Je n'ai pas trouvé mon chemin.
Cela fait bien longtemps que je n'ai écrit une nouvelle. Je vous en offre donc une comme un premier jet. Elle est un peu longue, mais je n'ai pas voulu tailler à l'intérieur de son corps pour l'adapter au format lecture d'un blog traditionnel... Mais les traditions sont aussi présentes pour être foulées aux pieds ! Elle a une résonance toute particulière pour moi, rêves à l'intérieur d'une vie rêvée. Prenez-votre temps !
La distance infime qui me sépare de mes rêves m’a toujours paru infranchissable. Un abîme creusé entre ce désir d’être un autre et celui de m’accomplir, entre ces deux pôles qui m’obligent à me déchirer en moitiés jamais synchrones, toujours oscillants dans l’indicible expression d’une volonté inassouvie. J’ai parcouru des chemins de traverses, j’ai emprunté des voies impénétrables, j’ai foncé vers des horizons inaccessibles et je suis revenu vers mon centre, incomplet, dans le flou d’une incertitude dont je pressentais qu’elle ne pourrait jamais m’assurer d’être ancré en moi-même. Il m’a fallut du temps pour m’accepter comme je suis, il m’en faut encore pour savoir qui je suis. C’est ainsi.
Je ne connais pas votre vie et ne peux percer le mystère qui vous entoure. Je ne suis pas plus apte à me déchiffrer, comme si l’alphabet qui me composait ne pouvait se décrypter, se survoler peut-être, et encore, si difficilement que la tâche me semble trop ardue et que j’en perds cette maigre lucidité qui vacille comme une flammèche dans le vent. J’ai tenté par les mots de le faire, j’ai esquissé des phrases pour tisser des histoires et toutes avaient vocation de donner un sens à mon existence, une crédibilité à ce corps qui affronte les nuits de fureur, un objectif enfin dont j’aurais su qu’il était là et donnait une perspective à cette fuite en avant vers le néant.
La mort s’est perchée sur mon aile. Ma naissance n’est que le produit d’un hasard dont je subodore qu’il fut une fatalité, petit maillon d’une chaîne de cris assourdis, juste à la moitié d’un siècle orgueilleux qui oubliait sa part d’humanité. Pour combien de ce temps qui se dérobait déjà sous mes pieds ? Pour quelle mission devais-je donc accepter ce prix d’une vie en partage ? Sans cesse j’ai posé de fausses questions, espérant y dénicher une vraie réponse mais il est vain de parcourir des chimères, de chevaucher des utopies, d’enfourcher des destriers crachant les flammes de l’enfer. Je l’ai pressenti ce moment absurde qui me déchire, je le cachais derrière les murs de la honte, au revers de l’insatisfaction.
Ce volcan qui crache son fiel, c’est le mien, la femme qui se saisit de ce petit homme c’est ma mère, le roulement du tonnerre assourdissant dans l’odeur du soufre, c’est ce cauchemar dont je ne pourrais jamais m’extraire. Il m’a frappé à l’âge où l’on a pas encore d’âge, quand tout doit se dessiner et qu’il est bien trop tôt pour discerner l’avenir. C’était déjà trop tard pour moi. Il m’a fallu vivre avec cette panique dans mes entrailles et la certitude d’une différence inconcevable. Lumière crues des sunlights, des électrodes dans la tête, et des papiers grisés aux lignes brisées, toujours brisées pour me rappeler que j’étais incomplet. Le docteur blanc au savoir si noir, sentence rédhibitoire. Un monde venait de se fermer même si je reste persuadé qu’il ne s’était jamais ouvert pour moi. Ce n’était pas l’heure de la fuite. Subir le regard, sentir la peur des autres en écho à ses doutes. Pilules bleues, vertes, rouges, parcelles ingérées d’une normalité fuyante, j’ai tout tenté pour me raccrocher au monde, il ne me laissait pas beaucoup de prises.
