Jean-Pierre Bacri : Le rendez-vous raté !
La nouvelle est tombée, sèche, froide. Jean-Pierre Bacri est mort, un cancer de plus dans une période où la Covid se délecte de nous envoyer des messages délétères. Jean-Pierre Bacri, un nom qui reste dans ma mémoire vive, l'histoire d'un mec avec qui je partageais les bancs de première d'un Lycée Carnot à Cannes, à l'âge où tout est possible, 18 ans en 1968 !
Nous descendions tous les jours, après les cours, le Boulevard Carnot vers la station de bus qui nous emmenaient chez nous. Il y avait aussi George Roland, un judoka d'exception, son ami, Patrick Debouter et quelques autres. Et moi, je le lorgnais, quelque peu envieux de son rire haut perché, de ses délires entretenus par une fièvre qui embrasait la société et entretenait notre passion de découvrir un monde nouveau. Nous en avons déconstruit des mondes trop réels et nous en avons imaginés des plus beaux, plus humains dans cette France qui s'éveillait à la contestation.
Les mois ont passé, rythmés par des occupations de Cité U, des mouvements d'un mars d'intensité, des brassages incessants autour d'une jeunesse qui aspirait à trouver sa place et ne savait comment imprimer sa marque dans une histoire en train de se faire sous les pavés de Paris-plage et dans la cour de la Sorbonne. Nos héros avaient des gueules hilares comme celle de Dany le rouge, un Cohn-Bendit mâtiné de juif-Allemand au coeur de la contestation, de Jacques Sauvageot, le patron de l'Unef ou d'Alain Krivine qui préparait ses futures campagnes présidentielles.
Le père de Bacri était un juif pied-noir, facteur de son état et le mien, un sapeur-pompier municipal qui partait au feu combattre les incendies ravageurs de l'époque. Nous étions l'archétype de ces baby-boomers dont l'ascenseur social dégorgeait des fournées promises à diriger la France, formées à la culture de l'après guerre où l'espoir venait éliminer toutes les frontières du possible !
Nous étions jeunes. Nous nous cherchions avec constance, avec l'amitié et la rivalité de deux adolescents gravitant autour de leur centre !
Il faut se souvenir du carcan de cette société du milieu des années soixante. Les filles interdites de pantalon et de maquillage, le surveillant général mesurant la longueur des cheveux des garçons pour un passage obligé sous les ciseaux du coiffeur, le poids de l'autorité parentale, les relations amoureuses comme un paradis inaccessible ! Un paysage corseté d'interdits hérités d'un passé sclérosé dans une société remplie d'espoirs et de rêves pour un futur à inventer !
C'est vers le mois de mai de ce 68, la contestation aidante, que les professeurs décidèrent, sous la pression de débats permanents, de faire élire des délégués de classe comme représentants légitimes des lycéens plus à même d'exposer les revendications des révolutionnaires en herbe que nous étions. Grande première qui déchaina les passions.
Deux candidats se retrouvèrent en lice pour le combat final dans notre classe. Jean-Pierre Bacri et Bernard Oheix. Il était évident qu'ayant lu au moins 3 pages de Karl Marx et un chapitre du manifeste du Parti Communiste, je me trouvais le plus à même de représenter le peuple en marche et de devenir le héros révolutionnaire des hordes cannoises.
Las ! C'était sans compter sur sa faconde, son art de la dérision et le soutient indéfectible de la gent féminine ! Il me battit à plate couture, m'humiliant sous les hourras de ses fans, m'infligeant un score sans appel, brisant toute mes velléités de devenir un leader-maximo !
Je lui en ai voulu. Après quelques semaines d'embrasement, des gardes avec certains profs, de nuit, pour empêcher les fachos de rentrer dans le lycée, le soufflé retomba... mais Jean-Pierre Bacri resta le délégué de classe élu par ses pairs et moi le battu sans panache !
En terminale, nos chemins bifurquèrent ! Avec Debouter et d'autres il se retrouva dans une terminale et moi dans une autre.
Et le temps est passé ! Les pavés ont été enlevés pour laisser place au bitume. Une société nouvelle était née, avec des codes différents, la libération de la femme en marche, le politique envahissant les espaces d'une société en train de muter pour le meilleur et le pire. Le Bac 69, une formalité et la fac de lettres pour une licence d'histoire prélude à une maîtrise de Cinéma, un DEA de communication !
Nous ne pensions pas au travail, nous savions que nous en aurions et qu'il serait à la hauteur de nos ambitions. L'avenir était une page blanche qu'il nous suffisait de remplir !
J'ai accompli ma part de la mission qui me revenait ! Directeur de MJC, Directeur Adjoint de l'Office de la Culture de Cannes, Directeur de l'Évènementiel au Palais des Festivals de Cannes pendant 22 ans ! Le paradis sur terre pour un enfant de la classe populaire dans sa propre ville !
Sauf que pendant ce temps, lui devenait un acteur de premier plan, un auteur, un personnage qui fascinait les foules avec son air bougon, ses réparties aigres-douces, ses rictus de Français moyen.
Une nouvelle fois il me battait à plate couture, jeu, set et match !
Alors, j'ai rêvé de le retrouver pour parler de notre combat homérique, de cet affrontement titanesque du mois de mai 68 ! Après tout, j'avais trouvé ma place, elle était enviable et je n'avais pas à rougir de mon parcours, même si ce n'était pas grand chose en rapport à sa renommée et à ses succès !
Et le plaisir de payer son cachet dans une pièce de théâtre, de l'accueillir en maître de céans dans notre ville commune valait bien cet effort !
Alors, pendant plus de 20 ans, j'ai tenté de le programmer. Moi qui ai reçu les plus grandes stars de la musique et du théâtre au cours des plus de 3000 spectacles de mes saisons, qui ai imprimé des centaines de mains de stars dans la glaise, je n'ai jamais réussi à le faire venir. ce n'était jamais le bon moment, sa tournée ne passait pas par Cannes, la date ne convenait pas, une autre salle de la région me le piquait : l'enfer ou comment recevoir l'inaccessible Jean-Pierre Bacri ?
J'ai même tenté d'accueillir Agnes Jaoui dans sa tournée sur la chanson espagnole, un excellent CD découvert par un envoi de sa boite de promotion. Mais il avait du déteindre sur elle car elle aussi passa au travers de toutes mes tentatives !
Alors voilà, Jean-Pierre Bacri, je n'ai jamais pu te dire que tu es un enfoiré de première, au sens littéral du terme, que tu m'as humilié en public devant Claudine que je rêvais de soudoyer mais qui n'avait d'yeux que pour toi, surtout après ta victoire d'ailleurs !
Et j'aurais aimé plonger mes yeux dans ton regard afin de retrouver un soupçon de notre jeunesse, un air d'insouciance et de liberté, la fragrance d'un temps où notre jeunesse était un habit de lumière pour notre génération sans attache !
Le sort en a décidé autrement et tu devras attendre encore un peu, je l'espère, pour que l'on termine notre débat et que je te règle ton compte... à jamais !
Bises à toi, camarade, la camarde nous mord la nuque !