Hervé de Lumières
Il avait toujours été là, bien présent dans notre vie depuis ce début des années 70 où nous avions croisé nos chemins, entremêlant l’amitié définitive d’un groupe constitué à la fin des universités, quand l’heure des études doit faire place à celle des responsabilités professionnelles, l’insouciance à la gravité d’une vie à construire, les amours adolescents se confrontent à l’épreuve d’une vie d’adulte... Quand les rêves s’effacent et que fait irruption, au présent, ce monde réel que nous voulions tant transformer dans l’impatience d’une génération qui avait vécu un mois de mai 68 comme une révolution sans effusion de sang, une ode à la modernité d’un vieux monde en train de craquer !
Il y avait Maria et Amparo Fuentes, les belles brunes incendiaires filles d’immigrés espagnols, soeurs et épouses dans une période où les moeurs s’affranchissaient des liens du sacré, toujours à la recherche d’un équilibre à trouver entre leurs deux cultures et la place des femmes dans cette société mutante des années soixante-dix. Elles étaient fragiles et fortes, fières et si complexes de leur racines partagées.
Il y avait le grand Philippe Catalan, futur promoteur immobilier, celui qui devait réussir, à la personnalité fascinante, fils de militaire, cerveau enfiévré, curieux de tout, avide de savoir et d’échanges, appelé à diriger comme d’autres respirent, cassant mais sensible, si proche des autres qu’il en devenait le grand frère avant d’endosser la figure tutélaire du père symbolique de ce groupe disparate. A ses côtés, l’étrange Nicole, discrète en apparence mais tellement présente, le feu sous la glace.
Il y avait Olivier Poulin, le technicien du cinéma, goguenard marginal, buvant et fumant pour narguer la réalité. Rejeton de la haute bourgeoisie aux mains d’or et au coeur grand comme l’infini, il débarquait dans votre vie sans gêne, comme si tout lui était dû par ce que le monde lui appartenait de ne pas s’y insérer. Et tout le monde lui ouvrait la porte et son coeur. comme si c’était naturel et évident.
Il y avait nous aussi, Thérèse et Bernard, les petits derniers, couple atypique forgé dans l’airain, fils de prolos parmi ces enfants de la bourgeoisie qui s’inventaient un avenir échappant à tous les codes. Nous regardions, sans passé, un présent à bâtir, avec nos mains et nos cerveaux, seuls d’une histoire à créer, sans autre protection que notre futur à ériger. Il était beau ce futur car il nous appartenait !
Nous étions à quelques années seulement de notre mai «68», nous l’avions tous encore dans nos chairs, dans nos souvenirs, imprimé sur le parchemin d’un avenir que nous étions en train d’inventer, en rupture de toutes les normes. Nous allions changer le monde !
Nous mangions ensemble, sans s’inviter, en passant les uns chez les autres. Parfois dormions dans des lits de rencontre. A l’époque, il n’y avait pas de téléphone, quelques cartes arrivaient de destinations exotiques, pour nous rappeler à la mémoire des nôtres ! Tout se passait dans le contact, avec la présence physique. On organisait de grandes fêtes, essentiellement dans les villas cossues de Philippe. Nous nous retrouvions pour des journées de jeux, l’alcool coulait à flots, nous fumions tout ce que nous trouvions, nous parlions de politique, de cinéma et de livres. On organisait des jeux, on dansait, on se baignait dans la piscine, on faisait des randonnées. Il y avait toujours un relent de sexe, un indéfinissable parfum d’érotisme dans cette vigueur que nous affichions et dans cette volonté de partage.
Nous étions si jeunes et plein de vie.
Et puis il y avait Hervé Chauvin, né d’un ambassadeur dans un confort sans risque, rejetant le fardeau d’une classe sociale qui l’avait accouché, (mais en cela, Philippe et Olivier aussi vivaient ce rejet), sans prise sur le réel mais ancré dans le présent, à jamais déterminé par une certaine conscience de la vacuité du monde qui les avait enfanté, sans la peur des lendemains qui déchantent car issu de ceux qui possèdent les certitudes du pouvoir, mais désormais incapable d’assumer la place qu’on leur prédestinait.
Hervé était lumineux, comme une lumière chaude qui n’aveugle pas mais donne du relief à la vie.
Il avait décidé de vivre, tout simplement. Des études naturelles, des amours finalement bien sages dans cette période riche en dérèglements (deux femmes et quelques maîtresses), rien n’était jamais extrême chez Hervé, tout résidait dans la nuance de celui qui compose sa fugue comme un nocturne de Chopin.
Extrême sensibilité d’un esprit avide, capable de toucher à tout sans jamais devenir un spécialiste... si ce n’est d’un art de vivre sans contrainte.