Une fée rousse est venue balayer tout ce fatras, la fée et le temps, une femme au regard malicieux qui jonglait avec l’équilibre, un petit homme à la barbiche blanche taillée en pointe, appuyé à sa canne, des appareils barbares pour la fuite des yeux, les pulsions d’un corps qui aspirait à grandir, croître et l’espoir enfin, fugace, parce que le mal était si profond. On l’avait instillé là exactement où on l’attendait le moins, dans le futur, une arme à retardement qui dévorerait mes aspirations. J’ai respiré cet air vicié, on s’habitue à tout, on peut vivre avec la mort en compagne. Elle était si banale cette faux vengeresse qui refusait de s’abattre et s’exhibait en un rappel des errements du passé. Vestiges sanglants, j’ai dû hériter de la peur des autres et m’accomplir afin parce que l’on ne peut faire autrement.
Les révolutions du temps sont le produit des convulsions des âmes blessées, une addition mécanique des haines. Elles laissent des scories sur les bords des chemins pavés du sang des innocents. C’est dans ce dérèglement que j’ai trouvé une issue. Pas celle qui me mènerait vers un champ d’azur au blé qui lève, pas encore celle des mots qui s’inscriraient en lettre de feu, non, juste celle qui m’offrirait un souffle de vie, un oxygène pulsant des sentiments dans les terres en jachère de mon cœur qui s’éveillait.
J’avais eu la peur au bout des doigts des siècles auparavant. La petite fille de laine m’avait enfermé dans son cloaque, un cachot pour volatiles, et j’en avais pleuré d’être si peu homme et pas encore fini, un simple bâton de maréchal brisé, une décoration salie de la fiente des pigeons. J’étais terrorisé mais on survit à la terreur, il n’y a que la mort pour être sans partage. Elle ne voulait pas de moi.
Mes chemins de la liberté dévorés trop jeune donnaient sur la geste héroïque d’un homme de désespoir en train de s’enfoncer cette lame dans sa paume. Elle s’est gravée, sublime, comme si de la folie pouvait naître la sagesse, de la peur, la sérénité. Le plein de la chair contre le fil de l’acier, le vide de l’espoir offrant enfin un angle d’attaque pour vaincre le néant. Il m’a accompagné cet homme, et mille fois, ce couteau rédempteur venait signer un bail avec l’espoir, solder les comptes de la mémoire. J’ai accepté de lever la tête, de hisser mon pavois, d’être mon porte-voix. J’ai parlé à m’en saouler pour ne pas entendre le silence. Le bruit m’était devenu indispensable, il me permettait d’entendre cette musique qui montait de mes entrailles et d’en saisir le tempo. Je pouvais discerner la marche du monde, je savais lire derrière les murs sans paroles et recueillir le sable sous les pavés.
Ma première nuit d’homme sent le Skaï, après-midi de frayeur, la femme mûre désirée aux années lumières de mon inexpérience. Elle se sent mortifié de m’avoir légué la peur et aspire à faire de moi un homme, c’est déjà du passé. Elle brise le cocon qui me protège et j’hérite d’un monde de fureur où les sentiments peinent à se dévoiler. La jalousie morbide et la porte si peu fermée me laissent en émoi, pantin désarticulé et je sais qu’il me faudra vivre avec, le restant de ces jours qui m’apparaissent comptés. J’ai bondi, fuit la promiscuité et suis devenu arrogant. J’avais aussi des exigences et mon corps assoiffé, ses propres cicatrices.
