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Le chant, les mots et la mort ! (suite et fin)

Publié le par Bernard Oheix

 

III

 

 

 

Grand-père s’était évanoui. Il avait du se cacher. A son âge, qu’aurait-il pu faire pour m’aider ? Le miroir dans lequel je plongeais mon regard me renvoyait l’image d’un fantôme. Les lampes restaient allumés mais leur lumière semblait plus froide, menaçante. Son visage avait disparu, il restait tapi dans l’ombre de cette silhouette flottant dans le vide qui l’avait remplacée, mon ange gardien vêtu de noir. 

J’étais restée bloquée de longues heures sur la scène pendant que le commando tchétchène installait son dispositif. J’avais pu observer la peur envahir les visages des otages paralysés, les yeux s’assombrir d’angoisse et de fatalisme aussi. Les assaillants restaient en retrait, armes à la main braquées sur la foule anonyme. Deux membres du commando occupaient chacune des 8 entrées de l’orchestre et du balcon. De lourdes chaînes condamnaient désormais les battants. Le chef du commando restait sur la scène  lançait des ordres dans un micro immédiatement répercutés par les terroristes. Un silence sépulcral s’était abattu, uniquement troublé par cette voix métallique. Les Tchétchènes arboraient une tenue noire, de grandes combinaisons avec un zip ventral, les poches regorgeant d’armes et d’outils. A leur ceinture, des grappes de grenades et un révolver. J’apercevais trois hommes dans la cabine technique en train de parler dans un talkie-walkie.  

Quelques femmes, un châle dans les cheveux, vêtues de robes larges avec une gaine bourrée d’explosifs autour de la taille, s’étaient installées au milieu des travées. Elles tenaient dans leur main des détonateurs. Leur jeunesse m’a frappée, des adolescentes presque, à la haine affichée masquant des traits gracieux, dureté des lignes sombres de leur visage fin. L’âge de mes enfants n’est pas l’âge du désespoir, ai-je pensé.

Le chef m’a désignée à une des femmes. Elle s’est approchée et m’a fait un signe de sa main gracile qu’un gros pistolet rendait absurdement menaçant. On m’a séparée de mes musiciens et j’ai suivi ma gardienne en jetant un dernier coup d’œil sur la salle tétanisée. Nous avons repris l’enfilade de couloirs qui menaient à ma loge. Elle m’a indiquée le fauteuil devant la glace où je m’étais préparée pour ce qui devait être un concert et se transformait en rituel de mort. 

Au début je n’osais pas la regarder. J’avais le pressentiment que le moindre étincelle pourrait nous mener vers une confrontation dont je serais l’unique victime. Alors, je t’ai cherché grand-père, mais tu ne me répondais pas, pour la première fois de ma vie, tu m’abandonnais, enfin je le croyais ! Tu avais disparu et cela m’épouvantait. La peur me faisait trembler, un mouvement convulsif du bras gauche que je ne pouvais interrompre.

Les heures ont filé, si lentement au début que cela en était intolérable. La porte restait ouverte, parfois, un homme surgissait et leurs dialogues incompréhensibles traçaient des sillons de peur dans mon ignorance. De temps en temps, une voix résonnait dans les hauts parleurs crachotants, dans une langue inconnue, elle tissait un lien entre ma solitude et les centaines d’otages qui attendaient  dans une salle de spectacle transformée en un bunker d’incertitude.

Qu’est-ce qui a déclenché la suite ? Une vulgaire contrainte physique, une envie d’uriner qui me taraudait et me brûlait le ventre. Il a bien fallu que je me tourne vers mon bourreau. Dans un anglais approximatif, je lui ai demandé l’autorisation d’aller aux toilettes. Elle n’a pas dit un mot, ouvrant la porte des cabinets. J’ai dû faire mes besoins devant elle, porte béante. Loin d’être humiliée, j’ai senti le souffle d’une révolte monter dans ma peur. En attendant mon urine couler dans la cuvette sous son regard vide de toute émotion, une porte s’est entrouverte en moi, une déchirure renvoyant ma propre angoisse vers celle qui la provoquait. En définitive, c’était elle la victime !

Je ne suis pas une héroïne de roman. Je n’ai pas vocation à brandir les étendards de la révolte même si je me suis battue plus que de mesure. La vie n’a pas été tendre et j’ai eu suffisamment l’occasion de faire le coup de poing pour connaître l’amertume du sang, la douleur de la chair. Mais dans cette situation où la mort semblait inéluctable, un sentiment de libération s’est interposé entre ma peur et leur violence. Au fond, j’ai accepté de mourir en entendant le jet de mon urine couler sur l’émail d’une cuvette morbide et la vie m’a semblé plus simple, les évènements moins compliqués puisque mon sort semblait noué par un destin que je ne maîtrisais plus. Il me restait à vivre encore et toujours jusqu’au dénouement de cette prise d’otage !  

Je suis retournée sur mon fauteuil, devant le miroir, et j’ai commencé à me démaquiller sous le regard scrutateur de mon ombre. J’ai changé de tenue, me gardant de tout geste impromptu, prenant mon temps, lui annonçant au préalable chacun de mes déplacements et le moindre de mes actes. Je parlais sans arrêt dans un anglais primaire, j’expliquais avec force détails, elle m’écoutait attentivement sans répondre ni faire le moindre acte qui  m’aurait conforté dans l’idée qu’elle comprenait tout ce que je lui racontais. Pourtant, un code de conduite s’instaurait entre nous, délimitant la place et la fonction de chacune, un rôle dans la distribution aléatoire de cette pièce absurde.

