Le Suquet for ever !
Dernier opus de ma carrière de Directeur Artistique des Nuits Musicales du Suquet. Le rideau s’ouvre le 18 juillet 2016, 4 jours après la tuerie de Nice, par une minute de silence et un discours sur la nécessité de continuer le combat contre les forces de la mort. Le devoir de mémoire doit s’accompagner du mouvement éternel de la vie. J’ai tenu à ce que le Festival se déroule normalement et que les notes résonnent dans l’enceinte des Nuits Musicales du Suquet, car seule leur beauté est en mesure de chasser les nuages et de renvoyer vers le néant l’orage qui s’annonce !
Quand j’ai repris ce Festival, il y 6 ans, il croulait sous les couches d'une poussière accumulée et vieillissait à vitesse grand V ! De ce public nombreux de l’âge d’or des années 80, il ne restait que les sièges vides de ceux qui étaient morts en «chant» d’honneur et jamais remplacés. Rituel désuet, oeuvres sempiternelles interprétées par les mêmes solistes au fil des éditions, dans une fonction d’échange de service, «-je t’embauche dans mon Festival et tu me prends dans le tien, et le premier qui rira aura une tapette !»
Gabriel Tacchino avait créé ce Festival dans sa période de gloire de pianiste...mais le temps avait fait son oeuvre et sa carrière vieillissante, son «autisme» devant la musique des autres et son isolement dans une tour d’ivoire où le «trac» le dominait sonnait la fin de cette carrière.
Ses prétentions financières, son statut de star inamovible, son mépris des autres creusaient le lit de son effondrement. En 2010, dans les dernières années de ma Direction de l'Evénementiel, Le président de l’époque (David Lisnard) et La Directrice Générale (Martine Giuliani) me demandèrent de relever le défi d’assurer une transition à partir de l’été 2011 pendant les deux années qu’il me restait avant mon départ à une retraite à laquelle j'aspirais.
Rude challenge. Toucher à l’enfant chéri des vieilles cannoises mélomanes ne fut pas une simple affaire. Les injures et les coups bas fusèrent, dans les couloirs comme dans la presse («-Si Oheix savait programmer, cela se saurait !!!!» sic) et autres gentillesses d'un quarteron de fidèles en pâmoison.
Je me souviens de ma première programmation (Brigitte Engerer, quand même !) et du passage furtif de Gabriel Tacchino dans sa loge de d’artiste... Au repas, après son concert forcément sublime, elle me regarda dans les yeux en me déclarant :
-Alors monsieur Oheix, qui êtes-vous pour avoir eu la peau de Gabriel et qu’elles sont vos compétences pour programmer de la musique classique ?
-Madame Engerer, je programme de la danse depuis 10 ans, et je n’ai jamais été danseur, du théâtre depuis 15 ans, et je ne suis jamais monté sur les planches, de la musique rock depuis toujours, et je n’ai jamais pratiqué un instrument, mais aussi du cirque et de la magie... Alors, en ce qui concerne la musique classique et ce Festival que j’organise depuis 23 ans, cela ne devrait pas poser trop de problèmes !
Elle m’a regardé avec de grands yeux et soudain, a éclaté de rire ! La glace était rompue et nous avons passé une formidable soirée en compagnie de sa fille à qui j’ai fait faire, dans la nuit cannoise, un grand tour de moto vers l’Estérel scellant notre nouvelle entente brisée par sa disparition peu de temps après !
De cette première édition, je garde un Jean-Louis Trintignant, cheveux au vent, déclamant de sa voix inimitable des poèmes libertaires en musique et un Grand Corps Malade qui faisait rimer la poésie des mots avec la beauté des notes de musique.
En 2012, j’ai sans doute réalisé ma plus belle édition, la plus surprenante, sans aucune fausse note ! Nigel Kennedy, jonglant d’une sonate de Beethoven à Smoke on the water des Deep Purple, histrion fagoté comme un sac, saltimbanque de génie ennoblissant la musique classique de son énergie et de son génie. Mais aussi le plus classique des chanteur de chansons, William Sheller, Charles Berling dans le phrasé de Chopin et une création lumière et musique avec mes complices, Paolo Micciché et Richard Stephant, projections sur la façade de l’église soulignant l’oeuvre de Mozart et lui donnant une dimension d’opéra stellaire ! Juliette et le pianiste fou Fazil Say firent de cette édition un must !
Prenant ma retraite de la Direction de l’Evénementiel dans la foulée de cette clôture, Martine Giuliani me proposa de garder la Direction Artistique du Suquet. Ce fut une reconnaissance pour moi, tant j’avais l’impression d’avoir posé les fondations mais de ne pas avoir terminé mon chantier. J’allais pouvoir désormais bâtir un vrai projet culturel sur le concept de la modernisation du classique et de son ouverture aux autres arts, et ce serait mon chant du cygne !