Je reviens de Moscou. En juillet de l’été dernier, il me fut proposé de me rendre à Vologda pour un baptême dans l’eau d’un lac perdu aux confins du Nord. Janvier des Rois Mages. Une route droite et verglacée comme un trait d’union entre le rien et le tout. Une datcha sur un piton, un sauna, une sente qui mène vers ce trou obsédant creusée à même la glace épaisse qu’il faut sans arrêts briser. Deux silhouettes emmitouflées tels des cosaques s’en occupent et nous regardent goguenards. Il fait –37° et le ciel étoilé compose une voûte translucide que les ombres blanches de cette étendue peignent d’auréoles blafardes. Le rite des eaux glacées, purification et mortification, dans ce froid qui paralyse et brûle les poumons, j’ai posé un pied nu dans l’eau noire, je me suis glissé dans cette matrice et j’ai hurlé des mots inconnus. Texture épaisse d’une substance chargée de givre, bise qui serti de perles les gouttelettes qui se solidifient en s’agrippant aux cheveux, aux poils, à la peau qui devient râpeuse et perd sa sensibilité. Entre la chaleur du froid et la froideur du chaud, il n’y a plus de frontières, une simple ligne de partage qui nous maintient en équilibre dans l’éther. Désincarné, je vais m’extraire, mes jambes ripent contre les congères accumulées, je sens sous la plante des pieds, une vrille s’insinuer et je cours, nu dans la nuit et le froid polaire, et j’oblige mon corps à se mouvoir, chaque partie indépendante se révolte, chaque centimètre de mon épiderme m’interpelle, il n’y a que le mouvement pour me sauver. C’est ce que j’ai aimé dans cette épreuve. La preuve que mon salut vient de ma capacité à m’affranchir, à franchir les frontières. J’étais heureux et si fier de l’avoir réalisé, me vaincre, m’offrir le luxe d’une conquête inutile sur mes angoisses, dérouler la partition d’un héroïque et absurde défi contre moi-même.
Ils m’ont salué, nous avons bu et mangé, des toasts en rafales avec des discours célébrant ma vaillance, mon amour pour leurs rites et la culture des autres, de ceux qui se cherchent une direction parce que leur état n’a pas de limites. Je suis devenu un des leurs, l’espace d’une fraction, entre la vaillance et l’inconscience. Cela a du bon, c’est un onguent que l’on utilise trop rarement sur les lèvres des peines qui tourmentent. Et puis, je suis allé dormir, ivre de tout, mais le matin ne m’a pas changé, j’étais toujours le même, j’avais accompli tout cela pour rien, c’est dommage.
J’aime bien me mesurer. Les limites des autres m’importent peu, c’est mes propres peurs qui m’intéressent. Les médailles ne comptent pas. Courir contre un record, c’est s’inscrire dans la logique de ceux qui font les lois, ils sont si vains de vous reconnaître un quelconque pouvoir que l’inanité de ces efforts crève les yeux. Courir pour perdre haleine, nager pour transpirer dans l’eau, voler pour avoir peur. L’enjeu est à la mesure de notre vacuité, le néant est si concret.
J’ai souvent voyagé. Par goût, par occupation professionnelle, par désespoir et parce que l’ailleurs offre des refuges inespérés. C’est dans la nature de ma génération d’avoir reculé les frontières et balayé les différences pour mieux s’en pénétrer. L’espace se réduisant, la vitesse acquise dans nos civilisations nous autorisait à nous affranchir et bondir pour une fuite sans dommage. Toujours plus vite, toujours plus loin, on peut se mouvoir quand les racines sont solides.
Les chemins de Katmandou, bien avant les sentiers qui sillonnent les plateaux d’Anatolie, menaient toujours vers le centre de nos dérives. Impatience d’une société qui ne nous avait pas appris la patience. L’exotisme se paraît de toute les vertus, comme si de rencontrer les autres nous permettait de croire en nous et de nous oublier. Certains produits empruntaient ces routes de la soie. De la résine, des feuilles hachées menues, elles complétaient le voyage en cassant vos portes de la perception. Ce n’était pas du jeu, il n’y a pas de rythme dans le voyage intérieur, c’est une prison dont on ne s’évade pas, ou alors par le mort fatale, celle qui vous nie. La danse létale peut vous attirer, elle vous laisse exsangue, sans ressources et bien plus démuni qu’à la naissance.