J’ai observé cette femme, cette jeune fille, mon bourreau. Sa grande robe noire avec une ceinture menaçante autour de la taille, ce fil rouge qui atterrissait dans sa main, relié à un boîtier noir obscène. C’est de lui que pouvait survenir mon apocalypse. C’est contre lui que je parlais à m’enivrer, me grisant de ces mots qui m’ancraient dans le réel.

Un garde est entré dans la loge pour déposer un sac en plastique. Il a prononcé quelques mots et s’en est allé. Elle a ouvert le sac et sorti une miche de pain et un morceau de fromage. Elle en a fait deux parts égales et m’a tendu ma portion. Je me suis rendue compte que j’avais faim, un désir de mâcher et d’avaler, de remplir mon estomac de certitudes. Nous avons bu de l’eau à même le robinet.

Ses yeux étaient d’une beauté bouleversante. Deux amandes noires avec des cils fins recourbés. Des pupilles luisantes sous des sourcils en accent. Ces yeux ne me quittaient jamais, pas un seul instant, et sa main restait agrippée à un  instrument pouvant semer la dévastation. Ces prunelles sombres pouvaient-elles convoquer la terreur à leurs agapes ?

…Je suis née à Madagascar. C’est une île-continent, un immense pays pour des peuples qui cohabitent depuis des siècles souvent dans la paix, parfois dans la guerre. Il y a des noirs, des jaunes et des blancs, et chacun s’est multiplié en croisant son destin à celui des autres. Moi, je suis une métisse, née dans un territoire d’épineux, petite fille d’un roi, le dernier de sa lignée. Je porte l’espoir de tout un peuple, je suis leur oriflamme, celle qui doit chanter au monde les joies et les malheurs de ces habitants du bout du monde. Qui es-tu, toi, dont le bras veut venger à l’aveugle pour te donner ce droit de vie et de mort sur des êtres humains ? 

Elle penchait la tête et m’écoutait. Me comprenait-elle seulement ? C’était sans importance désormais, j’avais ouvert les bondes de ma mémoire, une vie en cascadait, emportant tout sur son passage telle un tsunami issu des profondeurs abyssales chargé de balayer le présent en conjurant les nuages noirs qui rodaient.

Et j’ai parlé pour suspendre le temps et donner un répit à la peur. Les mots se bousculaient, heurtaient mes lèvres avant de s’épanouir comme des fleurs sauvages diffusant leur parfum de révolte. Ils se répandaient en flots incessants, heure après heure, mes yeux rivés dans les siens, je lui ai tout raconté. Grand-père Fagnisaha, chaque fois que le souffle me manquait, je t’invoquais et tu me donnais la force de lui décrire les rives de la Mandrare, les coutumes de mon peuple que tu savais si bien guider sur le chemin de la sagesse, le soleil qui écrase les volontés dans les après-midi de canicule. Les épineux et leurs dards jonchaient le plancher de cette loge où je pratiquais le balayé-chassé pour voler sur leur pointe et atteindre son âme. Je lui ai narré la vie d’une petite fille douée pour le chant dont la destinée croisait les scènes du monde entier après que son amie se déclara valeboude. L’odeur du sang de mes premières règles couvrait celui d’une mort qui rodait. Je lui ai crûment décrit mes amours dans tous leurs détails les plus intimes, le sexe de l’homme et son gland aveugle, le plaisir que j’en tirais, le néant au zénith de l’orgasme quand la réalité s’évanouit sous une vague intemporelle qui embrase le corps. Je lui ai expliquée que les larmes sont interdites, que c’est un grand tabou qu’aucune femme ne pouvait transgresser et que même les douleurs de l’enfantement, cette déchirure d’un être s’ouvrant pour laisser passage à la vie, ne pouvaient les déclencher. Les perles des yeux sont réservées aux défunts après une vie de noblesse. Et mes petits, mes 3 enfants, sans pudeur, je les ai exposés sous toutes leurs facettes. Leurs défauts et leurs qualités pareillement aimés parce qu’issus de ma chair et qu’ils portaient mon sang et représentait mon avenir. Leurs premières dents, leurs maladies, leurs colères et leurs câlins pour qu’ils s’endorment, leur grâce dans le sourire de l’amour, tout était prétexte à les rendre plus concrets, plus présents, à les inclure dans ce cercle de vie que je traçais avec des phrases pour nier un oiseau de proie tentant de m’enserrer dans ses griffes.

Les heures n’avaient plus de consistance, elles étaient relatives, s’étirant dans l’éther comme un nuage subtil que rien n’empêcherait de progresser. Au fil du temps perdu, un homme est entré pour déposer une corbeille de fruits. Il a dit quelques mots à ma geôlière qui lui a répondu sèchement en indiquant la porte d’un geste nerveux du bras. J’ai dû interrompre le récit de ma vie quelques minutes, le temps de dévorer la nourriture.

Et j’ai repris le fil de ma litanie, m’enivrant de ces paroles, me gorgeant de mots, accrochée à cette femme qui portait mon deuil. J’avais encore tant de choses à lui confier, tant de pans de ma vie à dévoiler pour que la mort ne les efface point. Le crachotement des hauts parleurs laissant tomber des messages abscons importait une peur sertie d’inconnu brisant le silence de ma voix.

Combien de temps ai-je tenu ? Personne ne le saura jamais. Parfois, je m’assoupissais en parlant, j’avais l’impression que je dévidais un fil sans fin, d’autre fois, ses yeux se fermaient et le vide me renvoyait l’écho de mon désarroi. Etait-elle encore ma gardienne ?  Je m’interroge souvent la nuit quand le cauchemar de ces jours remonte à la surface. Je nous revois, deux faces d’un désir de vie, mélangées dans la peur et l’espérance, entrelacées sur un divan incommode. Ses yeux sont ma bouche, sa lutte est ma fuite, mon passé son avenir.

