre dans les yeux de l’ennemi sa soif de vengeance, sa certitude de ne pas avoir raté sa vie.
Georges n’a pas trente ans et le monde qui rit et pleure dans les joies domestiques est si loin de lui, si impossible à concevoir qu’il ne comprend pas que c’est le vide qui a nourri sa vie d’homme, succédant à ce vide d’une enfance brisée par la mort de ses parents. Georges a oublié le parfum d’une mère, la douceur d’une peau et l’exotisme de cette parenthèse tonkinoise qui fut la seule période où il lui a semblé que la vie avait un sens. Tout se dérobe à son souvenir.
Il marche d’un pas alerte de militaire de sa carrée au poste de vigie, se remémorant ses rêves de prestige et les médailles à conquérir. Il attend toujours cet instant de gloire qu’une confrontation lui permettrait de mesurer, l’aune de son courage, la valeur de cet individu qui a si vite grandi sans connaître le prix de la vie. Il ne sait pas encore et ne saura jamais que de l’ombre, un projectile va venir se ficher dans son cœur, un coup heureux, un signe du destin pour un combattant du silence dissimulé sur la crête qui fait face au camp retranché.
Il va encore avancer sur sa lancée, deux pas tanguant qui le mèneront au bout de sa destinée et s’écroulera dans un flot de sang chassé de son corps. Il ne souffrira pas vraiment et à l’instant précis où ce fil qui le relie à l’humanité se distend pour le laisser voguer vers d’autres cieux, sa dernière pensée sera pour cet ennemi avec qui il aurait tant aimé se battre d’égal à égal.
Georges est mort comme il a vécu, pour rien, parce qu’il n’avait pas sa place dans cette grande comédie de la vie. Sa tombe repose dans un petit cimetière de Vendée et il n’y a personne pour la fleurir le jour de la Toussaint. Il reste seul dans la mort comme il a été seul dans la vie.
 
 
 
 
 
 
 

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Un père Noël pour les Pères Noël

Publié le par Bernard Oheix

 
C’est un incunable que je vous offre. Un texte composé il y a 25 ans exactement ! A l’époque, le Courrier de l’Ain m’avait proposé d’écrire un conte de Noël et pendant 3 ans, j’ai eu ce privilège de la « Une » d’un quotidien de la Bresse. J’aimais cela.
Bon, il faut resituer le contexte : le mur de Berlin existait plus que jamais, le parti communiste en France faisait plus de 15%, la gauche n’avait plus détenu le pouvoir depuis 35 ans et moi je pétais le feu, directeur de la MJC de Bourg en Bresse, 30 ans, toutes mes dents et plein d’espoir. Il y avait des blocs idéologiques, des combats d’idées et la tentation de refaire le monde était permanente.
Si je devais écrire un conte aujourd’hui, pensez-vous que la belle Carla pourrait incarner l’avenir radieux d’une nation ? Et le Père Noël français  ne ferait-il point peur aux petits enfants ? J’ai préféré exhumer le passé, il fleurait bon la France d’avenir !
 
« La vocation se perd, éructait le représentant de l’Imam. De vieux vicelards qui serrent sur leurs genoux de petits chérubins blonds… voilà ce que nous devenons ! »
« Fascistes », l’interpella le Père Noël américain en enfournant une tablette entière de chewing-gum, papier compris.
Le bloc des Pères Noël socialistes, groupé autour du soviétique, se leva alors…
« Monsieur le président, nous sommons les impérialistes américains de retirer ce mot. La provocation contre un pays qui se libère du joug américain n’a que trop duré. Nous soutiendrons jusqu’au bout la juste cause des enfants opprimés par l’exploitation capitaliste du temps de loisir enfantin »
Le Père Noël de l’Allemagne (de l’Ouest) applaudit bruyamment pendant que celui de l’Allemagne (de l’Est) lui filait un coup de coude dans le plexus solaire.
Dans le chahut général, le délégué du Zimbabwe annonça une rupture unilatérale des Pères Noël noirs avec les enfants blancs de l’Afrique du Sud et exigea une augmentation de 30% des frais de déplacement pour le continent Africain.
 
Le symposium des Pères Noël tournait à la foire d’empoigne quand le Chinois (malgré l’éclatante réussite du plan de régulation des naissances) demanda le respect intégral des quotas-foyers, l’Albanie et la Corée du Nord saisirent la Yougoslavie et la République de Formose par leur grande barbe et les traînèrent par terre.
Le président intérimaire des Pères Noël, un Suédois, devant la gravité de la situation, envisagea même de faire un putsch militaire avec le Père Noël argentin, un grand spécialiste de la question, quand soudain…
 
Comment vous raconter ?
Un ange, oui, pas un Père Noël, un ange se leva, devenant le point de mire, faisant taire même les plus obstinés. Le Père Noël chilien rengaina son fouet, le Suisse oublia de remonter sa montre, l’Italien dissimula ses mains dans plis de sa grande houppelande.
Il dégageait une impression de calme, de force, mais d’une force – comment dire- oui – tranquille. Oui, c’est cela, une force tranquille. D’un geste dominateur, sa voix sensuelle…
 
« Avant que de subir l’anarchie, engendrée par nos propres errements, eux-mêmes sous-produits d’une conjoncture à dominante de crise, parlons franc : le Sud a des problèmes… et bien nous l’appellerons le Nord, l’Est et l’Ouest s’affrontent, réglons cela à la belote, vous avez des chômeurs, faites-en des Pères Noël supplétifs, les titulaires devenant ministres des droits de la femme ».
Enfin, pêle-mêle, une série de 378,5 mesures furent annoncées, parmi lesquelles nous pouvions noter la détaxation des barbiers de Père Noël, une augmentation (0,33%) de la TVA des piles de voitures de course Renault et Fiat, la suppression du catalogue Goldorak pour incitation à la violence, la gratuité des poupées gonflables pour les plus de 72 ans avec assistance technique…
L’assemblée se déchaîna, ovationnant le Père Noël français. Une ronde spontanée entraîna les hommes rouges à grandes barbes blanches, l’Américain et le Russe en profitèrent pour s’embrasser sur la bouche, l’Afghan et le Polonais riaient à gorge déployée, l’Arabe versait des rasades de pétroles à n’en plus finir… c’était du délire !
Et oui ! Après avoir frôlé la rupture, le désastre… Noël 82 laissait présager d’un bon 83 harmonieux, relevé à souhait.
Qu’en sera-t-il exactement ?
Et bien cher lecteur, rendez-vous au 25 décembre 1983 !
 

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