Exotisme de la destination. Se rendre aux « Teatrale de Bastia » comme en pèlerinage sur une terre peuplée de bons sauvages.
Se rendre, venir avec ses certitudes et en repartir avec ses doutes. « Rendre » prend tant de significations, aller à Canossa, se déplacer d’un point à l’autre, arriver, vomir son trop
plein d’orgueil, errer à l’abandon, donner et se soumettre, céder sous… et dans toutes ces hypothèses, la plus logique, celle qui convient le mieux à ma présence sur la Place Saint-Nicolas :
retrouver les Corses dans leur générosité, leur ambivalente fierté pétrie d’inquiétudes et d’interrogations, leur humour et leur certitude de devoir s’inscrire dans une fuite du temps, rappel
d’un passé de fureur, complexité d’un rapport à l’autre façonné par une culture latine insulaire, quand celui qui débarquait pouvait tout aussi bien envahir qu’enrichir. C’est peut-être dans
cette double crainte, celle d’être dominé comme celle de perdre son identité, que les Corses ont puisé l’énergie d’une lutte contre les apparences du pouvoir, l’état centralisateur, l’ennemi si
proche d’une culture authentiquement insulaire.
Que l’histoire ait balbutié en Corse n’est somme toute, qu’un accident de parcours. Rêve de nation souveraine, parcellisation extrême
des micro-pouvoirs, c’est la Corse dans toute son ambiguïté, celle des clans installés depuis tant de temps aux cimes des villages perchés au dessus du vide, celle des potentats locaux qu’une
génération a tenté de balayer pour installer son propre pouvoir et qui se confronte, amère, aux ruines fumantes de leurs espoirs, lambeaux d’un combat se brisant sur les traditions d’un peuple
cultivant le secret, le flamboiement de l’affrontement, la rixe comme arène de tous les désirs. C’est aussi la tentation du réflexe des Robins des Bois, bandits d’honneur, vendettas, omerta, la
force comme une réponse au mal-être, pour chasser les doutes et se donner des héros de chair à la langue flamboyante.
Et pourtant, la Corse lettrée, celle de toutes les audaces, existe bel et bien. Elle est généreuse dans ses doutes, forte de ses
hésitations, parlant de l’invisible pour cerner la réalité. Des générations brûlées au feu de l’action qui modèlent leur comportement sur la critique de la raison pratique mais n’en conserve pas
moins l’idéal chevillé aux rêves de lendemains d’harmonie. C’est cette génération qui parcoure les sentes d’Aléria pour se briser sur les hauts-fonds des luttes fratricides et se retrouve avec
des interrogations existentielles en héritage. Que créer qui échappe au chaos ? Qui soit à la fois de l’ordre de l’essentiel d’une spiritualité et totalement ancré dans une réalité honnie,
qui appartienne au cri et parle au cœur de l’homme…
Et le théâtre dans tout cela me direz-vous ?
Il y a 2 ans, j’avais découvert un vivier inépuisable d’inventivité. L’an dernier des pièces fulgurantes, (cf. mes articles précédents
dans le blog), quand devait-il être de l’édition 2009 ?
Comment expliquer le relatif tarissement de cette source créatrice au moment même où les responsables du Festival réussissent à faire
venir des programmateurs et des éminences de la critique théâtrale ? Peut-être est-ce dû à une irrigation trop intensive qui a laissé les terres exsangues et nécessite une pause afin que les
ferments se reconstituent ! Peut-être aussi cette éternelle tension qui fait que, quand une tête dépasse en Corse, il faut la couper et la coller sur un drapeau blanc ?
Comment expliquer que les Chjachjaroni soient géniaux avec Le Roi se meurt en 2007 et se
vautrent lamentablement avec Georges Dandin en 2009 ? Glorieuse incertitude de l’art qui nous rappelle à une grande humilité ! Orlando
Forioso, un protagoniste majeur du théâtre de Corse, positionné à Calvi, auteur de coups de génie, qui ici, en l’occurrence, nous assomme avec un placard de Barbe Bleue trop plein de suffisance, des actrices nulles (à l’exception d’une sublime Osella Orchis dans un texte en italien de Annalisa Ferruzzi, l’histoire
d’une femme qui va nettoyer l’appartement de son ex-mari où sa seconde femme vient de se suicider et qui se noie dans le sang de l’autre !)…une scénographie pompière en décalage avec un
contenu et une mise en scène luxuriante.