Comment cela pouvait-il finir ? Je ne me posais plus cette question, je n’avais plus cette énergie, seuls les mots pouvaient ériger un barrage contre le cours inexorable d’un temps qui offrirait un dénouement à ma situation d’otage parmi les otages. 

Alors, j’ai continué à discourir à l’infini, entrapercevant les jours et les nuits défiler dans la brume de mes phrases. La femme qui m’accompagnait avec sa ceinture d’explosifs m’écoutait religieusement, la main en permanence sur le détonateur. Encore aujourd’hui, je me demande si elle m’entendait, si elle comprenait ce que j’exprimais, mais cela n’avait aucune importance. Tant que ma bouche était capable de produire un son, j’aurai la certitude que la vie s’accrocherait encore à mon corps.

 

 

 

 

IV

 

 

 

J’ai découvert bien après les évènements que le drame avait duré 57 longues heures. Ce 23 octobre 2002, à 21h15, une cinquantaine de Tchétchènes prenaient 912 personnes en otage pendant mon tour de chant au théâtre Na Dubrovke de Moscou. Claquemurée dans ma loge sous la surveillance constante d’une gardienne, je n’ai pas vécu les effroyables conditions des hommes et femmes qui étaient venus assister à un concert et se sont retrouvés au milieu d’un champ de bataille. Pratiquement sans manger ni boire, obligé d’uriner et de déféquer dans un coin de la salle, l’odeur pestilentielle des excréments et de la peur qui exsudait de leurs corps était épouvantable. Comment ont-ils résisté à la panique qui montait inexorablement au fil du temps. 57 heures pour solder une vie, c’est trop ou trop peu, c’est assurément  inhumain.

Les Tchétchènes exportaient une guerre que leurs champs dévastés ne pouvaient plus contenir. Les Russes refusaient de céder à la pression et de négocier la moindre parcelle de leur souveraineté. 912 témoins d’une mécanique de l’horreur, force contre force, haine en tribut de la haine, des vies méprisées par la mort. Comment donc pouvait se dénouer ce nœud  conflictuel d’une humanité perdue ? A la recherche d’un empire disparu, Vladimir Poutine s’enfermait dans une logique d’affrontement.

Le 26 octobre 2002, à 5h30 d’une froide fin de nuit moscovite, les forces spéciales Russes du FSB après avoir creusé des trous dans les parois, injectaient un gaz secret à base de phentonile afin de neutraliser les assaillants. Aucune assistance médicale n’était prévue, aucun antidote aux effets de ce gaz expérimental. Les Russes s’attendaient à une destruction massive due aux explosifs des preneurs d’otages mais n’avaient préparé aucun hôpital ni antenne médicale pour traiter les victimes potentielles de leur intervention. Ils ont simplement appliqué un plan d’investissement aussi froid et létal qu’une arme de destruction massive. Dans cet immense pays civilisé, se trouvent des bureaux où des hommes en uniformes se sont réunis autour de grandes tables, avec des boissons et des zakouskis, afin de définir une stratégie de réponse contre cette attaque terroriste. Dans ces réunions, la vie des otages ne pesait d’aucun poids devant la « réal politique » d’un système prêt à tout pour se défendre. Pas un d’entre eux ne s’est dressé pour exiger que le prix du sang soit contrôlé, les blessés pris en charge, la mort tenue en laisse. Des centaines de rouages pour préparer une riposte d’une violence extrême sans qu’une voix ne s’élève pour assurer l’espoir d’une lumière vacillante dans la tourmente. 

125 morts dont 50 terroristes en solde d’un bilan de l’horreur. Une grande partie aurait pu être évitée par la grâce d’un simple principe de précaution : des médecins prêts à intervenir, un hôpital de campagne pour les premiers secours, des produits adaptés pour lutter contre un gaz innervant qui paralysait l’organisme et étouffait des hommes et des femmes innocents. 

Les Russes, équipés de masque à gaz firent sauter les portes avec des explosifs et investirent les lieux. Un amoncellement de corps sans vie les attendait pendant que les cris et les gémissements des otages qui s’étouffaient montaient dans les hauts parleurs de la loge. J’ai suivi à distance cette charge des forces spéciales, les ordres et contre-ordres, le piétinement d’un troupeau aveugle, la fin de l’espérance pour tant d’otages. Je me demande comment ces hommes chargés de la colère des puissants ont réagi devant ce spectacle effroyable ? Ont-ils communié dans la douleur de ceux qui sentaient leur souffle incapable de se frayer un chemin dans des poumons asphyxiés pour un chant infini ? Comment peut-on accepter de vivre avec ce cauchemar trop réel dans sa mémoire ? Retourner à une vie normale, embrasser ses enfants, acheter des fleurs pour sa fiancée quand on a été le bras indéfectible d’une vengeance souveraine horrifique, est-ce seulement possible ?