J’ai en tête encore un Hervé envoyant une lettre à tous ses amis (nous étions encore jeunes et toujours pauvres, même si notre apparent dénuement de l’époque ressemblerait furieusement à une grande richesse aujourd’hui !). Dans cette lettre, il demandait à chacun d’entre nous, un peu d’argent pour s’offrir un piano à queue afin de nous honorer en musique quand nous viendrions partager des agapes chez lui. Il a obtenu le piano, ce qui n’était pas un mince exploit et démontrait à l’évidence combien on l’aimait, et jusqu’au bout, il en a joué, jamais comme un virtuose mais toujours avec passion. C’était bien sa signature d’échapper à la course de la perfection afin de jouir en esthète d’une existence libérée. Un morceau de cet instrument de musique, une touche blanche ou noire de ce piano, m’appartient à jamais, même si j’aimerais tant qu’il en ait encore la pleine jouissance et ouïr le jaillissement de ses notes sous ses doigts fins comme son esprit !
Je me souviens aussi d’un Hervé en capitaine courage d’un paradis perdu retrouvé, Barccagio, une baie du Cap Corse où il nous entraina pour des «robinsonnades» en camping sauvage qui emplissaient nos étés de soleil, d’amour et d’amitiés. C’était au début des années 80, nous étions jeunes encore, même si nos enfants courraient partout en poussant des cris d’orfraie. Une anse sublime au bout du monde, une vie sans chaînes dans un Eden bucolique, des camps de fortune que chaque famille bâtissaient en architecte éphémère où l’inventivité tenait lieu de savoir faire à coup de planches, toiles, pierres et cordages... Il y avait des puits entre les oliviers et nous nous «désalinisions» à grands coup de jets de seaux d’eau en hurlant de rire avant des soirées de partage, de bouffe et de jeux.
Au menu, on trouvait le poisson qu’il péchait pour les amis, les poulpes qu’il attendrissait et préparait à la poêle avec de l’ail et du persil pour des soupers à la chandelle des étoiles. Car Hervé, en bon vivant, était un redoutable cordon bleu, apte à improviser avec des riens afin de marier les arômes subtils, les saveurs les plus délicates... De ce point de vue, il n’était pas un fils de la Grande Bourgeoisie pour rien !
Hervé aimait le foot, nous regardions chez lui à chaque édition, les coupes du monde des années fastes, celles où l’on pouvait encore rêver, c’était avant l’Afrique du Sud, en un cérémonial païen destiné à accroitre les chances de notre équipe tricolore si mosaïque dans sa composition qu’elle nous apparaissait comme un symbole de cette France que nous aimions. Hervé aimait modérément le jeu... quelques pokers à 3 sous lui permirent de se prouver qu’il avait bien raison de ne pas être accroc... même ses enfants, Raphael et Samuel le battaient régulièrement.
Hervé aimait surtout parler, creuser, lire, se cultiver, discuter, voir des spectacles. Il aimait la musique et nous avions pris l’habitude de nous envoyer des «cassettes» (cela a existé, c’est vrai !) où nous enregistrions des morceaux que nous aimions, à faire découvrir et partager. Il vint plusieurs fois avec la belle Manu, sa femme, au Palais des Festivals de Cannes pour des soirées découvertes. Il était curieux de tout, sans jamais s’obstiner ni se prendre au sérieux.
Hervé n’était pas le père, ce rôle, c’est Philippe qui l’avait endossé à jamais dans notre phalanstère. Hervé était le grand frère dont tout le monde rêve. Les amis de la belle Nina, sa dernière réussite, sa fille, en savent quelque chose, eux qui trouvaient en lui le confident parfait, celui à qui l’on peut tout dire et qui en raconte si peu et si justement qu’il donne l’impression de n’être qu’une caisse de résonance de ses propres aspirations.
Nous avions, dans les années 90, l’âge aidant, imaginé acheter tous ensemble, un grand hôtel désaffecté, mas au soleil, pour y finir nos vieux jours, afin d’y vieillir de concert, notre maison de retraite à nous, un abri dans lequel nous saurions nous rapprocher de la mort avec sérénité, entouré de ceux que nous aimions. Utopie certes, mais si belle réalité ! Nous en avons déliré des soirées à l’inventer ce paradis où trouver la paix ! Pas trop loin de la ville pour les cinémas et les spectacle, proche de la mer, notre passion à tous, des chambres individuelles avec des lieux communs, une mutualisation des biens de culture (quelle gigantesque bibliothèque et discothèque aurions-nous constituées !), avec une répartition des tâches à la clef : Thérèse aurait ré-endossé sa blouse d’infirmière (on en aurait bien l’utilité d'une infirmière même si, n’en déplaise à Olivier, elle n’aurait plus été nue dessous !), moi, j’aurais incarné le «grand» animateur, metteur en scène des grandes fêtes, ordonnateur des pompes célestes avant de passer à celles des veillées funèbres et des panégyriques émus, Philippe aurait assumé la responsabilité de tout (comme à son habitude !), Olivier, la cave à vins et les clops (même si l’âge aidant, la nécessité d’arrêter de fumer se fait sentir !), les Espagnoles au Flamenco et à la cuisine (je sais c’est un peu cliché, elles ont d’autres qualités !), Manu l’épouse d’Hervé, la plus jeune, pour conserver nos fantasmes érotiques cacochymes, Nicole, la tenancière des tables de poker et conscience d’un principe de réalité intangible...
