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La Métisse du Peuple des Épines.

Publié le par Bernard Oheix

C’était dans la première décade d’un nouveau millénaire. De par mes fonctions de directeur de l’Évènementiel du Palais des Festivals de Cannes, j’avais le privilège de voyager à travers le monde, de sauter de la Russie aux États-Unis, de la Chine à l’Afrique.

Arrivant de New-York où j’avais rencontré un producteur de danse et écumé quelques salles de Broadway avec mon ami producteur Richard Stephan, Séville m’ouvrait ses nuits chaudes aux sons de la musique du monde : le Womex, marché international réunissant les producteurs et les artistes d’une musique qui tentait d’émerger et de rayonner à travers les scènes et de conquérir un public friand des sons d’ailleurs. J’en programmais avec constance, de Salif Keïta à Huun-Huur-Tu, des Mory Kanté Youssoun N’Dour, Idir et Tiken Jah Fakoly, Rokia Traore ou Ismaël Lô…

Présentés dans Les Saisons de Cannes que j’avais créées en 1997, une trentaine de soirées autour de la danse, du théâtre et de la musique de septembre à avril, complété par des festivals et des animations en été. Je ne pouvais imaginer que ces voix portant les siècles et les couleurs de l’ailleurs ne retentissent pas pour emporter le public dans les volutes de l’étrange. Et cela marchait formidablement. Des salles pleines d’un public chamarré et bon enfant.

Je venais donc faire mon marché à Séville, trouver des pépites, ouvrir des horizons, en compagnie d’une bande de jeunes producteurs et tourneurs particulièrement passionnants pour lesquels j’étais devenu, de par mon statut cannois, un grand frère amical. Trois jours de bonheur, de rencontres, de concerts, et de recherches d’un mystérieux chapeau vert, avant de prendre un taxi pour l’aéroport et un retour au bercail. Las, des incidents techniques en cascade, trois heures minimum de retard avant l’embarquement, un bar comble avec une table de libre, un café les yeux dans le vague.

-Pardon monsieur : mon avion pour Bruxelles a du retard, toutes les places sont prises. Acceptez-vous que je m’installe à votre table ?

Elle était superbe la belle inconnue qui venait d’interrompre le cours lâche de mes idées vagabondes. Une métisse au teint caramel, des cheveux noirs brillants, une lueur dans les yeux qui accrochait la lumière.

 

Comme deux inconnus que le hasard rapproche, des mots d’échange, de bienvenue, l’évidence pour moi qu’elle venait du Womex, sa surprise d’apprendre que j’étais un programmateur, et la discussion qui s’engage sur Madagascar : des anecdotes, son apprentissage du chant au long de la rivière Mandrare et des garçons qui rivalisaient avec elle par chants interposés en questions/réponses d’une rive à l’autre, son grand-père le dernier roi du Peuple des Épines, sa vie en Belgique avec son groupe Tiharea dont elle m’offrit un CD, comment elle avait grandi aux sons des veillées avec les vieux qui racontaient les louanges des anciens guerriers en luttent contre les envahisseurs.

Et le temps qui file, désormais trop vite, jusqu’à une annonce informant que les passagers pour Nice étaient attendus et mon départ, non sans avoir récupéré son numéro de téléphone, son mail et son adresse.

En arrivant à Cannes, j’avais sa voix dans la tête comme un litanie qui refusait de me quitter. Je me suis précipité sur mon ordinateur et j’ai commencé à taper, sans savoir où j’allais, brodant sur des mots entendus, des images imaginées. Trente pages dans la frénésie que je lui envoyais avec un message : « -Si tu le souhaites, on peut continuer ? ».

Elle m’a répondu, émue, me demandant comment j’avais réussi à rêver sa vie. Et nous avons entamé un véritable travail, à base de rencontres sur Paris ou Bruxelles. Je l’interviewais, remplissais des carnets de notes et retournais dans ma solitude pour orner sa vie à l’aide de mes phrases et de mes espoirs. Je les lui renvoyais alors et elle corrigeait, agrémentais de commentaires et de précisions mon travail.

C’est ainsi que cela a commencé. Rencontre impromptue, fascination mutuelle, amitié réelle naissant sur un livre en train de s’écrire au fil du temps et d’une matière si riche que mon imagination se contentait d’errer sur les chemins d’une île que je n’avais jamais parcourue mais qui me hantait désormais.

Au fil du temps et des rencontres, ce livre s’est dessiné, moitié sa vie, moitié rêvé. Elle en a lu des extraits à sa mère et me racontait en riant, qu’elle ne savait plus si ce qu’elle lisait à haute voix parlait d’elle ou d’une étrangère.

Les années ont passé et un jour, Basile Ngangue Ebelle, au cours d’une discussion, a appris l’existence de ce manuscrit dans les greniers de ma mémoire. Il m’a demandé de pouvoir le lire et après avoir créé une commission de lecture, a décidé de l’éditer pour la vingtième édition du Festival Panafricain de Cannes, en octobre 2023.

Vous l’aurez bientôt entre les mains et s’il vous guide en territoire inconnu, si vous chassez les épines en compagnie de la belle Talike, alors, peut-être que vous sentirez le parfum de la liberté errer sur la mémoire des hommes et des femmes qui tentent de vivre l’avenir sans renier leur passé.

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