Le chant, les mots et la mort ! (suite et fin)
III
Grand-père s’était évanoui. Il avait du se cacher. A son âge, qu’aurait-il pu faire pour m’aider ? Le miroir dans lequel je plongeais mon regard me renvoyait l’image d’un fantôme. Les lampes restaient allumés mais leur lumière semblait plus froide, menaçante. Son visage avait disparu, il restait tapi dans l’ombre de cette silhouette flottant dans le vide qui l’avait remplacée, mon ange gardien vêtu de noir.
J’étais restée bloquée de longues heures sur la scène pendant que le commando tchétchène installait son dispositif. J’avais pu observer la peur envahir les visages des otages paralysés, les yeux s’assombrir d’angoisse et de fatalisme aussi. Les assaillants restaient en retrait, armes à la main braquées sur la foule anonyme. Deux membres du commando occupaient chacune des 8 entrées de l’orchestre et du balcon. De lourdes chaînes condamnaient désormais les battants. Le chef du commando restait sur la scène lançait des ordres dans un micro immédiatement répercutés par les terroristes. Un silence sépulcral s’était abattu, uniquement troublé par cette voix métallique. Les Tchétchènes arboraient une tenue noire, de grandes combinaisons avec un zip ventral, les poches regorgeant d’armes et d’outils. A leur ceinture, des grappes de grenades et un révolver. J’apercevais trois hommes dans la cabine technique en train de parler dans un talkie-walkie.
Quelques femmes, un châle dans les cheveux, vêtues de robes larges avec une gaine bourrée d’explosifs autour de la taille, s’étaient installées au milieu des travées. Elles tenaient dans leur main des détonateurs. Leur jeunesse m’a frappée, des adolescentes presque, à la haine affichée masquant des traits gracieux, dureté des lignes sombres de leur visage fin. L’âge de mes enfants n’est pas l’âge du désespoir, ai-je pensé.
Le chef m’a désignée à une des femmes. Elle s’est approchée et m’a fait un signe de sa main gracile qu’un gros pistolet rendait absurdement menaçant. On m’a séparée de mes musiciens et j’ai suivi ma gardienne en jetant un dernier coup d’œil sur la salle tétanisée. Nous avons repris l’enfilade de couloirs qui menaient à ma loge. Elle m’a indiquée le fauteuil devant la glace où je m’étais préparée pour ce qui devait être un concert et se transformait en rituel de mort.
Au début je n’osais pas la regarder. J’avais le pressentiment que le moindre étincelle pourrait nous mener vers une confrontation dont je serais l’unique victime. Alors, je t’ai cherché grand-père, mais tu ne me répondais pas, pour la première fois de ma vie, tu m’abandonnais, enfin je le croyais ! Tu avais disparu et cela m’épouvantait. La peur me faisait trembler, un mouvement convulsif du bras gauche que je ne pouvais interrompre.
Les heures ont filé, si lentement au début que cela en était intolérable. La porte restait ouverte, parfois, un homme surgissait et leurs dialogues incompréhensibles traçaient des sillons de peur dans mon ignorance. De temps en temps, une voix résonnait dans les hauts parleurs crachotants, dans une langue inconnue, elle tissait un lien entre ma solitude et les centaines d’otages qui attendaient dans une salle de spectacle transformée en un bunker d’incertitude.
Qu’est-ce qui a déclenché la suite ? Une vulgaire contrainte physique, une envie d’uriner qui me taraudait et me brûlait le ventre. Il a bien fallu que je me tourne vers mon bourreau. Dans un anglais approximatif, je lui ai demandé l’autorisation d’aller aux toilettes. Elle n’a pas dit un mot, ouvrant la porte des cabinets. J’ai dû faire mes besoins devant elle, porte béante. Loin d’être humiliée, j’ai senti le souffle d’une révolte monter dans ma peur. En attendant mon urine couler dans la cuvette sous son regard vide de toute émotion, une porte s’est entrouverte en moi, une déchirure renvoyant ma propre angoisse vers celle qui la provoquait. En définitive, c’était elle la victime !