Dans ce tintamarre qui se déversait des enceintes, ma gardienne a blêmi. Ses traits se sont contractés, un masque froid que ses beaux yeux ne pouvaient contraindre. Elle s’est avancée sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil et tenter de saisir la situation. Elle observait alternativement le grand couloir glauque plongé dans la pénombre puis me fixait, me détaillant. Elle cherchait à comprendre, mais je percevais une grande lucidité dans son regard. Instant d’hésitation, elle oscillait sur ses jambes. Moment de vérité quand toute peur peut basculer dans l’irrationnel. Alors, cette jeune fille dont je ne connaissais même pas le prénom malgré deux jours d’intimité, avec qui je n’avais pas échangé un mot depuis plus de 48 heures qu’elle écoutait sans réagir ma vie se déverser en une logorrhée irrépressible, a contracté ses doigts sur le détonateur. Un dernier regard pour m’accrocher à jamais à son destin. Elle s’est mise à courir dans la loge en me contournant, se précipitant par la fenêtre fermée qui vola en éclats, pour basculer dans le vide en appuyant sur le bouton froid. Quelques secondes pour me sauver la vie. Une déflagration a grimpé le long de la paroi, une langue de feu a pénétré par l’ouverture béante prenant sa source dans son corps disloqué sur le trottoir, me léchant le visage, avivant ma douleur. J’ai revécu, en une fraction de temps, ce feu qui avait ravagé la maison de ma grand-mère quand j’avais 4 ans et que j’étais persuadée que le diable venait dévorer les âmes des méchants avec ces torsades rougeoyantes qui dispensaient le malheur. J’ai perçu avec une extrême acuité, les bruits et les odeurs de ce moment de mon enfance gravé pour toujours dans mes peurs. Le feu qui ronge l’homme et l’enfant qui erre dans la nuit, c’était il y a si longtemps, c’est aujourd’hui, la même histoire recommencée vers l’infinie douleur.  

Des soldats ont fait irruption dans la loge dans un fracas de piétinements et de bousculades, des hurlements compulsifs, des éclairs de lumière, des bras me saisissant et m’immobilisant sur le divan. J’ai gardé les yeux ouverts, je ne pouvais pleurer, souvenez-vous du tabou, alors j’imaginais un ballet d’ombres, et dans cette obscurité, le visage de mes enfants pour s’ancrer à mes certitudes et faire fuir les démons.

Bien longtemps après ces tragiques évènements, je me  demande toujours si ce choix de mon garde-chiourme de m’épargner était écrit dès l’origine du drame. Avait-elle prévu à l’avance de me sauver parce que l’ont ne peut ôter une vie impunément quand on est chargée par la nature de la transmettre ? Par extension, toutes ces femmes kamikazes à la taille ceinte d’explosifs qui gisaient parmi les cadavres, avaient-elles eu l’occasion de peser le pour et le contre d’un geste définitif ? Avaient-elles eu le choix, et avaient-elles opté pour le renoncement à un holocauste programmé en toute connaissance de cause ?

Est-ce ma voix qui m’a sauvée du désastre ? N’ai-je parlé à satiété que pour me libérer de mes fautes et obtenir une grâce inconcevable ? Que valait ma vie quand elle opta pour ce saut dans le vide en renonçant à sa vengeance ? Sa conscience était-elle en paix quand son corps se fragmenta en une poussière d’étoiles pour embellir le chaos ?

Je l’espère, j’ose le penser ! Il n’y a que des hommes pour imaginer que la mort est une réponse, une alternative à la vie. Mais peut-être sont-ce mes mots qui ont résonnés dans son cœur pour lui offrir le désir de mourir à ma place. Je ne le saurai jamais, comme j’ignorerai toujours si elle me comprenait pendant ces heures interminables d’une confession solitaire. Etait-elle apte à entendre ma vie se dérouler sur plus de 48 heures d’un temps sans rémission ? 

Voilà, je chante encore et toujours de par le monde, sur des scènes diverses, devant des publics avides. Peut-être que ma voix résonne d’autant plus dans mon cœur depuis ce drame. Il y a eut ce moment de mon existence où j’ai parlé pour survivre, aujourd’hui, je vis pour chanter. C’est grâce à toi, mon grand-père adoré qui m’a légué un testament de grandeur. Tu ne m’avais pas abandonné, tu t’étais éclipsé parce qu’il fallait que je puise en moi la force de me sauver, le désir de me survivre pour continuer cette mission, le projet dont tu m’avais investit, devenir une mémoire vivante perpétuant notre légende. Etre la Princesse métisse du Peuple des Epines est un don des dieux qui se mérite à chaque instant. Les yeux noirs d’une Tchétchène me l’ont confirmé en ce 26 octobre 2002 et 125 morts ont scellé un pacte pour m’empêcher d’oublier qu’ils ont communié dans l’horreur pour ma survie. Ils chantent tous à mes côtés quand je suis sur la scène, nimbée de lumières, et même si vous ne les entendez pas, je sais qu’ils rôdent autour de moi et que mes chants calment leur colère et leur permettent d’accepter que nous vivions en leur place. Il ne faut surtout pas mépriser les fantômes du passé.

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Le chant, les mots et la mort !

Publié le par Bernard Oheix

1ère partie d'une nouvelle... pour la nouvelle année 2019 ! Cela faisait bien longtemps que je n'en avais proposée !  J'espère que vous embarquerez avec moi dans cette  aventure avec Taliké, mon héroïne Malgache ! A vous de lire donc et d'attendre ma prochaine livraison pour en connaitre la conclusion ! 

 

 

 

                                                                    I

 

 

 

-Dis-moi, grand-père, es-tu fier de moi ?

-Pourquoi me poses-tu cette question, Talike ? Tu en doutes ?

-Grand-père, j’ai besoin de tes conseils. J’ai peur de perdre pied dans le tourbillon de ma vie, de ne plus jamais sentir ma peau cuire au soleil, le vent porter ses caresses brûlantes, j’ai peur d’oublier Madagascar, la terre de mes ancêtres.

Il est resté silencieux. Il penchait la tête sur le côté pour mieux m’observer dans le miroir éclairé de lampes qui diffusaient une douce chaleur. Il était beau, son visage parcheminé sillonné de rides dont chacune parlait d’une histoire des hommes et  des femmes de mon pays. Ses grands yeux m’observaient, attentifs pendant que je me préparais. Son crâne dégarni où moutonnaient quelques touffes de coton blanc luisait sous la lumière artificielle. Ses lèvres formaient un accent circonflexe et du plus loin que je me souvenais, je les voyais s’ouvrir pour me confier les histoires du temps passé. J’étais la petite fille de Fagnisaha, dernier roi du peuple des épines. J’étais celle qu’il avait élue pour être l’écho de sa voix quand ses mots s’éteindraient de ne plus avoir le souffle du vent pour les porter. 

