Le phare de l’enfer. Chaque volute grimpe à l’assaut des étoiles, se contorsionne et projette des nuages incandescents qui retombent en pluie de feu, irisant la nuit de particules rougeoyantes. Chaque bras s’échappant du foyer vient se fondre dans la matrice infernale qui grossit et gagne en hauteur, atteignant des sommets démesurés. Les flammes tutoient le néant. Un grondement sourd manifeste la colère des cieux. Le brasier se nourrit des tonneaux de rhum entreposés dans la cave, se gorgeant des bouteilles d’alcool qui explosent sous l’action de la chaleur. Tout lui est bon pour s’enrichir et conforter sa violence. Le bois des charpentes, les meubles, les papiers et les draps l’alimentent sans faiblir. Il rue par saccades et croît dans une tornade de fumée noire zébrée d’éclairs carmin. Nuit d’apocalypse.
Il paraît que l’incendie fut visible à plus de 40 Km. Sur ces contreforts de l’Androy, au sud de Madagascar, cette tragédie provoqua des rassemblements dans chaque hameau. Les familles se regroupaient, nez en l’air, cherchant la cause d’un sinistre qui illuminait l’horizon. Les vieux hochaient sentencieusement la tête, les femmes jacassaient en pointant du doigt le foyer qui rugissait, les enfants hurlaient. Quelques hommes se rendaient à pas pressés vers le lieu du sinistre, ombres furtives s’évanouissant dans les ténèbres. Chacun pressentait qu’un tel incendie annonçait un drame terrible.
Je marchais dans l’obscurité, m’éloignant du crépitement assourdissant de la chaleur. Les gens couraient autour de moi, se dirigeant vers l’épicentre de ce bouleversement. À contre-courant, du haut de mes 4 ans, je me fondais dans le noir, suivant des chemins inconnus entre les cases, contournant les carrefours où la population se regroupait. Le silence m’attirait. J’avais si peur du bruit. Je chantonnais une comptine que ma maman me psalmodiait pour m’endormir et à chaque refrain, j’avançais de quelques pas, persuadée qu’elle me protégerait contre les fantômes qui profitaient de cette confusion pour narguer les vivants.
On m’a retrouvée à l’aube, dans la forêt d’épineux, les pieds lacérés par les dards, la peau striée de cicatrices où le sang perlait, un pouce dans la bouche, les yeux secs d’avoir trop pleuré. Des voisins me reconnurent, ils me ramenèrent à ma grand-mère, la vazaha dont la maison-restaurant venait de se consumer.
Les cendres étaient encore chaudes, quelques fumerolles sourdaient de l’amas noirâtre, un tas impressionnant de meubles hétéroclites gisait dans un coin de la cour. L’incendie avait épargné les cases de mes oncles et tantes. La population avait extrait tout ce qu’il était possible du brasier, sauvant quelques bribes de la puissance de mes grands-parents paternels. Ma mère était absente. Elle avait accouché dans cette nuit d’horreur et se remettait au dispensaire de la naissance d’un enfant qu’elle appelera Afolahy, « enfant du feu », en mémoire de ce drame qui ensanglanta le jour de son arrivée intempestive sur cette terre Malgache. Plus tard, il apprit à marcher sur les braises et à dompter les flammes. Il se produisait sur les marchés, avalant des flammèches, jonglant avec des massues ardentes, devenant célèbre dans la région de l’Androy. Son existence se décline autour de ce maître du feu tout puissant qui l’accueillit avec tant de fracas la nuit de l’incendie qui illumina le ciel des Antandroy.
C’est ma mère qui avait donné l’alerte. Le terme s’annonçait, elle ne réussissait pas à dormir et avait perçu la fumée en train de ramper, se glissant comme un serpent venimeux à travers les interstices des parois, les trous dans les plafonds. Une fumée noire chargée des fureurs de l’enfer qui dégorgeait sans bruit en roulant sur le plancher, attendant de se réveiller et de rugir. Elle avait crié de toutes ses forces et senti se déchirer son ventre rebondit. Ses eaux inondant le plancher, elle s’était traînée dans la cour, entamant sa parturition pendant que chacun tentait d’éteindre le brasier, de sauver quelques meubles, d’arracher des souvenirs à la gueule brûlante du dragon qui ronflait d’aise. Une sage-femme arrivée à la rescousse l’avait soutenue et c’est dans la cour dévastée de mes grands-parents que mon frère naquit, par une nuit de folie où la nature avait décidé de se révolter contre la loi des hommes.
Mon père et mes oncles n’étaient pas encore revenus de la mine de pierres précieuses qu’ils exploitaient sur les contreforts d’Ambatomika. Depuis des semaines, ils s’acharnaient à extraire de minuscules saphirs, des tourmalines et améthystes d’une veine épuisée. Ils espéraient récupérer dans le sous-sol quelques miettes d’un festin abandonnées par les précédents exploitants. Ils étaient en route dans leur voiture cabossée sur les chemins défoncés qui sinuaient à travers la péninsule. Il n’y avait que les femmes et les enfants pour contempler les dégâts et tenter de remettre un peu d’ordre dans le chaos qui régnait.