2013 passa...difficilement, à l’aune d’une trop grande prise de risques et de créations mal maîtrisées. Je conserve encore le goût amer de l’échec de Mozart versus Saliéri par manque de travail et de pédagogie, mais heureusement, Francis Huster dans un Hommage à Camus avec les projection de la BD tirée du Dernier Homme me permirent de sauver la face !
2014 et 2015 passèrent comme de beaux rêves éveillés. Chilly Gonzales et son humour décapant, Laurent Korcia, Jean-René Duchable, un gospell avec les percussions des îles, un hommage à Mikis Theodorakis, j’avais enfin trouvé mon style et mon rythme dans ces rendez-vous où un nouveau public venait occuper la place des vacants, de ceux pour qui j’avais osé un crime de lèse majesté en touchant aux fondements des rituels de la Musique Classique !
C’est pendant ces deux dernières éditions que je me suis attaqué à renouveler et approfondir le créneau des concerts de 19h dans l’enceinte du Musée de la Castre, programmant des musiques traditionnelles, de jeunes artistes et même mon premier groupe de rock planant, les Cannois de Human Teorema !
Et vint donc, dans un choix délibéré, cette édition 2016, l’ultime de Bernard Oheix, la dernière d’une carrière de programmateur où j’ai produit plus de 3000 spectacles et une centaine de festivals !
Les 19 h furent somptueux et affichèrent complet... Je pense à la pureté des voix corses du Tavagna Club de mon ami Francis Marcanteï où j’ai vu pleurer d’émotion une dizaine de personnes (sic !), à la voix sénégalaise d’ange de Badou et aux sonorités des claviers de Jo combinées aux cordes d’un violon et violoncelle dans une expérience de fusion Afrique/jazz/classique. J’ai encore en moi l’incroyable magie de Tarek Abdallah et de Adel Shams el Din, dans un duo ricq et oud magique où le Wasla était décliné en mode création et aux trio de Sandrine Tacchino et de ses filles, les jumelles Clémentine et Juliette, revisitant les standards de la comédie musicale avec une fraicheur si attachante pour leur première dans le lieu de leur père !
Et puis, il y eu en ouverture, les mots chantés de Francis Huster et les notes déferlantes d’un pianiste d’exception, Giovani Bellucci à l'énergie colossale, l’Orchestre de Cannes sous la direction de mon successeur Micha Katz dans un programme romantique Français, l’Orchestre de Budapest dans les concertos 1 et 2 de Chopin et La Rapsodie Hongroise, l’expérience fascinante d’un Bruce Brubaker dans un hommage à Phil Glass, quand répétitions rime avec tension, avec en préambule un jeune groupe talentueux «d’électro dream», After Marianne, ma dernière découverte, avant de conclure sur une Passion Guitares d’anthologie !
Tous mes amis étaient là. De Roland Dyens à Nono, de Juan Carmona à Yannick Robert, de Michel Haumont à Nelson Veras, avec les voix de mes complices de toujours, Nilda Fernandez et Vincent Absil/Michèle Barré, une rythmique d’enfer (Jeanmy Truong et Dominique di Piazza) quelques jeunes Tim Girerd et Elisa Jo, les cordes divines du Stradivarius de mon ami Laurent Korcia, tout cela sous la direction artistique de mon fidèle compagnon, Jean-Claude Rapin...
Un feu d’artifice de notes, des genres se percutant, des rencontres improbables (Laurent Korcia avec Nilda sur Madrid Madrid, Nono improvisant avec sa voix sur In Unikami), Juan Carmona faisant cascader des notes ruisselantes sous ses doigts en un torrent de beauté, la voix rauque de Vincent sur Le train de Minuit et les accents si purs d’Elisa Jo, Michel Haumont en un picking échevelé, les plages planantes de Jean-Claude Rapin étirant l’espace et aussi et surtout, la bouleversant classe de Roland Dyens qui, en quelques notes, donna une dimension planétaire à la soirée.
Oui, j’étais heureux comme l’ensemble du public embarqué dans cette aventure hors du commun, transgression de tous les codes, en un dernier opus si proche de ce que j’ai aimé dans la culture et dans sa capacité à toucher tous les gens dans tous les genres !
23 juillet 2016... ou comment tirer sa révérence, avec un coeur plein d’amour et la certitude que le temps ne s'est pas effiloché pour rien !
Pendant ce temps, du côté de Nice, tant de gens pleuraient des proches emportés par la folie des hommes et une dizaine d’enfants avaient été privés à jamais de l’espoir de vivre la beauté du monde !