Il était petit, voûté, le corps malingre, un fétu de paille se courbant sous les années des tempêtes qui avaient traversé son règne, résistant toujours à l’usure d’avoir été le porte-parole des dieux auprès des hommes apeurés devant l’immensité du monde.

J’étais en train de me maquiller avant d’entrer en scène. Comme à chaque fois, une tension partait de mon ventre pour irradier mon corps. J’avais dépassé le stade de la panique qui saisit celui qui s’apprête à se livrer aux regards des autres mais le trac restait ancré, viscéralement enfoui dans mes entrailles. L’image que me renvoyait le miroir de cette loge dessinait la silhouette d’une femme que je ne connaissais pas, ou si peu. On a tant de mal à s’accepter, à être en concordance avec ses peurs. J’avais très souvent l’impression d’être double dans ma peau, une partie revendiquait ce que j’étais devenue, l’autre la regardait ironiquement, fragilité du temps, diffraction entre la réalité et les passions ensevelies jamais éteintes, fugacité des sentiments, illusion d’un pouvoir éphémère.

Les « dokodokos », coiffure traditionnelle de Madagascar adoptée pour la scène, déjà tressés, enroulés sur mon crâne, me donnaient une allure farouche et étrange. J’avais revêtu une tunique de couleur ocre avec des passements or et carmin, une ceinture de cuir autour de la taille. Jambes et pieds nus. C’était une tenue de scène inspirée de Dely, ma mère, une fille de roi à qui les rituels et les fêtes imposaient de paraître aux yeux du peuple dans ces habits chamarrés. Moi, c’est le monde que je parcourais vêtue ainsi, emblème des coutumes héritées de la nuit des temps sur une île de passion, ma terre sacrée.

Je me fardais le visage. La peau couleur de miel, entre le noir d’ébène de ma mère et le blanc subtil de mon père, était douce. J’apposais un fond crème sur les joues et un filet noir sur mes cils et autour des yeux pour approfondir mon regard. Un rouge clair sur mes lèvres pour chanter la vie. Les hommes me diraient la beauté dans leur regard, j’avais l’habitude.

Grand-père restait immobile. Présence rassurante, comme une ombre, mon ange gardien de toujours. Sa voix a résonné dans la loge vide, vague écho de sa présence rassurante.

-Même dans mes rêves, je n’imaginais pas à quel point je serais fier de toi. Si c’est ce que tu voulais entendre, alors Talike, tu es devenue exactement ce que je désirais pour ma petite fille, une reine, la chanteuse qui porte le souffle de l’air, la messagère d’un espoir d’une vie plus belle, meilleure. Tu es la métisse du peuple des épines, notre mémoire sacrée par le chant divin. Je t’aime Talike.

J’ai senti des larmes pointer. J’ai aspiré une grande bouffée d’air pour les faire refluer. Grand-père avait toujours su trouver les mots les plus simples pour exprimer la noblesse des sentiments, il représentait un phare dans les ténèbres et parlait à mon cœur. Une voix retentit dans le haut-parleur. « -Le spectacle commence dans trente minutes ». La voix enrouée en un anglais approximatif me rappelait à mes obligations. J’ai commencé à me chauffer la voix en effectuant des exercices puis je me suis tournée vers lui. J’avais encore besoin de ses conseils. 

-Grand-père, avec le cachet de cette série de concerts, notre village vivrait pendant un an. Nous pourrions assurer la nourriture de toutes nos familles, nous vêtir et donner quelques piécettes aux musiciens qui viendraient égayer nos soirées avec leur art. Les petites filles iraient à l’école et les garçons apprendraient un métier. Les champs refleuriraient et les animaux seraient bien gras. Ce n’est pas normal, pourquoi cette iniquité, cette disproportion entre les pays riches et la misère des miens ? Comment l’accepter ?

-Il y a tant d’injustices sur cette terre, ce n’est pas une découverte. Tu dois uniquement te préoccuper de porter ton art au plus haut niveau de la perfection, brandir l’honneur de notre race pour que les hommes et les femmes puissent ouvrir leurs cœurs à leurs frères et sœurs. Tu n’es qu’un maillon dans cette chaîne de la vie, il faut accepter le monde tel qu’il est pour espérer le transformer.

-C’est une grande responsabilité.

-On n’échappe pas à son destin, Talike. Les dieux distribuent des cartes, nous confient une mission pour nous abandonner comme si de rien n’était. C’est à nous de transformer le monde. Le futur est entre nos mains, il dépend de chacun d’entre nous que le monde soit plus beau, plus juste. Tu as ta part dans cette œuvre à réaliser et ton chant est un outil que les dieux t’ont octroyé pour devenir leur messagère. C’est une belle mission pour une métisse que d’être l’espoir d’un peuple nouveau, de surgir des cendres du passé pour tracer les chemins de l’avenir.

Grand-père adorait philosopher ainsi et pouvait soliloquer pendant des heures. Je le reconnaissais bien là, utilisant des images colorées, son verbe fleuri parlant des dieux, paraboles et sentences, un conteur fascinant qui avait nourrit l’imaginaire de ma jeunesse. Qu’il me semblait loin ce temps de l’innocence !