Au sommet de l’Etna, j’ai observé, du refuge des philosophes, jaillir la lave dans un bombardement de pierres rougies, l’odeur du soufre âcre, le tremblement convulsif de la terre. Forces démoniaques provoquant une excitation et un embrasement de tous les sens. Il m’en reste la perception de notre petitesse, ce spectacle fabuleux de la terre en colère, ce gigantesque opéra tragique d’un monde qui nous dépasse en nous méprisant. Une équipe de cinéastes australien filmait la scène. Un homme, l’œil vissé à l’objectif de la caméra, saisissait en direct du rebord du cratère, les spasmes de la nature. Un autre, derrière lui, guidait ses pas et lui permettait d’éviter les bombes que crachait le volcan. Il y avait la beauté de la mort dans leur jeu sanglant. Couple solidaire, l’œil de l’homme pour autoriser l’œil de la machine, chaque erreur se réglant en prix d’une vie. Il y avait la grandeur du dérisoire dans cet effort de figer la révolte de notre planète. Le filet sanglant de la lave s’est transformé en fleuve débordant, la coulée rouge s’est emparée du sommet, se déversant sur la pente dans notre direction. Nous avons été évacués. Autre refuge, à l’écart des stries venimeuses qui attaquaient le sol fumant. Une femme est passée. Je sais que je l’ai désirée, dans son regard fou, l’impatience brillait. Nous avons communié à même le sol brûlant, arrachant nos vêtements pour se glisser dans la peau de l’autre. Sans désir mais avec rage, le temps d’un soupir de la terre, d’un rictus de la montagne en fureur.
C’est comme le soleil se levant dans le grand erg du sud du Maroc. La nuit, dans nos 4/4 brinquebalants, les pinceaux des phares balayent des pistes poussiéreuses qui s’enfoncent entre d’immenses dunes pétrifiées par la lumière des étoiles. Il fait froid. Marcher dans le sable, les pieds toujours plus lourds au fur et à mesure que l’on grimpe vers le sommet. Déjà une vague lueur prémonitoire et soudain une clameur jaillit de nulle part, de partout. Un rayon vient percer la nuit, les gorges hurlent des encouragements. Le soleil est revenu de l’enfer. Il est en train de crever la chape de plomb qui nous oppresse. Il va réchauffer nos cœurs. Dentelures crénelées, les masses sableuses dressent des silhouettes fantomatiques qui jouent avec la clarté d’un jour naissant. C’est beau comme la naissance d’un enfant, c’est pur comme l’aube de l’humanité. Imaginer être éternel pour avoir vu ce soleil nous tutoyer.
Il y a la beauté des lieux, l’orgueil des sites, la majesté des paysages de couleurs mais que sont-ils sans les hommes qui l’habitent, sans les femmes qui peuplent ses rêves ? La magie des yeux de rencontre, des voix qui se cherchent, la sensualité trouble des désirs non exprimés que les codes enferment dans des interdits. Je me souviens du regard de jais de cette Libyenne voilée qu’un haïk dissimulait pour mieux la dévoiler. Elle était belle, elle aurait pu être ma mère de douceurs. Je voyais distinctement ses pupilles noires accrochées à mon regard. Nous avons communié, nous n’étions pas dupes, dans le désir de chair, dans l’impossible fusion de nos êtres. Tout aurait dû nous séparer et sous sa gandoura de laine, un cœur palpitait qui ne battrait jamais pour moi. Battait-il seulement pour elle ?
Dans le sud libyen de ces années de conquête verte d’un dictateur au faîte de sa puissance, le projet fou d’un barrage dans le désert engloutissait des sommes d’argent qui s’évanouissaient sous le soleil caniculaire. De ce ruissellement d’une eau trop rare devait naître une prospérité impossible et le jaune dénudé des ergs se teinter du vert de l’herbe de l’espoir. C’est comme toutes les chimères de l’homme quand il transgresse les lois de la nature. Il ne sait pas que le prix à payer dépasse largement ses capacités, il n’est qu’un jouet dans les bras de la nature qu’il veut contraindre et asservir. Pourtant les vestiges romains de Leptis Magna auraient dû le mettre ne garde. On ne peut vaincre les forces de l’ordre éternel, on peut les provoquer mais jamais l’emporter. Il faut parfois rester humble et courber l’échine devant le vent. Il y a trop d’orgueil en nous.