Curieusement, dans toute ce délire fantasmagorique, Hervé avait réussi à n’avoir aucun rôle précis, sans doute parce qu’il représentait l’archétype même du membre symbolique, unique et indispensable, bien à l’image de ce qu’il a tenté d’être toute sa vie, ailleurs et ici, futile et capital, indispensable et dérisoire, élégant jusqu’au plus infime détail...
Hervé était un sourire de la vie. Il avait une façon si particulière de vous regarder et de vous aimer. Un peu distant mais si proche, un peu caustique mais si humain, classe jusque dans les douleurs de son dos qui le terrassait dans les dernières années de sa vie.
Hervé à eu une vie professionnelle comme cette génération du baby-boom a pu l’avoir, par nécessité et sans drame : cadre à l’ANPE, lui qui méprisait au fond de lui le travail et les oripeaux de ce qu’il implique en relations sociales désincarnées !
Il a conçu trois enfants magnifiques qui représentaient vraiment ce que nous espérions tous de nos générations futures, pleins d’humour et d’intelligence, vivant même dans le regard qu’ils portent sur les autres. Il y a Raphaël le «businessman», cadre qui gagne beaucoup d’argent dans l’immobilier mais n’a jamais oublié d’en rire, et Samuel l’artiste, producteur fauché de cinéma mais qui tire son épingle du jeu et survit dans une jungle impitoyable en gardant toute son intelligence et sa finesse... Et puis il y a Nina, la petite dernière, qui est a un âge où l’on ne devrait pas vivre de drame, entre les amours et les études. Elle était avec son père la nuit ou il a décidé de s’en aller visiter les musées des fantômes de l’ailleurs.
Et puis il y a Manu, l’épouse, celle qui venait de prendre sa retraite et pouvait envisager de changer de vie pour se mettre en phase avec son «vieux» mari. Elle nous avait contacté en secret afin d’organiser l’anniversaire symbolique des 70 ans d’Hervé, une grande réunion de tous ses amis, à la mi-septembre avec surprises et amitiés en dessert. C’est aujourd’hui, samedi 14 septembre, que nous aurions du nous retrouver pour l’honorer !
Quand l’on regarde bien, Hervé a toujours été le premier. Premier de sa classe, premier à faire des enfants, premier à fêter ses 50 ans, premier à partir à la retraite... Au fond, peut-être n’est-il que justice que ce soit lui qui nous montre la voie : premier à décéder pour nous préparer aux parfums de l’automne, premier à pouvoir contempler tout ce que l’on a pas fait et que l’on ne fera plus désormais, premier à ne pas pleurer les autres, premier à nous faire sentir combien l’âge a rattrapé notre vieillesse, comme ont fuit les espoirs et les rêves, premier a se demander si nous avons vraiment vécu et pourquoi ?
Voilà, Hervé nous a fait sa révérence, avec classe et ironie, comme d’habitude, parce que c’est Hervé, et qu’il nous manque déjà !
Parfois, dans un groupe, entre amis, la fréquence des liens est intense, parfois ils s’étirent, plus lâches, comme l’est la vie tout simplement.
Ces derniers temps, coincés dans nos vies séparées, une petite faille temporelle était apparue. Il y avait bien plusieurs mois que nous n’avions plus eu de contacts. Fins de carrière professionnelle, des jours qui s’effilochent, un rendez-vous raté quand, devant partir en Corse, ils nous téléphonèrent pour une halte à Cannes avant d’embarquer à Nice... maison pleine ! Un week-end prévu à Aix... mais la famille Chauvin était partie à la campagne... C’est la vie de l’amitié, des rendez-vous que l’on rate parce qu’on a l’éternité pour les réussir. Thérèse avait envoyé, il y a quelques semaines, un mail pour renouer ce contact distendu depuis quelques mois... Il avait répondu avec enthousiasme, nous annonçant nos retrouvailles, pour bientôt, maintenant que sa Manu était enfin libérée, comme nous, des liens sacrés du travail !
Alors, on devait se revoir, manger, boire, fumer et rire...
C’est vraiment ce que l’on a fait, mais devant son cercueil, en un dernier clin d’oeil qu’il aurait aimé, avec ironie et distance, un peu hautain mais charmeur, avant de s’envoler en fumée, et ses cendres seront déposées dans l’anse de Barccagio, pour une dernière «robinsonnade» éternelle !
Combien allons-nous couper de fleurs dans les hivers qui s’annoncent ? Et quelle ironie que ce Hervé goguenard en train de nous attendre en souriant dans les vagues sereines de notre mémoire...
A toi, mon Hervé de lumières !