Plaidoyer pour Timbuktu...
Voilà donc un jury du Festival de Cannes composé de gens éminents et respectables, dont chacun est une partie du cinéma contemporain, qui aiment le 7ème art et en sont des acteurs majeurs... Jane Campion, Carole Bouquet, Dafoe, Garcia Bernal, Refn, que du beau monde, la crème, l’élite. On ne peut douter de la probité de ces personnalités et aucun lobby au monde n’aurait les moyens d’influer sur leur jugement...c’est un fait avéré mais alors, comment expliquer que le palmarès soit indigne de leur talent !
Je suis persuadé que si vous invitiez à la maison l’un des membres de ce jury et qu’après un bon repas, vous l’invitiez à voir le film turc dans une salle de votre quartier, il en ressortirait horrifié en se demandant comment on peut infliger une heure de champs/contre-champs sur des dialogues ésotériques et abscons, insérés dans un film de 3h20 au spectateur même cinéphile le plus branché, même si par ailleurs le film a d’indéniables qualités artistiques, même si le final est, parait-il, très beau, ce final que je n’ai pas vu puisque je suis sorti épuisé après deux et quart de film ?
Le syndrome de L’Oncle Boonmen, celui qui se souvient de ses vies antérieures (ce filmThaïlandais de l’édition 2010 dont le président était Tim Burton) vient-il encore de sévir ?
Si la personnalité des membres du jury n’est pas remise en cause, alors c’est bien dans cet habit de jury du plus grand Festival du monde qu’il faut chercher, dans les mécanismes sans doute inconscients qui font que chacun se saborde et abandonne son libre-arbitre. Interdiction de prendre du plaisir, nécessité de faire compliqué, postulat de surprendre et de faire différemment, émulation malsaine qui débouche sur des choix absurdes. Fuite en avant vers les frontières du réel !
A la lecture des nombreuses Palmes qui parsèment les éditions du Festival, très souvent, la qualité prime, les choix sont offensifs entre le cinéma commercial et le cinéma d’auteur, tension évidente entre ces deux tendances qui animent la production mondiale. Cannes sait se positionner entre ces deux options, miracle d’équilibre, mais trébuche parfois aveuglé par la volonté de trop bien faire !
Pourquoi ne pas se laisser aller à la poésie tragique d’un film africain ? Il y a tout dans Timbuktu, et d’abord le sujet, l’intégrisme dont on peut penser qu’il pourrait primer sur le nombrilisme d’un adolescent attardé nous infligeant une nouvelle fois, les hurlements de sa mère (Dolan) ou une énième variation sur une émission de télé-réalité (le Meraviglie). Il y a une beauté sublime et désespérée dans la complainte d’une femme fouettée pour avoir chanté et qui exprime sa douleur devant les bourreaux en chantant cette douleur. Il y a toute la noblesse d’un père de famille vivant dans le désert qui sera abattu avec sa femme, unis dans l’amour comme dans la mort. Il y a l’absurdité des ordres des terroristes, les armes qui tirent et la force surréaliste d’un peuple qui lutte afin de garder sa dignité (la partie de football sans ballon). On convoque Kafka dans ce grand désert tout blanc où luit la mort avide, les surréalistes toquent à notre porte devant ce dialogue des intégristes sur la victoire de l’équipe de France en 1998 alors que le foot est interdit, ou dans ces dialogues que l’on traduit en langues multiples pour se faire comprendre. Il y a du suspense et une énergie sans limite dans une écriture cinématographique parfaite... mais qu’est-ce que tout cela devant des séquences d’une heure de dialogues abscons entre deux individus perdus dans leur solitude ?
Que devra faire l’Afrique pour être primée à Cannes ? On n’a pas souvent l’occasion d’hériter d’un tel chef d’oeuvre de ce continent pour avoir le droit de l’ignorer !
Et si l’on aime pas l’Afrique, pourquoi ne pas reconnaitre aux frères Dardenne dans Deux jours et une nuit, l’incroyable originalité du sujet abordé et son traitement particulièrement dynamique. Un thème social scénarisé sous la forme d’un polar, la quête éperdue d’une Marion Cotillard éblouissante vers sa dignité et la reconquête de son honneur... Aller de famille en famille pour convaincre ses collègues de changer leur vote quand à son licenciement contre une prime, c’est moins glamour qu’une litanie de jurons hurlés avec l’accent Québécois, c’est moins exotique que les maisons troglodytes de la Turquie ou que la Belluci déguisée en fée ridicule...mais cela fonctionne quand on a les Dardenne aux commandes !
Que se passe-t-il dans la tête de chaque jury et comment en arriver à un tel échec du collectif sur le désir de l’individu ?
Pour avoir participé à de nombreux jurys (cinéma, chansons, humour...) et pour avoir géré pendant 15 ans celui de la pyrotechnie à Cannes, je pense qu’il y a un syndrome du membre parfait d’un jury qui se met en branle à endosser une responsabilité aussi importante. Il n’est pas aisé d’être celui qui va juger les autres et le collectif renforce cette tendance suicidaire à l’automutilation des sens les plus primaires. Comme si l’on s’aveuglait de trop regarder les autres au détriment de son propre plaisir !
Moi, en cette année 2014, ma Palme d’Or reste attribuée à Timbuktu et mon film fétiche demeure Le Dardenne... même s’il y avait nombre autres films qui auraient pu prétendre à être célébrés sans que l’on ait l’impression de déchoir.
Tant pis pour Jane Campion la présidente, dont on pouvait attendre plus de lucidité, tant pis pour les autres jurés...tant pis pour le cinéma Africain qui attendra encore pour être reconnu à sa juste valeur !
Et pour finir, ce lendemain de Festival nous aura offert un autre palmarès tout autant tragique, celui d’un FN à 25% pour une élection Européenne. La aussi, il y a un vers dans le fruit, une indécence à imaginer qu’un quart des électeurs auront choisi les chemins de l’horreur, le bourrage d’urnes de leur fiel, la complainte absurde de leur médiocrité. Les abstentionnistes nombreux sont comme leur pendant. Il n’en reste pas moins que des êtres dit civilisés en ce XXI siècle, osent faire balbutier l’histoire et trébucher les valeurs fondamentales de l’humanité. Comment se faire séduire par les sirènes d’un Bleu Marine à la teinte foncée en filigrane ? Relisons l’histoire, revoyons les formidables films de l‘Apocalypse diffusés par Arte, il y a quelques semaines, sur la montée du nazisme, écoutons les rumeurs du passé et comprenons bien que le séisme que nous avons vécu en ce 25 mai dépasse largement l'anecdote !
Nous sommes bien dans une crise majeure de la démocratie et pour ceux qui l’ignorerait encore, du chaos nait l’horreur, et le diable ne résiste jamais à être sollicité, il s’impose comme une évidence quand on l’invoque !