Voici la suite de la nouvelle précédente. Si vous avez raté le début, vous pouvez prendre le temps de lire le premier
épisode. Je vous rappelle que tout ceci n'est que pure fiction, et que toute ressemblance avec des personnes existants ou ayant existé n'est absolumment pas fortuite mais bien produite par
une volonté délibérée de travestir la réalité !
-On continue quoi ? Autant vous le dire, je n’ai plus la tête à lire votre prose. Je suis sincère en disant que cela me semble bon, mais j’ai des difficultés à me concentrer, je ne sais pas
pourquoi…
-Je vais vous épargner cette tâche. Reprenons votre présentation, elle était incomplète me semble-t-il.
-Bon qu’est-ce que vous voulez savoir ?
-Mais rien, je sais tout de votre passé.
-Bon, et alors ?
-Leader des maoïstes à Nice de 1968 à leur implosion en 1970, près de deux années pendant lesquelles vous avez mené une guéguerre
urbaine aux forces de l’ordre qui tentent actuellement de vous sauver. Vos aventures parlent pour vous. Détournement symbolique des camionnettes de la presse capitaliste dont vous brûliez en un
autodafé festif des milliers d’exemplaires d’une prose infâme soumise aux intérêts des puissances impérialistes qui asservissaient les peuples en lutte, comités de vigilance et travail
d’alphabétisation dans les bidonvilles qui existaient encore en face de l’aéroport, avec à la clef, un réseau de cellules qui devaient devenir le bras armé de la révolution du Grand Soir,
élaborées sur le modèle de la bataille d’Alger, interrogatoires des militants afin de traquer les réflexes petits bourgeois, confessant leurs fautes et promettant de corriger leur comportement et
de se fondre dans l’idéal révolutionnaire de la masse en se purgeant de ses pratiques individualistes, et tant d’autres faits d’armes que l’histoire ne vous est pas reconnaissante de ne pas avoir
inscrit en lettres de feu la mémoire de vos gestes. Vous avez été un grand révolutionnaire, monsieur Beausexe !
-Mais, comment, c’est impossible !
-Il est certain que cet aspect de votre vie n’apparaît pas vraiment dans votre biographie du Who’s who. Fils de notaire de la
bourgeoisie niçoise, père de deux enfants, diplômé de l’université de sociologie et titulaire d’un DEA de lettres, c’est quand même plus adapté à votre profil de grand prêtre de la littérature
moderne, n’est-ce-pas ?
-Mais qui êtes-vous enfin ?
-Qu’avez-vous fait de votre passé, camarade, l’histoire vous mord-elle encore la nuque ? Est-ce que vous dormez du sommeil du
juste après les infos de la télé capitaliste, quand des millions de nègres s’entre-tuent sous vos yeux pour entretenir vos désirs de paix sans ouïr leurs cris d’agonie, que les enfants asiatiques
s’écorchent les mains pour chausser vos enfants du dernier cri de la technologie en Nike-Air, que les paysans d’Amérique du Sud crèvent à labourer des terres infertiles pendant que les
conglomérats des Etats-Unis s’enrichissent de leur misère, que les riches deviennent de plus en plus puissants pendant que les pauvres s’appauvrissent, que sont devenus vos rêves ?
-Je veux bien entamer un cours de dialectique avec vous mon ami, mais enlevez votre cagoule, que je voie enfin à quoi ressemble
l’avocat des peuples et des trahisons de nos révolutions. A visage découvert, on peut parler du passé.
J’ai ôté lentement mon masque. Je l’ai senti me regarder, scruter ce visage qui lui évoquait de vagues réminiscences, cherchant des
souvenirs enfouis dans mes traits vieillis, trente années s’étaient écoulées depuis notre dernière rencontre. Son regard a vacillé, une lueur étrange s’est allumée dans ses yeux.
-Bernard Raynieux, toi, mais tu es fou. Qu’est-ce que tu fais là ?
-Je viens te chercher camarade, l’heure des comptes a sonné. Il fallait bien que cela advienne, nous ne pouvons nous exonérer
indéfiniment de nos actes passés. On se doit au moins la vérité, tous les deux.