Moscou. Une ville chargée de symboles, charnière entre mon enfance à Madagascar et cette Europe qui tendait les bras à une femme décidant de rompre avec son passé. Je me souvenais encore de cet aéroport où j’avais contemplé pour la première fois des flocons de neige en train de fondre sur les baies sales d’un quai d’embarquement. Un homme tentait de m’oublier dans une académie militaire de cette capitale d’un empire en train de se déliter. Il avait traversé la moitié de la terre pour me fuir, moi et ses enfants qui dormaient à mes côtés, sur les bancs inconfortables du terminal de Sheremetyevo. Etais-je une bonne mère pour mes bébés conçus dans l’amour sous le soleil de mon pays ? Qu’avais-je dessiné comme avenir pour eux ? Qui donc pouvait m’avoir soufflé cette réponse à un désir d’exil destiné à sauver leur âme ?

Depuis, je n’ai toujours pas répondu à ces interrogations. Les réponses existent-elles d’ailleurs ? Le succès m’avait portée à chanter sur les scènes du monde entier, parcourant les continents, sillonnant les océans, croisant d’innombrables personnalités, nouant des liens d’amitié, offrant mon corps pour quelques amours éphémères, sans cesse en mouvements, trop pour regarder le gouffre ouvert derrière moi, pas assez pour m’obliger à interrompre cette fuite effrénée d’un temps qui ne m’appartenait plus. Les enfants ont grandi, ils avaient une vie à accomplir, des rêves à mettre en œuvre mais je chantais pour qu’ils n’oublient point les racines de leur peau d’ébène.

Grand-père m’accompagnait dans mon périple. Lui, qui n’avait jamais franchi les frontières de son territoire perdu au fin fond de Madagascar, désormais parcourait l’univers à la vitesse des jets, passait de pays en pays, d’un fuseau horaire à un autre, du jour à la nuit, de l’espace à la mer, pour me suivre de son regard attentif en me protégeant de blessures bien plus douloureuses que celles des épines de ma terre d’enfance. Quand je me préparais pour entrer en scène, que les questions se bousculaient dans mon esprit, que la tension montait avant de me livrer à un public inconnu, il avait toujours un mot, une réflexion, un geste qui apaisait mes angoisses. Il me rappelait la vanité de nos peurs, la frontière si étroite qui sépare la lumière de l’obscurité, l’immensité des déserts qui meublent nos mémoires et la vie m’apparaissait plus simple, plus accessible, nos chemins moins tortueux.

Mon agent avait été contacté au printemps. Le théâtre Na Dubrovke de Moscou souhaitait ouvrir sa saison 2002-2003 avec une série de 4 concerts de Talike, la star malgache. J’étais quelque peu sceptique. Un zeste de vieille rancœur envers cette ville qui m’avait dérobée mon mari, la tension politique dû à la guerre de Tchétchénie, la montée d’un ostracisme et de tensions raciales, tout cela n’apparaissait pas de bon augure. Le directeur de la salle avait su se montrer convaincant. Je m’étais laissée convaincre. 

J‘ai scruté mon image dans le miroir pendant qu’une voix dans les haut-parleurs annonçait mon entrée en scène dans 15 minutes.

-J’ai changé, Grand-père ?

-On change en permanence, c’est naturel, ma fille. Aucun point n’est proche de son centre quand l’univers tourne sur son axe. C’est une fuite vers un horizon indéterminé à la conquête des chimères.

-Que vais-je devenir ?

-Tu le sais au fond de toi, tu as déjà une grande partie des réponses, est-il besoin de t’en convaincre ?

J’arrivais d’un périple de 20 villes d’Amérique du Sud. Lima, Quito, Buenos-Aires, Santiago de Chili…J’avais aimé cette tournée, la chaleur du public, sa ferveur, le sentiment réel d’un partage. Terres de migrations, croisement de races et métissage profond les rendaient particulièrement réceptif au message de mon chant. L’avenir est ouvert pour ceux dont le passé est vivant. La beauté baroque de ces villes m’avait subjugué, l’agitation, le bruit, les couleurs et les odeurs transportées. J’avais ensemencé quelques bribes de ma culture dans le cœur du public. Il m’avait rendu un peu de cette chaleur humaine dont je me nourrissais.

Le choc avait été rude en débarquant sur le sol gelé de la Russie. Un hiver précoce, la neige déjà qui paraît les monuments moscovites d’un halo fantomatique. Le chauffeur de la voiture m’attendait avec un écriteau à la sortie de la zone de douane. Les musiciens de mon groupe étaient arrivés la veille, j’avais été retenue par une série d’interviews à Paris où nous devions donner un concert.

Je contemplais cette voie rapide interminable qui mène au centre ville, bordée d’immeubles tristes que des néons crûs zébraient de tâches de couleurs. J’étais donc en terre de Russie, reçue avec tous les égards d’une chanteuse réputée, j’allais donner le meilleur de moi-même pour ceux qui me feraient l’honneur de partager ma musique. 

 

 

 

II

 

 

 

 

 

Le Centre Théâtral Na Dubrovke se situe à quelques kilomètres seulement du Kremlin, des bulbes colorés de l’Eglise Saint Basile le Bienheureux, des remparts crénelés carmin qui ceinturent l’immense Place Rouge et du mausolée de Lénine, petit cube de pierre où repose sa dépouille momifiée. Le cœur de Moscou respire la beauté, j’eus un choc en traversant cette ville dans la limousine qui m’attendait à l’arrivée de l’avion. Elle était si différente de l’image que je m’en étais faite. Ma première vision de l’occident, après mon départ de Madagascar, fut un aéroport triste, un plafond bas et gris, un carrefour où ma vie s’écartelait dans une rupture irréversible. Moscou était synonyme  de trahison. L’homme que j’avais aimé y avait atterri après son départ précipité pour une fuite sans retour. Il avait abandonné ses enfants, son amour pour moi, il avait choisi l’exil pour ne pas assumer ses responsabilités. Mon existence avait basculé à ce moment précis. En s’éloignant, il m’avait contrainte à assumer mon destin, à faire des choix et à quitter ma terre, mes parents, tous ceux qui m’accompagnaient depuis mon enfance et comptaient pour moi. Il avait, sans le savoir, donné naissance à une artiste qui parcourait le monde, mais il l’avait fait en lui arrachant le cœur, en lui ôtant même une partie de sa chair. C’était si loin tout cela, pensais-je, en regardant défiler les monuments illuminés, les églises orthodoxes avec leurs toits biscornus, les rues au charme baroque avec leurs enseignes scintillantes. C’était si loin, c’était hier. Il avait bien fallu que je m’invente un futur puisque le présent se dérobait sous mes pas. 

