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Histoire vécue (8)

Publié le par Bernard Oheix

Les Trogodes Banda Linda : De la paillote au béton

 

J'ai eu l'occasion de travailler à plusieurs reprises sur des projets d’échanges et de promotions avec un Réseau Européen pour les Cultures du Monde composé d'opérateurs de Hollande, de Suisse et de Belgique. Nous avions constitué un groupe de réflexion et de travail qui tentait de diffuser des orchestres de musique et de danse porteurs des traditions et d'une authenticité…non frelatée. Cela peut paraître contradictoire avec l'univers du spectacle marchand dans lequel nous les plongions sans transition. Une tournée en Occident pour un musicien du Soudan ou de la Côte d'Ivoire représente souvent une année de salaire pour une famille vivant dans un village de cases perdu au fin fond de la savane africaine. Il nous fallait profiter des Festivals d'été et des concerts gratuits pour monter ces tournées entre nos diverses structures et amortir les coûts des voyages et de l'hébergement, l'artistique étant bien souvent la part minoritaire des budgets même si nous avions la volonté de leur assurer un minimum de 100€ par concert, ce qui représente  une petite fortune pour des hommes vivant dans des pays où le revenu annuel moyen se situe dans des fourchettes de 200 à 500 dollars par habitant.

 Nous avions réussi à organiser la venue d’un orchestre à trompes, les Trogodes Banda Linda de la République Centrafricaine. La Centrafrique est plus grande que la France tout en étant peuplée que de 4 millions d'habitants. Les Banda Linda sont un peuple pacifique installé sur les rives de l'Ouham, vivant de l'agriculture et perpétuant les traditions séculaires qui rythment le quotidien. Dans les villages de paillotes en terre séchée couvertes de toits de chaume, l'arène centrale est le lieu de vie où l'échange et les décisions de la collectivité s'effectuent sous la houlette des chefs dans des rituels non écrits immuables. Chaque événement individuel, de la naissance à la mort, chaque moment de la vie du groupe est l'occasion de réunions et de palabres qui s'expriment aux sons des Trogodes, les orchestres à trompes indispensables au bon déroulement des cérémonies.

La nature des trompes creusées dans des racines, des bambous ou des cornes d'animaux ne permet pas de jouer sur l'harmonie, chacune ne pouvant donner qu'un ou deux sons. Chaque musicien  s'appuie alors sur l'intensité et la durée, la mélodie naissant de la juxtaposition des divers sons et de leur enchaînement sur le temps. C'est comme dans le Gamelan de l'Indonésie, la musique ne peut naître et s'épanouir qu'en corrélation avec les autres instrumentistes, l'union et la fusion permettant de composer à partir des individus, des airs structurés qui se perpétuent de génération en génération. Des sifflets et des percussions donnent une rythmique à l'ensemble.

Il fallait voir cette fanfare constituée d'une quinzaine de noirs de tous âges défiler dans les rues de cette cité balnéaire avec leurs habits de parade, pagnes en fibre végétale, colliers et peintures sur le visage, tirant des sons plaintifs de leurs instruments, pour saisir le choc culturel qui jouait dans les deux sens. Incompréhension et stupeur des spectateurs à la vision surréaliste d'une bande de "sauvages" issue de la nuit des temps propulsés dans l'univers du béton et de la consommation de la Côte d'Azur. Je sais que nombre d'entre eux ont pu s'acheter du bétail et nourrir leur famille d'avoir arpenté nos trottoirs en jouant leur musique. Qui a gagné de cet échange entre leur monde et le nôtre : j'aime à penser que le ventre plein de leurs enfants justifiait ce voyage dans le temps qu'ils ont effectué à marche forcée vers l'acculturation.

 

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