-Quelle vérité ? De quoi me parles-tu ? Je crois que la comédie a assez duré. Tu vas me donner cette arme, on va sortir
tranquillement et on expliquera que c’est un gag que tu m’as fait en souvenir du bon vieux temps. Viens.
Il a tendu la main vers le revolver noir, ses yeux me suppliaient, l’espoir renaissait dans sa volonté de dénouer la situation, de
reprendre le contrôle des événements. Il avait toujours agi en chef, mais je n’étais plus son lieutenant, son porteur de flingue, son exécuteur de basses œuvres. J’ai hésité quelques secondes
d’éternité.
-C’est encore trop tôt, nous n’en avons pas fini. Ne crois pas que ce n’est qu’un jeu, ce revolver est armé, je tirerai si tu m’y
obliges. Reprenons.
-Reprendre quoi ?
-Par exemple ce « tapuscrit » comme tu l’appelles, je te l’ai envoyé il y a un an, à cette adresse, il était signé de mon
nom, tu ne l’as jamais lu, pourquoi ?
-Tu sais, je reçois environ 25 œuvres géniales de tous les écrivains méconnus de la France par semaine, il y a longtemps que je ne les
regarde même plus, j’ai un comité de lecture qui les enregistre et tente de lire ces salmigondis, cet étalage d’ego insupportable. On tombe rarement sur des pépites dans cette boue de toutes les
frustrations, dans ce torrent de toutes les passions contrariées, de rêves avortés. Je pense qu’ils sont passés au travers de ton livre. On peut arranger cela.
-Il y a six mois, la lettre que je t’ai envoyée pour te demander ce que tu en pensais, là aussi tu ne lis pas ton
courrier ?
-Oui, je me souviens maintenant. Une lettre d’un ami, étions-nous vraiment des amis d’ailleurs, que j’ai perdu de vue depuis combien,
trente ans au moins ? Que veux-tu exactement, que je saute au plafond parce que tous les jours j’attendais une lettre de toi, que je ne pouvais vivre sans savoir ce que tu devenais, que ma
vie s’étiolait dans l’attente d’une missive où tu m’annoncerais que tu vivais encore, la belle affaire ! Tu me parlais d’un livre, c’est vrai, mais j’en reçois des tonnes de livres, des
merdes innommables, des états d’âme de rien du tout, de la littérature de gamins attardés écrite avec les pieds. Les coffres des greniers sont pleins de chefs-d‘œuvre méconnus. Il va falloir que
tu aies un peu d’humilité mon vieux camarade, la vie ne s’est pas arrêtée à la fin de nos idéaux révolutionnaires dans les années soixante-dix, elle a continué son fleuve tranquille si tu vois ce
que je veux dire.
-Pas pour moi, j’avais confiance en toi. Je croyais que tu serais là quand j’aurais besoin de toi.
-Bernard, tu vas me faire pleurer, on tombe dans la littérature de gare pour midinettes, tu vaux mieux que ça ! Bon, dis-moi,
exactement, ce que tu cherches là, il faut en sortir.
-Tu te rappelles la dissolution du mouvement étudiant, la désintégration de nos espoirs, ce rendez-vous que nous avons pris avec
l’histoire en décidant d’intégrer les usines et de transformer les travailleurs en leur permettant d’acquérir la culture de l’insurrection et de la résistance, seul moyen de lutter de l’intérieur
et de transformer le monde…c’était ton discours, moi j’y ai cru. Je me suis engagé dans une filature de Tourcoing, il y en avait encore à cette époque, et puis j’ai fait Renault, les aciéries du
Nord, toute une géographie oubliée de l’asservissement des masses et à chaque fois, l’humiliation, l’échec, ces mêmes travailleurs qui me rejetaient, les licenciements, la fuite en avant, j’étais
toujours le mao, le gauchiste, celui qui empêchait de tourner en rond.
-Nous étions jeunes, j’y croyais vraiment aussi, tu ne peux pas en douter.
-Oui, sans aucun doute, mais moi, je n’avais pas un père notaire, du fric, une villa au Mont-Boron, je n’avais aucun parachute pour
amortir ma descente aux enfers, j’étais condamné à continuer parce que tu m’avais dit un jour que nous triompherions pour créer un monde plus juste, plus vrai. Où est-il ce monde de nos vingt
ans, où l’as-tu planqué ?