La fête des lumières de Chien Maï réuni des millions de Thaïlandais qui vont se percher le nez dans les étoiles pour communier. Ils expédient dans les cieux des ballons que la flamme d’une bougie fait grimper en tremblotant au gré du vent et chaque ballon emporte une âme vers son créateur. Ces milliers de flammes fragiles peuplent la voûte d’une fresque magique. Arrivés en bout de course, le papier devient incandescent et une torchère zèbre le ciel, striant la nuit constellée de points lumineux. Sur l’eau, des barques de bois minuscules s’écoulent au long du fleuve qui paresse dans la ville. Chaque embarcation porte une bougie qui miroite dans l’onde nonchalante. A terre, des pétards crachotants, des fusées sifflantes, volent d’un groupe à l’autre sans que jamais le bruit ne cesse. Cette fureur subite vient sans doute en compensation de la douceur affectée de leur caractère égal. Les Thaïlandais prennent le temps de réfléchir avant de laisser leur émotion s’exprimer. Ils en contrôlent chaque expression, chaque facette jusqu’à arborer ce visage lisse et impassible qui nous heurte tant. Beauté des femmes, yeux en amande, silhouette gracile, taille fine et seins menus. Elles ont une sensualité trouble et pratique le sexe comme si c’était quelque chose de normal et de simple. Elles vous offrent leur corps comme leur sourire, sans y prêter vraiment attention, jusqu’à ce qu’un rire cristallin monte dans leur gorge en vous libérant de vous-même. Contact des doigts sur vos chairs, chaque parcelle de votre corps aux mains de l’inconnue et les tensions qui s’évanouissent dans le trouble qu’elles font jaillir.
Le voyage intérieur n’est pas possible. Il se confronte à l’infini d’un départ éternel. Venir pour repartir et n’entrevoir qu’une lucarne parce que le temps n’a pas de prise sur le mouvement. C’est une équation que l’homme ne peut résoudre, il lui manque une clef, le don d’ubiquité, être ici et ailleurs en même temps, pouvoir comprendre et se détacher, adhérer et se détacher. C’est le sort du voyageur d’appréhender que la beauté n’est perceptible que dans son absence. A peine touchée du doigt, elle s’évanouit et disparaît. Il reste seul avec son histoire. Il n’y a pas de règles, que des situations vécues, des moments de vérité, des instants partagés par le seul bonheur d’être présent et qui s’évanouissent dès que la réalité réclame son dû, le départ, le retour, la fuite en arrière afin de retrouver la cause même de son exil.
Un jour, j’ai pris mon vélo. Je l’ai chargé d’une tente, d’un duvet, de mes vêtements de rechange, des outils qui ne servent à rien puisque je ne sais pas les utiliser, de quelques médicaments et d’un livre d’Alexandre Dumas, épais sur papier fin pour en diminuer le poids. Je me suis baigné dans l’Adriatique, aux portes de Venise et j’ai commencé à pédaler. J’étais si lourd, de tout et de ma graisse. Par Tarvisio j’ai gagné l’Autriche. Les vallées alpines d’est en ouest coupent cette route qui mène du sud au nord vers mon objectif. Je pédalais avec deux amis, et nous avancions dans la solitude de l’épuisement. De 7h à 18h, ligotés à nos machines de torture, sans possibilité de casser le rythme parce que nous l’avions décidé, nous avons sué, braqué nos bécanes, hissé le long des pentes nos carcasses grinçantes. Le 5ème jour, nous avons traversé le Danube, juste avant une côte de 10 km aux pourcentages insoutenables, j’étais si fier. Par la République Tchèque, Telc, Hradec, petites villes pimpantes et accueillantes, nous avons gagné les monts de Bohème pour pénétrer dans une Pologne sombre, noyée de pluie, un vent contraire s’escrimant contre notre progression. Litanie de km, 140, 150 par jour, les muscles raides du petit matin, la douleur qui s’estompe pour revenir en force par vagues incontrôlables, les heures infinies jamais terminées au fur et à mesure que les distances s’étirent et que la Baltique s’approche.