Ce sont les policiers qui ont découvert le cadavre de mon cousin dans sa chambre. Personne ne s’était aperçu de son absence. Son corps desséché et recroquevillé restait le seul témoin de ce qui s’était déroulé dans l’ombre d’une nuit malfaisante.
Ce cousin qui venait de mourir, aîné de trois enfants, avait été élevé par ma famille. Après la guerre d’Indochine, son propre père, engagé dans un bataillon d’élite des fusiliers marins, était retourné en France et avait disparu. On ne savait pas ce qu’il était devenu. Évanoui dans la nature, ses enfants avaient naturellement trouvé refuge au sein de notre fratrie.
C’est ma grand-mère vazaha qui régentait ce lieu, moitié bar, moitié restaurant, halte à mi-chemin sur la route reliant Fort Dauphin à Ifotake. Équidistant des deux villes, le bourg d’Amboasary était une étape indispensable pour tous les marchands qui sillonnaient ce pays de l’Androy où le peuple des épines avait élu domicile, quelques siècles auparavant, quand aucune route ne perçait les buissons infranchissables. C’est dans cette grande bâtisse carrée qu’ils pouvaient se restaurer, boire en nouant des discussions avec les représentants des hameaux voisins. Ils écoulaient leur marchandise, prenaient des commandes, réglaient leurs affaires en consommant l’alcool de palme, le whisky où la bière française que des camions déversaient une fois par mois dans l’immense cour pour être stockés dans un cellier au rez-de-chaussée. C’est là que le feu avait pris pour se répandre comme une traînée de poudre.
La famille de mon père avait fui les persécutions en Alsace au milieu du 19èmesiècle. Dans les guerres qui ravageaient les terres des confins, il n’y avait pas de place pour des Bonapartistes espérant le rétablissement d’un empereur déchu au retour de l’île d’Elbe. C’était une période trouble pendant laquelle la vie était dure et incertaine dans les campagnes reculées. L’immensité océane ouvrait une route aux aventuriers que rien ne rattachait à leur pays. Ils s’étaient embarqués pour un confetti perdu au milieu de l’océan Indien, important leurs idéaux de justice et de fraternité auprès d’une population qui émergeait de l’oppression. Ils avaient créé une coopérative pour fabriquer des tonneaux de bois sur l’île Maurice avec d’anciens esclaves, puis imaginé un phalanstère pour cultiver une plantation de canne à sucre, échouant avec constance, incapables d’assumer les contradictions d’une société primitive où la force brute servait d’étalon à la réussite. Finalement, ils débarquèrent à Madagascar au début du 20èmesiècle, dans le sud désertique et sans eau d’une région sauvage coupée de toute civilisation. Ma grand-mère avait investi toutes ses dernières économies dans cette maison de bois d’un étage au centre d’une cour immense où chacun avait construit une case pour abriter sa famille.
Mes parents paternels sont donc des vazahas, blancs venus d’un pays lointain. La couleur de leur peau fait d’eux des colons, ces hommes qui régentent le pays, dictent leurs propres lois, construisent les routes, enseignent à l’école et perçoivent les taxes en important leur culture. Ils n’ont bien souvent que mépris pour les populations locales, indigènes à la peau foncée qu’ils croisent du haut de leurs certitudes, et toisent sans aménité. Mais plus que le mépris pour les indigènes, il y avait leur haine pour les métisses, les mulâtres, ces traîtres à leur race, jamais du bon côté, versant sombre de leurs peurs qu’ils ne pouvaient situer avec certitude sur une échelle des rapports humains. Les sangs mêlés semaient la confusion, ils étaient porteurs d’indécision devant les certitudes des blancs.
Mes ascendants étaient différents, leur blancheur qui commençait à se colorer n’était pas synonyme de désir de puissance. Ils étaient sur les routes depuis des lustres, chassés de toute part. Ce coin perdu à l’écart de tout était l’aboutissement d’une errance qui avait commencé si longtemps auparavant. Bien sûr qu’ils avaient la peau blafarde, que mon père avait poursuivi ses études en France et qu’il était employé comme contremaître à l’usine de sisal de Tsiarapoke, juste en face du village de Befaitse où il avait croisé le regard de ma mère. Mais ils avaient abandonné cette couleur de peau pour se fondre dans la vie des Antandroy, adopté leur rythme de vie, épousé leurs croyances.
La nuit, le ciel de mon pays a la pureté d’une eau translucide. La voûte étoilée rase le crâne, on a l’impression d’être plongé dans une mer sombre déchirée de lumières. Le firmament est constellé d’étoiles qui scintillent, l’air semble immobile quand le soleil se lève à l’horizon et que ses rayons viennent réchauffer la nature.
Il me manque mon ciel.
J’avais quatre ans le jour de l’incendie et j’ai entendu ma grand-mère pleurer. C’était la première et la dernière fois que j’ai vu des perles couler de ses yeux et suivre les chemins de ses rides, contourner chaque preuve de ses douleurs et tomber sur la terre sèche pour s’engloutir. Elle savait que la malédiction perdurerait, qu’ils n’auraient nul repos pour les fautes inconnues, qu’il fallait bien assumer pour ceux qui les avaient précédés en leur léguant ce fardeau. Mais la vie a continué.
J’avais 4 ans et je ressens encore cette langue incandescente surgir et tenter de me mordre, se débattre et hurler mon nom. J’ai toujours peur du feu.