Je ne suis pas une héroïne de roman. Je n’ai pas vocation à brandir les étendards de la révolte même si je me suis battue plus que de mesure. La vie n’a pas été tendre et j’ai eu suffisamment l’occasion de faire le coup de poing pour connaître l’amertume du sang, la douleur de la chair. Mais dans cette situation où la mort semblait inéluctable, un sentiment de libération s’est interposé entre ma peur et leur violence. Au fond, j’ai accepté de mourir en entendant le jet de mon urine couler sur l’émail d’une cuvette morbide et la vie m’a semblé plus simple, les évènements moins compliqués puisque mon sort semblait noué par un destin que je ne maîtrisais plus. Il me restait à vivre encore et toujours jusqu’au dénouement de cette prise d’otage !
Je suis retournée sur mon fauteuil, devant le miroir, et j’ai commencé à me démaquiller sous le regard scrutateur de mon ombre. J’ai changé de tenue, me gardant de tout geste impromptu, prenant mon temps, lui annonçant au préalable chacun de mes déplacements et le moindre de mes actes. Je parlais sans arrêt dans un anglais primaire, j’expliquais avec force détails, elle m’écoutait attentivement sans répondre ni faire le moindre acte qui m’aurait conforté dans l’idée qu’elle comprenait tout ce que je lui racontais. Pourtant, un code de conduite s’instaurait entre nous, délimitant la place et la fonction de chacune, un rôle dans la distribution aléatoire de cette pièce absurde.
J’ai observé cette femme, cette jeune fille, mon bourreau. Sa grande robe noire avec une ceinture menaçante autour de la taille, ce fil rouge qui atterrissait dans sa main, relié à un boîtier noir obscène. C’est de lui que pouvait survenir mon apocalypse. C’est contre lui que je parlais à m’enivrer, me grisant de ces mots qui m’ancraient dans le réel.
Un garde est entré dans la loge pour déposer un sac en plastique. Il a prononcé quelques mots et s’en est allé. Elle a ouvert le sac et sorti une miche de pain et un morceau de fromage. Elle en a fait deux parts égales et m’a tendu ma portion. Je me suis rendue compte que j’avais faim, un désir de mâcher et d’avaler, de remplir mon estomac de certitudes. Nous avons bu de l’eau à même le robinet.
Ses yeux étaient d’une beauté bouleversante. Deux amandes noires avec des cils fins recourbés. Des pupilles luisantes sous des sourcils en accent. Ces yeux ne me quittaient jamais, pas un seul instant, et sa main restait agrippée à un instrument pouvant semer la dévastation. Ces prunelles sombres pouvaient-elles convoquer la terreur à leurs agapes ?
…Je suis née à Madagascar. C’est une île-continent, un immense pays pour des peuples qui cohabitent depuis des siècles souvent dans la paix, parfois dans la guerre. Il y a des noirs, des jaunes et des blancs, et chacun s’est multiplié en croisant son destin à celui des autres. Moi, je suis une métisse, née dans un territoire d’épineux, petite fille d’un roi, le dernier de sa lignée. Je porte l’espoir de tout un peuple, je suis leur oriflamme, celle qui doit chanter au monde les joies et les malheurs de ces habitants du bout du monde. Qui es-tu, toi, dont le bras veut venger à l’aveugle pour te donner ce droit de vie et de mort sur des êtres humains ?
Elle penchait la tête et m’écoutait. Me comprenait-elle seulement ? C’était sans importance désormais, j’avais ouvert les bondes de ma mémoire, une vie en cascadait, emportant tout sur son passage telle un tsunami issu des profondeurs abyssales chargé de balayer le présent en conjurant les nuages noirs qui rodaient.