Le plus surprenant sans doute est cette aptitude naturelle à plier son corps à sa volonté. Chaque lever une calvaire, chaque coucher une libération teintée de l’angoisse du lendemain. Et pourtant, dans cette symphonie de sensations déchirantes, la griserie de percevoir son propre corps se façonner, s’affiner, maigrir de cette surcharge des années de chair. Toucher cette plaque de Gdansk et se sentir enfin maître du temps et de l’espace. C’est alors l’heure du retour, il ne reste que les souvenirs dans le cœur de l’homme et les stigmates dans la chair pour se souvenir que cela fut.
Le travail reste une valeur sûre, du moins, c’est ce que l’on imagine et qui nous est transmis dès la naissance. Réussir, faire des études, oser et s’engager dans une société dans laquelle notre place naturelle est à conquérir. J’en ai fait l’amère expérience. J’ai grandi dans ces certitudes qu’un mois de Mai ont fait voler en éclats. Et si l’aliénation provenait de cet esclavage, de ce conformisme qui nous ligote et nous occulte l’horizon ? Nous nous sommes révoltés et rien n’était trop beau pour notre soif d’abattre les idoles. Nous avons oublié le poids des habitudes, les peurs du lendemain et léguons à nos enfants un monde déchiré qui leur refuse tout espace, une place pour quel soleil de minuit ? J’ai un fils qui perçoit 1042€ de salaire et qui pour cela s’est battu vaillamment en obtenant un bac+5 avec mention. Il est chargé de la communication et du marketing dans un club professionnel et se sent méprisé par le seul fait de dépendre encore à 28 ans de cette dernière vague du baby-boom à engranger les prébendes des années glorieuses. Je sais que je l’ai trompé, je sais que nous offrons un monde imparfait à cette génération que nous avons engendré de ne savoir que faire de nos rêves avortés. Je contemple les dégâts, ce champ de ruines dans lequel errent nos enfants, et je me demande pourquoi c’est ainsi. Que s’est-il donc passé pour que nous nous trompions avec autant d’assurance et offrions un tel univers à la génération qui a succédé à la notre ? Nous ne pouvons que nous en vouloir, c’est nous qui l’avons façonnée cette société inique où les vieux ont le pouvoir d’empêcher les jeunes de grandir et de se faire une place au soleil. Ils ont tout à portée de mains, dans les étals débordants des supermarchés de la consommation, dans les travées regorgeant de la révolution technologique, dans les miracles d’une informatique qui envahit l’espace de la vie, mais ce tout est un mirage et leur colère déborde, je les comprends si bien, mais cela ne les aide point.
J’ai travaillé jusqu’à m’user. Pour une génération qui méprisait le travail, nous avons rompu nos échines devant les lois sacro-saintes de l’économie moderne et remonté nos manches pour obtenir par le salaire ce que nous ne pouvions conquérir par la révolte. Casser le moule et les protections si maigres de nos anciens. Libre circulation, abandon des conforts, dérégulation sauvage, culte de l’engagement, participation volontariste, jusqu’à cette productivité devenue mère de toutes les économies et qui fait ployer d’une semelle de plomb les ailes de la créativité. Monde ouvert enfin, pour mieux nous emprisonner. Mais c’est nos enfants qui en paieront le prix et solderont de leur misère le fait que les plus riches s’enrichissent toujours plus devant les plus pauvres qui se paupérisent.
Des heures à rêver, nous en avons passé. Mais pour quel résultat ?