Les anciens bâtiments d’un entrepôt avaient été rénovés pour offrir un espace culturel fonctionnel destiné à la culture moderne et à l’art contemporain. De grandes coursives, qui servaient de lieux d’exposition, permettaient d’accéder à une salle de spectacle de 1000 places aux fauteuils rouges. La scène de dimension imposante avait une ouverture de 16 mètres avec des cintres équipés pour accueillir des œuvres ambitieuses, le matériel lumière et son imposant était de qualité, l’acoustique de la salle parfaite. Le public se trouvait réparti sur 2 niveaux en amphithéâtre. Ce théâtre m’avait plu, il possédait une âme. Sur la scène vide, j’imaginais le bruissement de la salle où se pressait une foule attentive, l’attente impatiente du lever de rideau avec l’extinction des lumières. De bonnes vibrations l’habitaient, on s’y sentait immédiatement à l’aise. 

Les musiciens sont arrivés, nous nous sommes embrassés pour nos retrouvailles. L’ambiance était détendue, ils me racontèrent qu’ils avaient fait la fête, la veille dans le Moscou by night. La nuit avait été longue pour certains. Ils étaient quasiment tous de ma famille, ce n’était pas toujours facile à gérer mais cela avait aussi beaucoup d’avantages et personne ne mettait en doute ma direction. C’était mon groupe, j’en étais le leader incontesté. Le succès facilite la cohésion et les racines familiales restaient un ciment, j’y veillais particulièrement. La balance fut rondement menée, les techniciens efficaces du théâtre se mettant au service de notre ingénieur du son et de notre responsable des lumières. Quelques bribes de morceaux pour évaluer les niveaux, une chanson en déroulé et après 20 minutes de balayage du répertoire, le sonorisateur et notre régisseur nous donnèrent leur feu vert. Nous étions prêts, les derniers réglages se feraient en direct.  Je suis retournée dans ma loge pour me préparer et me concentrer.  

Les quelques secondes qui précédent mon entrée en scène sont toujours un moment de délicieuses tortures. Peur d’un public inconnu, plaisir de ces yeux qui se fixent et de cette écoute qui s’empare des silhouettes dérobées par l’ombre. Il y a des traits d’union invisibles qui nous relient, un lien charnel entre les anonymes qui peuplent les travées de la salle et mon corps en offrande. Mon angoisse se fond dans la dimension physique de ma présence sur scène, en face de leurs regards. J’ai toujours rêvé d’être en cet endroit précis, l’objet de leur attention et le prix à payer en tension n’est que le reflet de ma passion, un dérèglement total pour la réalisation de ce spectacle dont je suis le cœur battant. Etre artiste, c’est se livrer, c’est oser transgresser la peur du vide. Je sais que je suis cette artiste à jamais, je porte des espoirs qui me dépassent largement, ceux de mon peuple, ceux d’un grand-père qui m’offrit la possibilité de rêver, ceux de ma famille que j’ai quitté pour mieux les faire chanter dans le cœur du public. 

Le rituel de mon concert est bien réglé. J’entre dans le noir et me place sous le cône d’un spot qui s’allume au moment où j’entame mon tour de chant par une composition fétiche interprété à capella. Il s’agit d’un chant traditionnel des femmes du Peuple des Epines dont je porte le costume, la coiffure et les vêtements aux couleurs de ces terres arides où j’ai grandi. Complainte d’une mère devant son enfant agonisant que les dieux ont décidé de rappeler au monde des esprits, c’est triste, émouvant, les paroles glissent entre les sons, se font désespoir, lutte entre le bien et le mal, entre la soumission et la révolte, pour terminer en un glissando que seuls les esprits peuvent saisir. Je l’offre ce morceau au public qui me fait l’honneur de venir partager un peu de mon histoire. 

Mes sœurs entrent alors par le fond de la scène. Elles m’interpellent en arrivant sur le  plateau, saisies par le pinceau des poursuites et nous entamons un jeu de questions-réponses, variations enjouées sur le thème de la nature, sur le soleil qui nous brûle en apportant la vie, sur l’eau qui coule au fond des vallées, le vent qui porte un message d’espoir. Cet échange à moitié improvisé peut durer plus de 5 minutes avant qu’un chœur ne se dégage de la matière de nos voix mêlées. Nous achevons cette polyphonie en accordant nos timbres, en unissant nos souffles, et le profane devient sacré, ode à  la nature mystérieuse qui se joue des hommes.

Les musiciens qui se sont installés dans la pénombre, vont alors enchaîner par une final musical, à base de percussions et d’instruments traditionnels, langoro, outre de bois recouverte de peau de chèvre, Katsa, maracas aux graines de maïs, rimotse, violon en bois avec des cordes de nylon. Un solo de guitare vient couvrir nos voix au paroxysme, faisant mourir la mélodie dans un déluge de notes stridentes.

