Pourquoi Juliette Gréco ?
Et bien sûr, Cali à Nice, avec cette énergie toujours aussi explosive. Un Cali plus revendicatif encore, moins tourné vers la description de ses états d'âme et de ses relations avec les femmes mais plus dans une dimension sociale de la lutte et des révoltes. Cela donne un cocktail sympathique, parfois un peu brouillon, toujours attachant. Ses musiciens hors pairs ( il faut noter l'époustouflante prestation scénique d'un Kolinka ex-Téléphone qui défit les années !) impriment un rythme d'enfer, les deux cuivres offrent cette touche "mexicano-hispanisante" bien dans l'air du temps, un dispositif astucieux qui leur permet de jouer au milieu du public... Une belle soirée !
Mais que dire de la programmation de Juliette Gréco au Palais des Festivals de Cannes, que dire sinon faire un article pour célébrer un grande Dame et ajouter quelques lignes à la page glorieuse d'un mythe vivant !
Parce que Juliette Gréco !
Une Dame immense drapée de noir, une ombre qui naît dans la nuit des cafés enfumés du boulevard Saint-Germain d’un après-guerre où Jean-Paul Sartre compose des chansons, Boris Vian pousse la
trompette, les intellectuels s’offrent une icône au corps diaphane, à la silhouette mystérieuse de Javanaise, un sourire charmeur, la fiancée de tous ceux qui imaginent que le monde est en
couleur et que l’avenir appartient à ceux qui éperonnent les archétypes d’une société figée au sortir d’une guerre de cauchemars. C’est l’existentialisme, les pavés gris des rues de la Capitale
prêts à voler, une pulsion extraordinaire qui va faire fleurir des printemps échevelés, des cheveux longs qui poussent rebelles, en épis, une génération qui croise Brel, Brassens, Ferré,
Gainsbourg et tant d’autres artistes, peintres, écrivains, philosophes qui transforment la fête en cénacle de pensées où les théories de l’an nouveau s’épanouissent.
Juliette Gréco est née dans ce monde de bruit et de fureur, elle s’est déshabillée pour tous ceux qui l’aiment, offrant sa voix légèrement éraillée, profonde, ses inflexions suaves, son intelligence des textes qui collent si bien à cette période de tous les rêves.
Qu’elle soit un mythe est une évidence… mais les mythes ont en commun avec les phantasmes, que parfois il est préférable de les conserver inassouvis, dans les profondeurs d’un non-dit, non avenu, dans l’épaisseur qui sépare le monde virtuel de la réalité.
Avec la programmation de Juliette Gréco au Palais des Festivals de Cannes, mon passé refaisant surface, j’osais regarder le temps de ma jeunesse, celui de tous les espoirs perdus, celui aussi de tous les rêves d’un futur enchanteur.
C’est ainsi que je suis rentré de Marseille où le Bab el Med avait réuni tous les programmateurs, tourneurs et producteurs des Musiques du Monde pour cette Messe pour le Temps Passé. Bien m’en a pris ! Imaginez une conférence de presse exceptionnelle, donnée par une artiste qui a tout connu de la vie, même les chemins les plus tortueux et parle avec la liberté de celle qui n’a plus rien à prouver, plus rien à transmettre et qui peut d’autant plus s’exprimer. Imaginez le concert. La scène du Grand Auditorium dans une configuration d’une sobriété extrême, piano et accordéon légèrement décalés vers la gauche, îlot brillant sur cette scène si vide, si grande. Quelques éclairages sophistiqués par la discrétion et la finesse des découpes de l’espace. Le noir comme permanence avec son compère grisâtre, quelques tâches de blanc. Elle apparaît comme issue de la nuit des temps, intemporelle, évanescente. Sa voix n’a pas bougé d’un iota. Elle est Gréco.
Pendant 21 chansons, et quelques interventions d’une précision extrême, elle va nous envoûter, nous inviter à ses agapes célestes. Elle nous démontre combien elle s’est transformée en mythe vivant, les raisons qui expliquent qu’elle ait échappé aux griffes du temps et de l’usure. Elle est hors du temps, hors du monde, hors de toute contingence. Elle est abstraction. Elle est Gréco.
Des textes à faire pâlir n’importe quel amateur de langue par leur complexité immatérielle, leur formule si précise pour définir un peu de ce sel de la terre, l’agencement de ces mots comme les perles d’un collier de beauté… Carrière, Brel, Ferré, Roda-Gil, Leforestier… Des mélodies à tomber en pamoison, une gestuelle de tragédienne dans sa sobriété soulignant l’épure générale d’une soirée d’élégance.
Dix minutes d’ovation en un salut à la romaine pour la tragédienne grecque, des cris d’allégeance, toutes générations confondues, 1200
personnes déclamant leur dévotion à celle qui venait de vaincre les lois de la pesanteur. Merci Madame Gréco.
Plus tard, dans sa loge, seuls. J’ai invoqué mon droit à la bise à un mythe, elle me l’a accordée ! A la dédicace personnelle, à la photo (elle qui n’aime pas être prise en photo !), j’ai obtenu en sus quelques minutes d’intimité pour me persuader que j’étais bien celui par qui le scandale arrive, le vrai scandale, celui d’une beauté qui brûle, d’une vérité qui échappe à toute logique, d’un art qui n’a pas réussi à transformer le monde mais autorise tous les excès, même ceux que l’utopie engendre !
Merci Madame Gréco,