Malgré tout, comme des pépites dans le limon de l’indifférence, dans la quinzaine de pièces proposées, des essais intéressants
surnageaient, plus ou moins réussis. Itinéraire de femmes est l’exemple type d’une pièce ratée. La générosité de la metteur en scène et les qualités
évidentes du jeu d’actrice de Véronique Reviron et de Frédéric Maroselli ne peuvent s’opposer aux vertus d’un collage de textes manquant de cohérence et aux choix discutables d’une mise en scène
jouant sur le trop-plein et l’accumulation. De même pour Paoli City de Francis Aïqui et Catherine Sorba, road-movie sur une américaine qui vient
retrouver sur l’île, les amis de son amant mort pour disperser ses cendres sur sa terre natale, et tente d’éclairer la part d’ombre d’une « corsitude » qu’elle n’a jamais comprise. Un
exercice de style particulièrement riche qui se brise sur les carences de la mise en scène et sur un texte encore trop fragile. Le renoncement à la lutte, l’exil, le reniement des idéaux
révolutionnaires auraient autorisé plus de profondeur ! Le message dans la bouteille est trop important pour laisser une emprise à l’à-peu-près !
De la profondeur par contre, on en trouvait à foison dans l’Ultima Visita de Jean-Pierre
Lanfranchi. Directeur du Festival, metteur en scène de la pièce, comédien principal, il aime les difficultés, notre ami se lançant à corps perdu dans le montage de la dernière pièce de Copi en la
traduisant en corse (avec un surtitrage pour les Français !). Une œuvre écrite sur un lit d’agonie, par un homme rongé par le sida, qui parle de la beauté de l’existence, du théâtre et de la
comédie de la vie avec les mots d’une tragédie. La mise en scène est soignée, quelques trouvailles agrémentent le parcours d’un corps qui se délite. Impondérable d’une création, elle souffre
parfois d’un jeu qui a besoin de se régler. François Berlinghi, un excellent acteur au demeurant, en fait des tonnes avec son personnage de grande folle et gagnerait à serrer les fesses dans la
sobriété, l’infirmière, plus préoccupée par son texte, force le trait et joue à contresens dans une hystérie trop convenue…mais que la démarche de Unita Teatrale est belle, courageuse ! Copi
en Corse, appropriation d’une maladie vécue comme une honte et qui se trouve au centre d’un dialogue empli de magie et de joie de vivre. La mort au travail, si une expression pouvait résumer
cette œuvre, alors c’est bien celle-là qui dévoile le cheminement vers l’inexorable d’un créateur résolu à faire un ultime pied de nez à cette gangrène qui ronge son corps mais n’atteint point
son esprit. Il est libre Copi, y en a même qui l’on entendu se gausser de la grande faucheuse !
Reste le chef-d’œuvre de cette semaine de théâtre !
Hanokh Levin est un écrivain Israélien dont la plume évolue dans un univers absurde que l’on peut situer entre Ionesco et Beckett. En
partant d’un événement totalement banal, (Shvartz décide d’embrasser au petit matin le petit doigt de Shvartziska, sa femme adorée), l’auteur va imbriquer une fuite en avant vers le
« non-sens », en une composante savante de sentiments réels et de situations absurdes, dépeignant la force de l’amour et le ridicule des petitesses mesquines d’hommes et de femmes
ordinaires. En effet, celle-ci, qui était en train de se curer le nez, refuse car elle a un gros caca au bout de son riquiqui. Son couple au bord du divorce, elle va chercher l’aide de l’ami
fidèle, Popper qui se retrouve de force englué dans leurs rapports. D’ami fidèle, il devient témoin gênant. Svhartz souhaite sa mort et vu que le désir est aussi vrai que la réalité, Popper se
meurt de ce charme. Shvartz et Shvartziska jouent avec cet encombrant Popper qui permet à leur amour de s’exprimer dans toute sa puissance et son mépris pour les autres, exclusivité du couple
refermé sur lui-même. Même son copain, Katz, ne pourra entraver cette marche funèbre orchestrée par la passion et la jalousie. Même Koulpa, la délicieuse prostituée, prête à devenir une femme
comme les autres, ne pourra s’opposer au destin. Il mourra donc pour effacer la tache indélébile de cette crotte au bout d’un doigt fureteur.