L’âge avance et les chemins sont de plus en plus tortueux. Il reste des miettes de ce banquet auquel notre naissance nous a invités. Reliefs de ces voyages qui rythment nos congés, femmes croisées qu’une libération du corps autorisaient à partager toutes les formes de renonciation, jouissances sans conscience pour les aventuriers sans lendemain. On a puisé dans l’arsenal des plaisirs fugitifs en espérant gommer la fuite du temps, en refusant de lever la tête pour comprendre le monde. Images dorées de nos nuits fauves. Cris et gémissements, lèvres pourpres mordues du sceau de la violence, spasmes d’une petite mort sans avenir, sueur toujours et aubes blafardes.
De ce chapelet où chacun cherchait sa place, il ne reste que la fresque dérisoire d’une humanité d’infortune. Mauriciennes parées de couleurs et de senteurs, elles sillonnaient ce marché de Port-Louis en déhanchant leurs fesses comme une invitation à un voyage mystérieux. Black aux yeux de chat, je me souviens d’Amalvis, ma cubaine du social club de Trinidad. Son corps imposant qui me guidait dans cette salsa d’un orchestre qui jouait à même la terre battue, son sourire qui lui mangeait le visage devant mes efforts malhabiles pour la suivre en cadence, et la beauté de ses yeux qui me suivaient avec tout l’amour qu’elle m’offrait en partage. Cette allemande qui me prit par la main une nuit de tempête et me guida vers la félicité avec le naturel de celles qui savent que l’origine du monde est entre leurs cuisses accueillantes. Une Italienne de passion, à l’âge où rien ne peut s’opposer à la volonté farouche d’en finir avec la puissance de l’homme et qui se donne avec désespoir pour accomplir un rite païen et en finir avec le machisme en le subissant.
Des cœurs qui enchaînent, des sentiments plus palpables que les sens à fleur de peau qui provoquent les ruptures. Magma de visages que le temps délave, j’ai oublié leurs noms, leurs professions, qu’elles étaient si belles, qu’elles donnaient au monde un peu de certitude parce que je ne savais pas regarder et que j’imaginais la vie éternelle. Il reste quelques vagues nuages.
L’amour décliné sous toutes ses formes, l’amour déclinant au fil d’un temps d’usure. L’amour comme une thérapie, une nécessité, un espoir et trop souvent un tout qui ne veut rien dire, qui ne peut combler le vide intérieur. Passage obligé vers la vieillesse, remparts contre les frayeurs de la nuit opaque, pulsions que le cerveau libère et dont il se repaît sans vergogne. Un jeu d’effets pervers. S’oublier dans son plaisir pour ne pas contempler la mort au travail, se perdre dans des bras d’infortunes afin de dénicher une vérité éphémère. Qui sommes-nous donc pour tant craindre le présent et ne pas oser le regarder ?
Je continue mon périple. Je sais que les chemins sont multiples qui me guident vers l’agonie de mes idéaux. Je n’en assume ni les causes, ni les conséquences. Un jour, je cesserai de penser aux autres et contemplerai les ruines fumantes de mon univers. J’ai peur d’avoir à partager cette vision avec ceux qui me sont chers, j’aimerais tant les protéger et leur offrir un asile définitif. Je n’y peux rien, je ne suis pas dieu, je ne crois pas en lui, je ne crois qu’en l’homme même s’il me désespère.
Alors je cherche encore et toujours mon chemin. Je sais pourtant que si je ne l’ai pas trouvé, c’est qu’il n’existe pas. J’en ai tant suivi que je suis las de m’efforcer à les parcourir. Mais il me reste du temps, un jour peut-être, je pourrai vous regarder dans les yeux et vous dire : -Je vous ai suffisamment aimé, je peux enfin renoncer à vous séduire. Ce jour-là, je n’aurai plus besoin de cheminer sur les entiers de la vie. Vous me manquerez, je le pressens, mais c’est ainsi, chacun doit jouer sa partition, chacun doit trouver sa voie, chacun est prisonnier de ses peurs… Nos routes mènent toutes vers le seul point que nous partagions, la mort impatiente. Et celle-ci se moque des chemins qui mènent vers elle.