Quand la langue chante, que les mots
sont des bijoux ciselés, que les inflexions de la voix envoûtent, que les règles sont là pour libérer l’imaginaire, alors, l’expression n’est plus une contrainte mais un art de vivre, une
esthétique de la pensée, un vecteur vers l’âme de ceux que la beauté illumine.
Que ce soit dans le Victor Hugo
d’Anthéa Sogno ou dans les Contes Fantastiques de la Compagnie NéNéka, cette magie opère dans l’éblouissement d’une verve sublimée.
Victor Hugo, mon amour.
Spectacle Anthéa Sogno.
Mise en scène par Jacques Décombe
Avec Anthéa Sogno et Sacha Petronijevic
40 000 lettres échangées entre Victor Hugo et Juliette Drouet, 40 000 traits d’union entre un poète dramaturge et une
maîtresse enflammée qui abandonnera le théâtre pour se consacrer à un amour sans limite.
Pendant 50 ans, ils vont correspondre, partager, se confier l’indicible et hurler leur passion dans des lettres incessantes.
« -Ecris-moi, écris-moi tout ce qui te trottera par la tête, tout ce qui te fera battre le cœur » lui dit-il lors de leur rencontre, en 1833, pendant une lecture de la pièce Lucrèce
Borgia que Hugo vient de terminer.
Dans la vie dévorante de Victor Hugo, où se mêlent femmes, littérature, politique, famille, Juliette Drouet restera une constante de
la vie, au-delà des rancœurs du quotidien, de la jalousie, de la peur et du vieillissement.
Le 11 mai 1883, Juliette Drouet s’éteindra comme la flamme d’une bougie soufflée par les vents contraires. Victor cessera d’écrire en
une réponse définitive. Son encrier s’assèchera parce que son cœur se tarira de ne plus pouvoir aimer celle qui transgressa les lois de l’amour en devenant sa muse pour l’éternité.
40 000 lettres pour un demi-siècle d’une passion si intense qu’aucune frontière ne pouvait l’enfermer.
C’est le travail d’orfèvre d’Anthéa Sogno d’aller chercher, dans cette correspondance, la réalité d’un amour fou et de le rendre au
vivant. Découpages, collages, mots crus, élans, tout est dans le texte, tout se met à exister dans la bouche des deux comédiens. Mystérieusement, leur amour se matérialise à travers les mots,
devient concret, perdure par-delà la légende des siècles.
Combien est magnifique cette langue libérée et combien elle pourrait se suffire à elle-même ! Style, classe, formule, rhétorique…
rien n’est plus juste que ces mots dérobés au temps passé que l’on exhume comme des trésors.
A l’heure où les publicistes se torturent pour accoucher de slogans dont la
vulgarité n’a d’égale que la pauvreté, quand il faut frapper par les mots pour convaincre par l’esprit, Victor et Juliette dans une correspondance privée, certainement pas destinée à être
partagée par d’autres lecteurs, énonçaient la plus belle des vérités : le cœur est une science exacte, avec lui, point besoin de se torturer pour définir la phrase juste, c’est la juste
phrase qui s’impose quand les sentiments sont à l’unisson des actes.
Que ce soit dans un discours politique (combien seraient inspirés nos hommes
politiques d’en copier quelques élans), dans un poème bouleversant dédié à la mort de sa fille, (A l’heure où blanchit la campagne !), que ce soit dans l’échange amoureux, dans les conseils
d’une Juliette à son grand homme d’écrivain (le titre des Misérables, c’est elle !), dans la passion physique où dans l’éternité de l’attente, les mots sont des perles enchâssées sur l’écrin
des sentiments les plus nobles. L’âme peut s’élever jusqu’aux cieux quand la grandeur de l’être lui offre des raisons d’espérer !
Contes Fantastiques.
Textes choisis de Guy de Maupassant.
Mise en scène : François Orsoni.
Avec François Orsoni et Jean-Pierre Pancrazi.
Un beau et sobre dispositif de lampadaires qui découpent des cônes lumineux sur une scène vide. Un homme assis sur une chaise
(François Orsoni) lit un livre à haute voix. Il va s’en détacher, se lever et entrer en représentation. Il est celui qui relie le public à la fonction scénique, le grand ordonnateur du désordre
que les mots vont introduire dans la mécanique de la peur. De lecteur passif, il devient acteur, introduisant des bribes d’histoires, l’amorce d’une séquence horrifique, saynètes que son alter
ego, (Jean-Pierre Pancrazi), va vivre de l’intérieur en étant l’expression de la réalité décrite. Procédé simple mais parfaitement efficace pour faire vivre ces histoires abominables et ces
caractères hors du commun qui peuplent de fantômes les pages acides de Guy de Maupassant.
Sans jamais se croiser, s’ignorant malgré une proximité de sens, ils vont se répondre en écho, devenir ces voix qui exhalent la
puanteur de ces œuvres sordides où la beauté fleurie sur les victimes du désordre.
Femme aimée dont on viole la sépulture pour une ultime étreinte, veuve rentière qui cherche à récupérer devant un tribunal un bien
accordé à un enfant en échange de ses faveurs sexuelles, lettre d’un suicidé qui suit le lent cheminement qui le mène vers la mort, tout se passe comme si l’humanité vacillait sur les rives du
désespoir, juste entre l’indicible et l’inénarrable, à la lisière de l’impossible.
