Du pays Niçois à Madagascar
La fin de saison se profile à l’horizon avec son heure des bilans qui se pointent, des analyses et des constats, des exégèses et des tableaux, de ce travail qui chasse l’alchimie du moment de rencontre pour le faire entrer dans un schéma avec la perfide sanction des chiffres… Disons-le, malgré la vraie crise, la désaffection générale d’un public volatile, la focalisation sur des produits formatés… la saison 2009/2010 aura été de bonne facture. Avouons que commencer avec Peter Doherty, Archive, Bregovic…et terminer sur le Gotan Project, cela a de la gueule et en impose quelque peu !
Et n’en déplaise aux esprits chagrins, la magie fonctionne encore et dans les interstices d’une crise ravageuse, nous autorise toujours d’espérer et de vivre intensément la rencontre entre un spectacle et un public même si parfois ce public fait cruellement défaut… et c’était le cas le 24 avril du côté du Théâtre de la Licorne pour le Corou de Berra et le malgache Rajery avec Talike en invitée ! Les absents ont vraiment eu tort ! Où étaient-ils nos amis occitans, les amateurs de Musiques du Monde, la communauté malgache ? Où étaient donc ceux qui rêvent debout ?
Le Corou de Berra, c’est 15 ans d’amitié, plusieurs concerts récurrents à Cannes, une disponibilité évidente frisant parfois l’inconscience (on se souvient encore d’un concert historique « sous la mer » aux Rochers Rouges de La Bocca où perchés sur un entablement rocheux, ils chantaient vêtus de blanc devant 3000 personnes en maillots et tubas en train de plonger pour écouter leur musique au fond de l’eau !), des réussites exemplaires (le concert avec Jean-Paul Poletti en 1996, des expériences avortées, les balbutiements de l’introduction de la musique (concert avec A Filetta en avril 2001), deux messes de Noël à donner l’envie de se convertir et communier (bon, là, faut pas exagérer !)… C’est aussi un 10ème CD, sobrement intitulé « 10 » et c’est Michel Bianco dit Michael White, Françoise Marchetti, la voix divine de Claudia Musso, Primo Francoia et Pascal Ferret réunis dans un groupe polyphonique qui a su s’extraire de la tradition et aller à la rencontre de créateurs modernes pour enrichir leur répertoire (Etienne Perruchon et Gilberto Richiero).
Même si les cheveux blanchissent sous le harnais depuis 20 ans, même si la période actuelle n’est pas propice à la créativité débridée et à l’enthousiasme délirant, le Corou trace son chemin, sillon après sillon, sans jamais s’endormir sur les recettes toutes faites d’une musique de conformité, bien au contraire. Ils ont réussi à intégrer la mouvance d’une école d’Opéra moderne avec Perrucchon où la recréation sacrée avec Richiero. Leur dernier opus est un bijou, un de ces disques à emmener sur une île déserte pour y inventer l’électricité afin de l’écouter et qui fait partie d’une médiathèque personnelle sans laquelle l’avenir nous semblerait si fade. Quelques plages du CD font courir des frissons. « Lo vielh Senhe » « Niente di Noi » (2mn 57 de grâce et de bonheur absolu avec des voix qui s’enchâssent en vagues et des contrepoints suspendus dans l’éther), Le sette Galere, La Vidjamé (tirée de Dogora, l’opéra d’Etienne Perrucchon), d’autres sont plus traditionnels (Lou Roussignol, Maria, Se Canto…). L’ensemble se caractérise par un extrême soin du volume sonore des voix en contrepoint de la musique, sans jamais forcer sur la présence de l’organe humain tout en valorisant les nuances, la finesse et la précision des traits prenant le pas sur la dimension chorale. C’est l’œuvre majeure du Corou de Berra, celle de la maturité et de la plénitude, de la maîtrise non seulement des voix mais aussi de son rapport à l’instrument. C’est un CD à acheter, à voler chez son ami, à obtenir par tous les moyens !
Le concert sera à l’image du CD : élégant, classe, légèrement distancé, comme si la musique était plus forte que la crise et les fauteuils parsemés de vide. 3 morceaux a cappella avant que les musiciens rejoignent le chœur :(Gilles Choir en vieux pirate attachant avec bandana pour dissimuler son désarroi, Eros à l’accordéon subtil…). 45 minutes de bonheur qui s’écouleront sans même que l’on perçoive l’aile du temps, le frisson à fleur de peau. Corou for ever !
La deuxième partie de la soirée offrait une rencontre inédite, comme on les aime à Cannes, comme seules les villes qui en ont le désir et les moyens peuvent se le permettre. Rajery, une des voix les plus étonnantes de Madagascar invitant Talike, la leader du trio Tiharea accueilli la saison passée en polyphonie, pour un concert sublime. Armé de sa « valiha », une harpe à 15 cordes très complexe à utiliser donnant une sonorité particulière, Rajery pénètre sur la scène, discret, humble, face lunaire et bouille d’enfant émerveillé sortant de sa brousse.
Après le concert, dans un de ces pots à boire qui nient le temps avec des artistes ouverts sur le monde, il nous racontait son angoisse, la première fois qu’il a débarqué en Europe pour jouer de la musique, devant les escaliers mécaniques, sa peur de la circulation dans les rues, tous ces appareils étranges qui meublent nos vies et lui semblaient si abscons. Il a gardé cet esprit d’enfant rieur, ce regard faussement naïf car si lucide devant le décalage du prix d’une vie selon que l’on est né d’un côté des Pyrénées où par-delà les océans. Il permet à l’ailleurs de faire effraction pour entrer en résonance avec notre univers figé. Son introduction à la « valiha » est un moment d’éternité, notes langoureuses étirées jusqu’à l’infini. Son groupe (batterie, basse et guitare, d’excellents musiciens, tous chanteurs) est en osmose avec lui et imprime une marque forte, une musique qui « sonne » et donne envie de bouger, de laisser son corps dériver.
A mi-concert, il va présenter son invitée spéciale, Talike, Princesse des Epines, née dans le Sud du pays, le territoire de l’Androy de Madagascar, cette île continent aux 18 ethnies qui arrivent encore à vivre ensemble et à se comprendre, Talike possède une voix dévastatrice, une voix qu’elle peut percher en hauteur et laisser en suspens. Avec ses « dokodokos », des tresses rituelles, elle est fière et sauvage, elle donne un coup de fouet au concert en permettant au jeu entre Rajery, les musiciens et cette silhouette féline de monter encore d’un cran. La salle tangue, les danseurs envahissent les travées et le concert finira dans une orgie de sons et de couleurs, de cris et de chants, de beauté et de ferveur.
C’est ainsi donc une rencontre rare à laquelle nous avons assisté, une vraie création musicale « live » entre deux hérauts d’une culture où la musique se niche dans chaque geste quotidien, chaque drame et joie de l’existence, au cœur de la vie. Madagascar est un pays de musique trop souvent éloigné des chemins de notre connaissance et ce soir-là, du côté de Cannes, une page d’espérance s’est ouverte...
PS : Les photos sont de mon ami Eric Dervaux, un photographe qui aime les artistes et leur offre un soupçon d'éternité !