Marie Murcia est une Shvartizka éblouissante, jouant d’une palette d’émotions contradictoires, tour à tour, victime et bourreau,
engluée dans sa passion pour Shvartz et dans son attirance pour Popper. C’est une comédienne accomplie, au zénith de son art. Formée à l’Erac (Ecole Régionale d’Acteur de Cannes, 1ère
promotion en 1991), elle vit en Corse et offre son talent à un personnage complexe et ambigu.
Christian Ruspini est l’acteur le plus talentueux que j’aie pu découvrir actuellement en Corse. Eblouissant dans Le Roi se meurt, génial dans Pégase 51 (qui sera programmé le samedi
20 février 2010 dans la saison « Sortir à Cannes »), il n’y a plus de qualificatifs pour définir son interprétation du personnage de Shvartz, engoncé dans des vêtements étroits, la
mèche barrant son front, rigide de toutes les petitesses de l’enfermement sur soi et d’un égo disproportionné. Il « hait » le personnage jusqu’au bord du gouffre, un équilibre instable
entre la réalité d’une image et l’image d’une réalité, un précipice sous les pieds, celui d’une humanité où chaque geste déclenche un drame et se répercute sur son alter, la victime désignée,
comme si son propre bonheur ne pouvait s’ériger que sur les ruines de l’homme en une mécanique de la compensation absurde.
Alors, ne serait-ce que pour cette pièce, pour ces deux formidables comédiens, pour l’irruption de l’univers torturé d’un Hanokh Levin
dans notre quiétude, alors, même si ce n’était que pour ces raisons, j’aurai été heureux d’être à Bastia en cette fin d’un mois d’avril 2009. Que la pièce patine quelque peu à l’approche du
dernier tiers, que certains acteurs manquent de profondeur (la prostituée trop floue, Popper qui pourrait avoir une dimension intérieure plus compacte…), que l’on cherche la perfection ou pas…Il
y avait de l’émotion, de l’authentique tranche d’amour dans ce moment de grâce d’un théâtre plus que jamais parlant de la condition humaine.
Et si l’on rajoute un débat sur la politique culturelle avec Robin Renucci, fascinant conteur, passionné et passionnant et Valérie de
Saint-Do rédactrice de la revue Cassandre, la charcuterie corse au gout de maquis et l’odeur insupportable du « fromage qui pue » se répandant dans un Zanzibar bruyant à souhait, l’île
d’Elbe qui déchire l’horizon quand le soleil se couche, une escapade à Porto chez mon ami Guy Lannoy par la Scala Santa Regina, le col de Vergio avec ses rubans de neige toujours accrochés aux
pentes abruptes et le village d’Evisa suspendu dans l’éther, (paysages sublimes et routes tortueuses !), si l’on rajoute les bises affectueuses d’Aline, les sourires de Sarah devant les
« machos testiculeux », les pastis sur la Place Saint-Nicolas, les attentions d’Alix et de toute l’équipe des « Teatrale »… Si l’on complète ce séjour d'un déjeuner avec
Raoul Locatelli, le programmateur des « Musicales », la barbe drue de Guy Cimino en train de monter son prochain opus (comme il a manqué à cette édition !) et le cigare coupé en 4
de François Berlinghi faisant son coming-out artistique sous le regard attentif d’un Jean-Pierre Lanfranchi dubitatif… Alors, on peut dire, merci Bastia, merci les Corses et à bientôt sur votre
île de toutes les beautés !