Et j’ai parlé pour suspendre le temps et donner un répit à la peur. Les mots se bousculaient, heurtaient mes lèvres avant de s’épanouir comme des fleurs sauvages diffusant leur parfum de révolte. Ils se répandaient en flots incessants, heure après heure, mes yeux rivés dans les siens, je lui ai tout raconté. Grand-père Fagnisaha, chaque fois que le souffle me manquait, je t’invoquais et tu me donnais la force de lui décrire les rives de la Mandrare, les coutumes de mon peuple que tu savais si bien guider sur le chemin de la sagesse, le soleil qui écrase les volontés dans les après-midi de canicule. Les épineux et leurs dards jonchaient le plancher de cette loge où je pratiquais le balayé-chassé pour voler sur leur pointe et atteindre son âme. Je lui ai narré la vie d’une petite fille douée pour le chant dont la destinée croisait les scènes du monde entier après que son amie se déclara valeboude. L’odeur du sang de mes premières règles couvrait celui d’une mort qui rodait. Je lui ai crûment décrit mes amours dans tous leurs détails les plus intimes, le sexe de l’homme et son gland aveugle, le plaisir que j’en tirais, le néant au zénith de l’orgasme quand la réalité s’évanouit sous une vague intemporelle qui embrase le corps. Je lui ai expliquée que les larmes sont interdites, que c’est un grand tabou qu’aucune femme ne pouvait transgresser et que même les douleurs de l’enfantement, cette déchirure d’un être s’ouvrant pour laisser passage à la vie, ne pouvaient les déclencher. Les perles des yeux sont réservées aux défunts après une vie de noblesse. Et mes petits, mes 3 enfants, sans pudeur, je les ai exposés sous toutes leurs facettes. Leurs défauts et leurs qualités pareillement aimés parce qu’issus de ma chair et qu’ils portaient mon sang et représentait mon avenir. Leurs premières dents, leurs maladies, leurs colères et leurs câlins pour qu’ils s’endorment, leur grâce dans le sourire de l’amour, tout était prétexte à les rendre plus concrets, plus présents, à les inclure dans ce cercle de vie que je traçais avec des phrases pour nier un oiseau de proie tentant de m’enserrer dans ses griffes.
Les heures n’avaient plus de consistance, elles étaient relatives, s’étirant dans l’éther comme un nuage subtil que rien n’empêcherait de progresser. Au fil du temps perdu, un homme est entré pour déposer une corbeille de fruits. Il a dit quelques mots à ma geôlière qui lui a répondu sèchement en indiquant la porte d’un geste nerveux du bras. J’ai dû interrompre le récit de ma vie quelques minutes, le temps de dévorer la nourriture.
Et j’ai repris le fil de ma litanie, m’enivrant de ces paroles, me gorgeant de mots, accrochée à cette femme qui portait mon deuil. J’avais encore tant de choses à lui confier, tant de pans de ma vie à dévoiler pour que la mort ne les efface point. Le crachotement des hauts parleurs laissant tomber des messages abscons importait une peur sertie d’inconnu brisant le silence de ma voix.
Combien de temps ai-je tenu ? Personne ne le saura jamais. Parfois, je m’assoupissais en parlant, j’avais l’impression que je dévidais un fil sans fin, d’autre fois, ses yeux se fermaient et le vide me renvoyait l’écho de mon désarroi. Etait-elle encore ma gardienne ? Je m’interroge souvent la nuit quand le cauchemar de ces jours remonte à la surface. Je nous revois, deux faces d’un désir de vie, mélangées dans la peur et l’espérance, entrelacées sur un divan incommode. Ses yeux sont ma bouche, sa lutte est ma fuite, mon passé son avenir.
Comment cela pouvait-il finir ? Je ne me posais plus cette question, je n’avais plus cette énergie, seuls les mots pouvaient ériger un barrage contre le cours inexorable d’un temps qui offrirait un dénouement à ma situation d’otage parmi les otages.
Alors, j’ai continué à discourir à l’infini, entrapercevant les jours et les nuits défiler dans la brume de mes phrases. La femme qui m’accompagnait avec sa ceinture d’explosifs m’écoutait religieusement, la main en permanence sur le détonateur. Encore aujourd’hui, je me demande si elle m’entendait, si elle comprenait ce que j’exprimais, mais cela n’avait aucune importance. Tant que ma bouche était capable de produire un son, j’aurai la certitude que la vie s’accrocherait encore à mon corps.
IV
J’ai découvert bien après les évènements que le drame avait duré 57 longues heures. Ce 23 octobre 2002, à 21h15, une cinquantaine de Tchétchènes prenaient 912 personnes en otage pendant mon tour de chant au théâtre Na Dubrovke de Moscou. Claquemurée dans ma loge sous la surveillance constante d’une gardienne, je n’ai pas vécu les effroyables conditions des hommes et femmes qui étaient venus assister à un concert et se sont retrouvés au milieu d’un champ de bataille. Pratiquement sans manger ni boire, obligé d’uriner et de déféquer dans un coin de la salle, l’odeur pestilentielle des excréments et de la peur qui exsudait de leurs corps était épouvantable. Comment ont-ils résisté à la panique qui montait inexorablement au fil du temps. 57 heures pour solder une vie, c’est trop ou trop peu, c’est assurément inhumain.