En général, c’est à ce moment que j’interviens pour une première présentation, que je commente les chansons et explique leur contenu, que je parle de Madagascar et de nos rites, de la mémoire de mon peuple. Le spectacle peut vraiment commencer, alternant les passages rythmés qui font vibrer les corps et les vocaux qui interpellent le coeur, les danses et la polyphonie, les deux facettes de mon art. J’aime cette sensation extraordinaire de pouvoir créer un monde artificiel, cette communication que je perçois si intensément entre le public et l’orchestre, mon monde idéal, celui dans lequel je pourrai vivre et mourir, être au centre et à la périphérie, dans le faisceau de la gloire ou au sein de la masse de ceux qui forme ma tribu, anonyme parce qu’aimée enfin. J’enchaîne et chaque minute sur cette scène est un don, un partage dans lequel le public m’octroie le droit d’être son écho, le miroir de ses désirs les plus profonds.

J’attaquais mon 7ème morceau, Holi Raho, une de mes premières  créations. Une chanson fétiche. Il s’agissait de la complainte d’une valebode au moment où sa belle famille vient la chercher. Son jeune âge au mariage et le don de sa virginité pour un maître inconnu. Je l’avais composée pour la mémoire d’Hoasie. On y trouvait une partie vocale initiale complexe avant que la guitare et la percussion me rejoignent et que le chœur me soutienne. Je n’ai pas compris immédiatement. Une silhouette sombre dans la lumière éclatante des projecteurs et un cri. Puis deux autres personnes sont apparues sur scène et j’ai discerné des formes étranges dans leurs mains. Une déflagration a retentit dans le silence d’un orchestre dont les instruments restaient impuissants à lutter contre une manifestation de la folie des hommes. Les musiciens venaient de comprendre que la fête allait tourner au cauchemar. 

Un hurlement a claqué. Stop. Un homme s’est dressé, il a crié, en russe quelques phrases incompréhensibles pendant que des détonations déchiraient la nuit et que des lambeaux de plâtre arrachés au plafond par les projectiles s’abattaient comme les flocons d’une neige en deuil. J’ai entrevu le visage de mon grand-père dans la poussière d’argent qui flottait en suspension, je lui ai hurlé de m’aider et de sauver Talike. Il ne m’a pas répondu. Il a fermé les yeux et son image s’est dissoute comme s’il m’abandonnait, incapable de m’arracher à la cruauté d’un monde d’horreur. 

La lumière s’est rallumée. Un silence de mort a succédé au bruit assourdissant des rafales de mitraillettes, juste une poignée de secondes, avant qu’une plainte monte telle une vague sourde des spectateurs hébétés. Une cinquantaine d’hommes et de femmes en uniformes, puissamment armés, venaient de prendre 912 otages et un groupe de musiciens de Madagascar se trouvaient dans la ligne de mire de leur Kalachnikov. 

Ce n’était plus un cauchemar, mais la réalité d’un drame dont j’étais, bien malgré moi, un témoin privilégié sans défense, perdue dans une jungle totalement inconnue. Et ces épines là, rien ne me permettait de les chasser de mon chemin.

La prise d’otage du théâtre Na Dubrovke du 23 octobre 2002 venait de commencer et mes rêves de partage et d’harmonie se brisaient sur l’acier froid des armes de la mort.

 

 

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Les voeux de Bernard !

Publié le par Bernard Oheix

Les voeux de Bernard !

 

Loin de moi, avec cette photo, l’idée de plonger dans la tambouille des gilets jaunes, où de consoler le Président de ses déboires d’une année « horibilis »….

Non, il s’agit dans ces voeux pour l’année 2019 d’affirmer tout simplement haut et fort que la vie est belle, qu’il est bon de rire, que la Méditerranée est un écrin, et que la planète est une mère nourricière que l’on se doit de protéger à l’heure où l’on sent bien qu’elle se révolte contre ce que l’humain lui a infligé au cours de ce dernier siècle !

Derrière cette agitation du mois de décembre où la raison a sombré, il y a de grande chance que les lepenistes engrangent des points (voir le marche-pied du mouvement des 5 étoiles en Italie qui a propulsé la ligue fasciste de Salvini au sommet de l’Etat). L’année 2019 va envoyer nombres signaux alarmants pour les temps qui viennent ! Des élections débouchant sur des cohortes d’anti-européens qui risquent de prendre le pouvoir afin de « détricoter » toutes les (trop maigres) avancées d’une Europe qui, bien qu’imparfaite, reste l’espoir des générations futures. La haine et le refus de l’autre deviennent les étalons de l’égoïsme général. Des dictateurs de bas étages s’emparent des leviers des pouvoirs dans le sillage d’un Trump qui a un doigt sur la gâchette et l’autre sur le bouton nucléaire. Ils sont légion les Bolsonaro, Poutine, Erdogan, Orban et tous ces bouchers pour qui l’homme est une marchandise sans valeur à se lover dans leur tweets vengeurs  en se regardant le nombril !

Tout comme cette poignée d’hommes qui possèdent la moitié des richesses du monde au nom d’un ultra-libéralisme débridé mais finiront au crépuscule de leur maigre vie dans une tombe… tel ce commun des mortels qu’ils auront exploités et spoliés !

Oui mais voilà… la noirceur peut-elle gagner devant l’arc en ciel de l’espoir ! C’est ce que nous découvrirons tout au long de l’année pour un  bilan qui viendra toujours assez tôt !

Après tout, la vie pourrait être plus belle et plus forte que la réalité et nous devrions avoir encore l’occasion de rire ! Enfin, nous l’espérons !

Alors meilleurs voeux et l’eau n’était pas si froide en ce 1er janvier 2019 au vu de ce qui nous guette…

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