-Mais on est au troisième millénaire, tu parles de quoi exactement, j’ai l’impression d’entendre un ptérodactyle pérorer sur un
eldorado qui n’aurait jamais existé. Est-ce que tu te rends compte que les staliniens ont perdu la bataille, que le mur de Berlin est tombé, que la Chine est le premier pays capitaliste au monde
devant la Russie, que Fidel est une caricature de dictateur qui aurait dû mourir avec le Che, au moins on en aurait fait des posters, que le peuple français attend le tour cycliste et le mondial
de foot pour s’extasier et s’ébaudir en buvant des bières et en chantant la Marseillaise, on est loin de l’Internationale là, non ? Où étais-tu pendant toutes ces années ?
-Là où tu m’as envoyé !
-Ne me donne pas ce pouvoir, c’est un costume bien trop grand à porter pour mes épaules. C’est toi qui a tracé ta route, tu n’es
tributaire que de tes choix, j’ai fait ma part du chemin, où donc t’a mené le tien, dans ce bureau de merde à me menacer avec un flingue, comme dans un western de série B, mais n’est pas Clint
Eastwood qui veut, l’heure de la retraite générale a sonné cher compagnon de luttes, même si c’est moi qui ressemble à Sancho Pança, c’est toi qui te bats contre des moulins à vent avec une
hallebarde. Pose ton sac collègue, il est temps de revenir à une réalité plus prosaïque, plus terre à terre, de ramener le débat vers des rives plus accueillantes.
-Plus sereines que les nuits que j’ai passées dans les caches de la Fraction Armée Rouge à attendre la descente des flics, que le
passage au sein des Brigades Rouges dans l’Italie des années de plomb et les jambisations à la sortie des usines Fiat, que mon exil en Thaïlande au début des années 80, que la vie d’errance qui
m’a mené pendant vingt ans aux quatre coins du monde, toujours à côtoyer la misère et la mort. Toujours en porte-flingue, toujours à la lisière de la légalité, et la fin de mes illusions que
personne ne voulait partager, sais-tu ce que c’est que la solitude, l’agonie d’un monde dans lequel je n’avais plus de place, c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui, c’est le compte que je viens
régler avec toi.
-Pourquoi moi ?
-Il faut bien quelqu’un pour assumer ma vie. Tu n’as pas voulu me publier alors j’agis, comme tu m’as appris à le faire quand tu étais
notre leader maximo, il y a si longtemps. Tu as oublié les principes de base de notre stratégie révolutionnaire : analyser, décider, foncer et ne pas regretter. Je ne regrette pas ce qui va
advenir, tu comprends bien qu’un de nous deux doive solder cette addition, aujourd’hui je viens te présenter la facture.
La sonnerie du téléphone a retenti, jetant une ombre entre nous, réintroduisant un extérieur menaçant, un facteur de tension.
Il m’a interrogé du regard pendant que le son strident remplissait la pièce. J’ai opiné de la tête, lui faisant signe de décrocher en mettant
l’écoute collective.
-Bonjour monsieur Beausexe, ici le commissaire Bertrand du commissariat du 8ème. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se
passe ?
-Ecoutez, je crois que c’est un malentendu, tout devrait rentrer dans l’ordre.
-Etes-vous menacé physiquement, a-t-il une arme ?
-Oui, non… enfin c’est compliqué, disons que vous ne devez rien tenter, j’ai besoin encore d’un peu de temps, nous sommes en train de
discuter.
-Passez-moi la personne qui est avec vous.
Il m’a tendu le combiné mais j’ai refusé de le prendre.
-Il ne souhaite pas vous parler. Je vous propose de rappeler dans trente minutes. Je pense que la situation se sera décantée et que
j’y verrai un peu plus clair.
Il a raccroché et m’a fixé longuement. Il se demandait vraiment où nous allions et comment cette situation pouvait évoluer. Il avait
moins peur, je le sentais à son attitude, il pressentait que notre lien ancien, que ces heures que nous avions partagées le protégeraient. Il avait tort..
-Bon, Bernard, cette comédie a assez duré, il faut en sortir d’une manière ou d’une autre. Le mieux serait de remballer cette arme et
de sortir de ce bureau. Rien d’irréversible ne s’est encore déroulé.