Les Tchétchènes exportaient une guerre que leurs champs dévastés ne pouvaient plus contenir. Les Russes refusaient de céder à la pression et de négocier la moindre parcelle de leur souveraineté. 912 témoins d’une mécanique de l’horreur, force contre force, haine en tribut de la haine, des vies méprisées par la mort. Comment donc pouvait se dénouer ce nœud conflictuel d’une humanité perdue ? A la recherche d’un empire disparu, Vladimir Poutine s’enfermait dans une logique d’affrontement.
Le 26 octobre 2002, à 5h30 d’une froide fin de nuit moscovite, les forces spéciales Russes du FSB après avoir creusé des trous dans les parois, injectaient un gaz secret à base de phentonile afin de neutraliser les assaillants. Aucune assistance médicale n’était prévue, aucun antidote aux effets de ce gaz expérimental. Les Russes s’attendaient à une destruction massive due aux explosifs des preneurs d’otages mais n’avaient préparé aucun hôpital ni antenne médicale pour traiter les victimes potentielles de leur intervention. Ils ont simplement appliqué un plan d’investissement aussi froid et létal qu’une arme de destruction massive. Dans cet immense pays civilisé, se trouvent des bureaux où des hommes en uniformes se sont réunis autour de grandes tables, avec des boissons et des zakouskis, afin de définir une stratégie de réponse contre cette attaque terroriste. Dans ces réunions, la vie des otages ne pesait d’aucun poids devant la « réal politique » d’un système prêt à tout pour se défendre. Pas un d’entre eux ne s’est dressé pour exiger que le prix du sang soit contrôlé, les blessés pris en charge, la mort tenue en laisse. Des centaines de rouages pour préparer une riposte d’une violence extrême sans qu’une voix ne s’élève pour assurer l’espoir d’une lumière vacillante dans la tourmente.
125 morts dont 50 terroristes en solde d’un bilan de l’horreur. Une grande partie aurait pu être évitée par la grâce d’un simple principe de précaution : des médecins prêts à intervenir, un hôpital de campagne pour les premiers secours, des produits adaptés pour lutter contre un gaz innervant qui paralysait l’organisme et étouffait des hommes et des femmes innocents.
Les Russes, équipés de masque à gaz firent sauter les portes avec des explosifs et investirent les lieux. Un amoncellement de corps sans vie les attendait pendant que les cris et les gémissements des otages qui s’étouffaient montaient dans les hauts parleurs de la loge. J’ai suivi à distance cette charge des forces spéciales, les ordres et contre-ordres, le piétinement d’un troupeau aveugle, la fin de l’espérance pour tant d’otages. Je me demande comment ces hommes chargés de la colère des puissants ont réagi devant ce spectacle effroyable ? Ont-ils communié dans la douleur de ceux qui sentaient leur souffle incapable de se frayer un chemin dans des poumons asphyxiés pour un chant infini ? Comment peut-on accepter de vivre avec ce cauchemar trop réel dans sa mémoire ? Retourner à une vie normale, embrasser ses enfants, acheter des fleurs pour sa fiancée quand on a été le bras indéfectible d’une vengeance souveraine horrifique, est-ce seulement possible ?