De ce point de vue, le conte qui clôture le spectacle est un bijou de haine et d’amour. Un gentil instituteur, aimé de tous, tue ses
meilleurs élèves dans d’atroces souffrances pour se venger d’un Dieu tout-puissant qui a autorisé la mort de ses trois enfants adorés emportés par une maladie de poitrine. Il va alors décider de
lui voler des vies en lui dérobant des morts. Au passage, comment résister à un des textes les plus férocement athée, un summum d’agnosticisme que je ne peux que vous retransmettre :
« …et puis tout à coup, j’ouvris les yeux comme lorsque l’on
s’éveille ; et je compris que Dieu est méchant.
Pourquoi avait-il tué mes enfants ?
J’ouvris les yeux, et je vis qu’il aime tuer. Il n’aime que cela monsieur. Il
ne fait vivre que pour détruire ! Dieu, monsieur, c’est un massacreur. Il lui faut tous les jours des morts. Il en fait de toutes les façons pour mieux s’amuser.
Il a inventé les maladies, les accidents pour se divertir tout doucement le
long des mois et des années ; et puis, quand il s’ennuie, il a les épidémies, la peste, le choléra, les angines, la petite vérole ; est-ce que je sais tout ce qu’il a imaginé ce
monstre ?
Ca ne lui suffisait pas encore, ça se ressemble tous ces maux-là ! Et il
se paie des guerres de temps en temps, pour avoir deux cent mille soldats par terre, écrasés dans le sang et dans la boue, crevés, les bras et les jambes arrachés, les têtes cassées par des
boulets comme des œufs qui tombent sur une route.
Ce n’est pas tout. Il a fait les hommes qui s’entremangent.
Et puis comme les hommes deviennent meilleurs que lui, il a fait les bêtes pour
voir les hommes les chasser, les égorger et s’en nourrir.
Ce n’est pas tout. Il a fait les tout petits animaux qui vivent un jour, les
mouches qui crèvent par milliards en une heure, les fourmis qu’on écrase, et d’autres, tant, tant que nous pouvons imaginer. Et tout ça s’entre-tue, s’entre-chasse, s’entre-dévore et meurt sans
cesse. Et le bon Dieu regarde et il s’amuse, car il voit tout, lui, les plus grands comme les plus petits, ceux qui sont dans les gouttes d’eau et ceux des autres étoiles. Il les regarde et il
s’amuse. Canaille va ! »
Spectacle merveilleux, ivresse des mots sur des images sordides, je l’avais
rêvé. C’est aux Théâtrales de Bastia, il y a deux ans, que j’avais découvert dans une première version qui m’avait passionné, simple lecture polyphonique mise en espace, sans réelle mise en
scène. Au cours de longues discussions passionnantes avec les deux acteurs, je leur avais proposé d’en réaliser une version scénarisée et de se retrouver pour une programmation à
Cannes. Après quelques mois, ils me présentèrent leur production. Le résultat fut bien au-delà de ce que j’espérais, parce que le talent et le désir se conjuguaient, parce que derrière leur
approche d’humilité, un travail rigoureux permettait de rendre au verbe sa magie libérée. C’est la force des belles idées de s’imposer par le naturel. Quand les mots de Maupassant rencontrent
l’art des comédiens, les sentiments les plus humains se parent des atours du fantastique.
Qui aura triomphé de Victor Hugo ou de Guy de Maupassant…aucun des deux ! C’est le verbe qui l’emportera, qui vaincra pour la
magie de ceux qui entendent derrière les mots. Deux conteurs fascinants, apôtres d’un style fleuri où l’essentiel est toujours à l’intérieur des signes, qui renvoient vers la réalité en la
transfigurant, qui donnent des clefs pour mieux accepter la part magique de l’être humain. C’est avec de tels écrivains que l’on saisit combien la langue française est riche et subtile, capable
de parler de la grandeur de l’homme comme de la petitesse de ses humeurs, de dépeindre la vastitude de l’univers au prisme de l’étroitesse des individus.
Comment oser, désirer, écrire derrière de tels jongleurs de mots ?
Dernière minute… Dans la série des grands et beaux textes, nous venons de programmer au Palais des Festivals de Cannes, Dom Juan, Le
Festin de Pierre de Molière avec Philippe Torreton et Jean-Paul Farré dans une mise en scène de Torreton. Sublime encore ces mots qui chassent sur les domaines des dieux, confrontent la liberté
de l’homme au pouvoir de l’infini. Génial ! Cette tirade sur l’hypocrisie que tant de nos hommes de pouvoir pourrait écouter en silence, charge contre les convenances et tribune de l’homme
de sang qui peut affronter sa part divine sans renoncer à son libre arbitre. Dom Juan est une pièce redoutablement perverse, d’une ambiguïté sans appel, où le mensonge est une vertu, l’innocence
une maladie, le pouvoir de séduire, la possibilité de révéler aux autres leur nature intime. L’humour cache le désespoir extrême d’un homme qui tente de se libérer de ses liens et sa quête
de la perfection brûle les existences autour de lui. C’est sa mort choisie qui le sauvera… Et loin d’être l’apologie d’une punition divine, ce banquet avec le Commandeur est le dernier acte d’un
homme libre qui défie sa peur !