-Nous avons une demi-heure, c’est plus qu’assez pour mourir, Patrick.
-Tu es fou !
-Peut-être, mais quand tu nous as déclaré qu’il fallait prendre rendez-vous avec l’histoire, moi j’y ai cru et j’ai foncé. Sais-tu ce
que cela veut dire que de s’entraîner un an dans une base libyenne au milieu des années 80. Ramper, sauter, tirer avec des Kalachnikov, manier des explosifs pour être ce gentil soldat de la
Révolution appelé à libérer le monde.
-Là, je rêve, ce n’est pas possible !
-Tu cauchemardes plutôt. Sais-tu que dans ce monde, il y a toujours une place pour des gens comme moi, perdus, amers, sans racines et
sans avenir. Où que tu ailles, des recruteurs de l’ombre sont à l’affût, ils savent guetter leurs proies et nous prendre en main, nous habiller, nous entraîner et nous inclure dans leurs plans.
L’argent coule à flots pour les mercenaires du désordre, c’est si facile de se laisser aller et d’abandonner son libre-arbitre. J’ai fait le Moyen-Orient, bien sûr, et c’est en Afghanistan que
j’ai connu mes plus belles heures. Tu ne peux imaginer un camp d’Al Qaïda, moi j’y ai vécu et je suis devenu un instructeur respecté, j’ai vu mes élèves partir la taille ceinte d’un cordon
d’explosifs en chantant les versets du Coran, la vie est si belle au paradis d’Allah quand il ne coûte rien de se libérer des attaches terrestres. Tu sais qu’ils sont des légions disséminées dans
le monde, que leur terreau est ton renoncement, que vous avez forgé des hordes de désespérés qui vous demanderont des comptes au moment opportun. Ce n’est que le début d’une page sanglante, je
t’assure, le 11 novembre n’est pas un aboutissement, juste les prémices d’un chaos auquel il va bien falloir vous habituer. Vous en êtes responsables parce que vous vous êtes trahis, les forces
de la terreur seront toujours plus fortes que celles de la paix parce que les gens ont faim et qu’à ventre vide, l’espoir est impossible.
-Toi, le ventre vide avec ta rhétorique de merde, petit soldat raté qui a oublié de grandir, et moi, je t’aurais obligé à prendre ce
chemin tortueux, quelques mots, un discours, des idées de jeunes attardés à démonter ce Vieux-Monde auraient conditionné ton existence de mercenaire en t’entraînant dans l’illégalité, un peu
facile non ! Tu ne t’exonérerais pas de ton goût pour la violence, pour le sang, te rappelles-tu comme tu aimais cela, déjà ? Tu étais toujours le premier à bastonner les fachos, il
fallait même te freiner sans arrêt pour éviter les bavures.
-Sans doute, mais je vous étais bien utile alors.
-Enfin, nous étions jeunes, ce n’était qu’une utopie.
-Elle avait un sens.
-Qui t’a mené où, exactement ? Tu as tué, tu as fait couler du sang, dans la foulée tu écris un livre sur ta vie où j’imagine que
tu campes tes exploits en flattant ton ego et me menaces parce que ton talent ne serait pas reconnu, que tu ne veux plus rester dans l’ombre, tel un génie méconnu de la révolution
permanente.
-Cela c’est Trotski, mon camarade, tu as oublié tes classiques.
-Ne joue pas avec les mots comme tu joues avec la vie des autres.
-Mais c’est de ma vie que tu parles, pas de celle des autres. C’est moi qui me suis engagé, qui suis allé jusqu’au bout de votre
chemin pendant que vous vous reposiez de vos émotions de petits bourgeois, que vous repreniez le cours normal des évènements, la vie tranquille comme si tout ce qui avait été conçu n’existait
pas, n’avait jamais été réel. Et que vive désormais le repos du guerrier !
-OK, je suis coupable, un grand pêcheur devant l’éternel révolutionnaire, alors maintenant, quelle est ta sentence, j’ai mérité la
mort, l’exécution, en victime expiatoire de tous les malheurs de l’humanité ?Pendu, étripé, eviscéré, que sais-je encore ?
-Pourquoi pas ? L’un de nous doit mourir aujourd’hui, c’est un fait.
(suite dans le dernier épisode, la semaine prochaine...)