Dans ce tintamarre qui se déversait des enceintes, ma gardienne a blêmi. Ses traits se sont contractés, un masque froid que ses beaux yeux ne pouvaient contraindre. Elle s’est avancée sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil et tenter de saisir la situation. Elle observait alternativement le grand couloir glauque plongé dans la pénombre puis me fixait, me détaillant. Elle cherchait à comprendre, mais je percevais une grande lucidité dans son regard. Instant d’hésitation, elle oscillait sur ses jambes. Moment de vérité quand toute peur peut basculer dans l’irrationnel. Alors, cette jeune fille dont je ne connaissais même pas le prénom malgré deux jours d’intimité, avec qui je n’avais pas échangé un mot depuis plus de 48 heures qu’elle écoutait sans réagir ma vie se déverser en une logorrhée irrépressible, a contracté ses doigts sur le détonateur. Un dernier regard pour m’accrocher à jamais à son destin. Elle s’est mise à courir dans la loge en me contournant, se précipitant par la fenêtre fermée qui vola en éclats, pour basculer dans le vide en appuyant sur le bouton froid. Quelques secondes pour me sauver la vie. Une déflagration a grimpé le long de la paroi, une langue de feu a pénétré par l’ouverture béante prenant sa source dans son corps disloqué sur le trottoir, me léchant le visage, avivant ma douleur. J’ai revécu, en une fraction de temps, ce feu qui avait ravagé la maison de ma grand-mère quand j’avais 4 ans et que j’étais persuadée que le diable venait dévorer les âmes des méchants avec ces torsades rougeoyantes qui dispensaient le malheur. J’ai perçu avec une extrême acuité, les bruits et les odeurs de ce moment de mon enfance gravé pour toujours dans mes peurs. Le feu qui ronge l’homme et l’enfant qui erre dans la nuit, c’était il y a si longtemps, c’est aujourd’hui, la même histoire recommencée vers l’infinie douleur.
Des soldats ont fait irruption dans la loge dans un fracas de piétinements et de bousculades, des hurlements compulsifs, des éclairs de lumière, des bras me saisissant et m’immobilisant sur le divan. J’ai gardé les yeux ouverts, je ne pouvais pleurer, souvenez-vous du tabou, alors j’imaginais un ballet d’ombres, et dans cette obscurité, le visage de mes enfants pour s’ancrer à mes certitudes et faire fuir les démons.
Bien longtemps après ces tragiques évènements, je me demande toujours si ce choix de mon garde-chiourme de m’épargner était écrit dès l’origine du drame. Avait-elle prévu à l’avance de me sauver parce que l’ont ne peut ôter une vie impunément quand on est chargée par la nature de la transmettre ? Par extension, toutes ces femmes kamikazes à la taille ceinte d’explosifs qui gisaient parmi les cadavres, avaient-elles eu l’occasion de peser le pour et le contre d’un geste définitif ? Avaient-elles eu le choix, et avaient-elles opté pour le renoncement à un holocauste programmé en toute connaissance de cause ?
Est-ce ma voix qui m’a sauvée du désastre ? N’ai-je parlé à satiété que pour me libérer de mes fautes et obtenir une grâce inconcevable ? Que valait ma vie quand elle opta pour ce saut dans le vide en renonçant à sa vengeance ? Sa conscience était-elle en paix quand son corps se fragmenta en une poussière d’étoiles pour embellir le chaos ?
Je l’espère, j’ose le penser ! Il n’y a que des hommes pour imaginer que la mort est une réponse, une alternative à la vie. Mais peut-être sont-ce mes mots qui ont résonnés dans son cœur pour lui offrir le désir de mourir à ma place. Je ne le saurai jamais, comme j’ignorerai toujours si elle me comprenait pendant ces heures interminables d’une confession solitaire. Etait-elle apte à entendre ma vie se dérouler sur plus de 48 heures d’un temps sans rémission ?
Voilà, je chante encore et toujours de par le monde, sur des scènes diverses, devant des publics avides. Peut-être que ma voix résonne d’autant plus dans mon cœur depuis ce drame. Il y a eut ce moment de mon existence où j’ai parlé pour survivre, aujourd’hui, je vis pour chanter. C’est grâce à toi, mon grand-père adoré qui m’a légué un testament de grandeur. Tu ne m’avais pas abandonné, tu t’étais éclipsé parce qu’il fallait que je puise en moi la force de me sauver, le désir de me survivre pour continuer cette mission, le projet dont tu m’avais investit, devenir une mémoire vivante perpétuant notre légende. Etre la Princesse métisse du Peuple des Epines est un don des dieux qui se mérite à chaque instant. Les yeux noirs d’une Tchétchène me l’ont confirmé en ce 26 octobre 2002 et 125 morts ont scellé un pacte pour m’empêcher d’oublier qu’ils ont communié dans l’horreur pour ma survie. Ils chantent tous à mes côtés quand je suis sur la scène, nimbée de lumières, et même si vous ne les entendez pas, je sais qu’ils rôdent autour de moi et que mes chants calment leur colère et leur permettent d’accepter que nous vivions en leur place. Il ne faut surtout pas mépriser les fantômes du passé.