Hommage à Bernardo Bertolucci
Nous sommes en 1970. J’ai 20 ans et je termine ma licence. Le sujet de mon mémoire de maitrise d’histoire du cinéma est en train de se préciser. Jean A Gili, mon directeur et maître vénéré (avec Max Gallo, également mon professeur !), spécialiste du cinéma italien, m’aiguille vers Elio Pétri, jeune cinéaste en devenir dans un pays qui explose par l’image et règne sur le 7ème art mondial avec les anciens (Fellini, Visconti, Antonioni, Rossellini, De Sica…) mais aussi la jeune garde qui explore tous les champs de l’image (Bellocchio, Pasolini, Comencini, Scola, Rosi, Sergio Leone).
Elio Pétri a réalisé La Dixième victime et vient de remporter le Grand prix du jury au Festival de Cannes pour Enquête sur un citoyen au dessus de tout soupçon. Jean A Gili organise une table ronde et l’invite à l’université. J’obtiens alors une interview de Elio Petri, un homme charmant, intelligent, cultivé en train de préparer sa prochaine Palme d’Or à Cannes (La Classe ouvrière va au paradis en 1972).
Mes dès sont jetés. Je vais travailler sur Elio et obtenir mon sésame pour une thèse sur le cinéma !
Mais voilà, dans les films que nous dévorions à l’époque en flux continu dans les innombrables salles de cinéma d’Art et Essai de la ville de Nice, la MJC Gorbella propose Une Stratégie de l’Araignée d’un certain Bernardo Bertolucci, auteur d’un Prima della Rivoluzione à la réputation excellente. Je n’avais jamais vu de film de lui (à ma décharge, il n’en avait pas réalisé beaucoup !) et son dernier film Partner avec Pierre Clémenti s’était fait descendre par la critique. Les revues de cinéma qui pullulaient à l’époque et que nous lisions sans modération (Ecran, Cinéma, Positif, Les Cahiers du Cinéma, Jeune Cinéma) l’annonçaient comme un excellent film d’auteur.
Je me pointe donc, avec ma bande de potes cinéphiles et nous attendons sagement un film de plus dans notre parcours marathon d’une image en mouvements. Las ! Pour moi, ce ne sera pas un film de plus, mais bien une rupture totale, un choc émotionnel violent, une mise en apnée que seule une oeuvre d’art peut déclencher. Choc esthétique, subtilité du scénario tiré d’une nouvelle de Borges (Thème du traitre et du héros), qualité des acteurs (Giulio Brogi, et Alida Valli), grain de l’image de Vittorio Storaro. Le lendemain, je téléphonais à Jean A Gili pour lui annoncer que j’avais trouvé mon sujet de mémoire, ce serait Bertolucci et personne d’autre !
Et l’aventure commença, féérique. Plusieurs séjours à Rome dont 10 jours à la Cinecittà pour visionner l’intégrale de son oeuvre sur les moviola de l’usine à rêves. L’amitié avec Gianni Azeglio qui avait été son assistant, la rencontre avec Bertolucci en train de monter le dernier Tango à Paris avec Marlon Brando. Entre temps, Le conformiste était sorti avec Jean Louis Trintignant balayant tous les sceptiques et le propulsant au sein du cénacle des jeunes talentueux cinéastes transalpins.
Pion à l’internat de Sospel, je m’occupais du ciné-club pour les élèves. J’ai choisi la Stratégie de l’Araignée dans le catalogue Jean Vigo (en copie 16mm) et l’ai projetée pour les élèves de 3e qui n’ont pas (il faut l’avouer) toujours compris la subtilité du film même si le débat que j’animais les ramena dans le droit chemin. Dans les nuits qui suivirent, au lieu de les surveiller, je me suis visionné la pellicule 12 fois, notant ligne à ligne les effets, les dialogues, dans le bruit du projecteur et le silence de la nuit !
Ma maitrise obtint une mention Bien, les félicitations du jury et Michel Estève, le directeur de la collection Etudes Cinématographiques en publia pratiquement l’intégralité dans un cahier « spécial Bertolucci ».
Jean A Gili devint mon ami et mentor pour la vie. Le succès de Bertolucci le propulsa dans la stratosphère des immortels. Le sulfureux Dernier Tango à Paris balayé par un Novecento à la distribution éblouissante puis bien après, en 1987, Le Dernier Empereur au 9 oscars…
Quelques année plus tard, je deviens Directeur de l’Evénementiel au Palais des Festivals de Cannes. J’ai tracé ma route sur les chemins de la culture vivante dans le temple du 7ème art… Et c’est ainsi que j’ai eu l’occasion de croiser une dernière fois sa route.
A l’occasion d’un hommage lors du Festival de Cannes en 2011, j’ai eu l’occasion de « faire les empreintes » de Bertolucci. Elles doivent d’ailleurs toujours être dans les caves du Palais, à pourrir parmi tant d’autres reliques de l’art cinématographique. Ce jour-là, j’étais ému de pouvoir de nouveau le rencontrer. Je me souvenais d’un homme fort, imposant de stature, au regard profond. Je le savais malade mais quand je vis son grand corps que j’avais connu si tonique et musculeux, avachi dans une chaise roulante, j’ai eu comme un pincement au coeur. Pourtant ses yeux vivaient encore, comme un rappel de cette lumière qu’il sut dompter dans une oeuvre riche et exigeante techniquement. En italien, je lui rappelais mon souvenir de lui, cette première étude universitaire réalisée sur son oeuvre, notre rencontre. Il a esquissé un sourire las, mais dans ses yeux, une lueur c’est allumée, celle d’un passé d’insouciance et de créativité, celle d’un espoir jamais trahi que son corps abandonnait mais que son esprit gardait vivace.
Il m’a offert cette dédicace tremblée et un chapitre s’est clos pour moi. Mais c’est le livre qui se referme désormais. La trace de mon passé est dans la fuite de son temps. Les autres meurent pour nous rappeler que nous ne vivons que par intérim. Bernardo Bertolucci s’en est allé et quelque chose se referme à jamais pour moi.
PS : Depuis des années, dans les cours que je dispense à l’Université, au Campus International où dans des séminaires, j’utilise un module sur La Stratégie de l’Araignée, qui est pour moi son chef d’oeuvre. C’est une réalisation qui permet de comprendre la technique dans ce qu’elle a de morale (dixit J L Godard) et l’analyse de trois séquences, plan à plan, et sans aucun doute la meilleure introduction possible à la complexité et à la richesse du langage cinématographique !
PPS : Cher Bernardo, j’ai vu plus de 30 fois ton film La stratégie, et encore aujourd’hui, chaque fois que je le regarde, j’y découvre des détails, des éléments cachés. Je ne m’en lasse pas et j’espère encore en découvrir le ressort caché de tant de fascination.
Ciao Ciao Bernardo, je te rejoindrais bien un jour pour prendre un Thé au Sahara, dans la clarté de La Luna. Avec toi comme Partner tout est encore possible !