In memoriam Chiara Samugheo
Un jour, une dame d’un certain âge demande à me voir à l’entrée de mon bureau dans le Palais des Festivals…J’ai reçu tant de gens porteurs d’idées fumeuses et géniales à la fois, alors une de plus ou de moins ! Elle se présente, Chiara Samugheo, photographe, et me propose de réaliser une exposition à partir de ses photos sur les légendes du cinéma. Je n'avais jamais entendu parler d'elle, honte sur moi. Elle me sort un book et je le feuillette distraitement d’abord, puis de plus en plus fasciné, au fur et à mesure que je retrouve ces noms qui hantent mon imaginaire. Soudain, je tombe sur cette photo d’une Claudia Cardinale rayonnante. Claudia Cardinale ! Et quand elle voit que je ne résiste pas devant cette photo, elle m’achèvera d’une phrase définitive : « -Claudia est mon amie. C’est moi qui ai fait ses premières photos et je suis persuadée qu’elle acceptera de venir parrainer cette exposition et sera présente au vernissage ! »
Chiara, en prononçant ces mots, venait de sceller une amitié naissante et de s’assurer deux mois d’exposition au Palais des Festivals de Cannes, en juillet et aout 1998.
Chiara Samugheo est, et restera, la photographe des hommes et des femmes qui ont fait le cinéma, dans une période où l’image est rare, sacrée et où le talent de celui qui prend la photo se conjugue avec l’homme ou la femme qui est devant l’objectif ! Comme avec Alfred Hitchcock qui accepte de l’accompagner sur une terrasse où le linge sèche et qui se prêtera au jeu avec jubilation.
Dans les années 60, les photos ont un sens, celui de capturer et de figer un moment de vie pour le restituer comme une œuvre d’art. On est loin de la surconsommation effrénée actuelle avec les téléphones portables qui nous permettent de fixer chaque moment de notre vie et brouillent la frontière entre l’art et la réalité ! Les personnalités qui s’offrent aux photographes ont la certitude d’arracher au temps une bribe d’immortalité.
Quand je l'ai connue, elle habitait Nice, un appartement sur la promenade des anglais avec vue sur la mer. Elle était seule avec tant de souvenirs en elle pour meubler son présent. Elle était démunie devant la réalité, elle qui avait le don de figer l'éternité se trouvait bien désarçonnée devant ce temps qui filait entre ses doigts d'or.
Son grand amour venait de disparaître la laissant seule pour affronter son destin. Alors, elle donnait son amitié en partage, elle offrait sa mémoire à ceux qui acceptaient de partager des moments d'intimité toujours accompagnés des fantômes d'une vie hors du commun où elle avait croisé la route des plus grands.
C'était une mémoire vivante et ses amis, les Pierrobon, Nadine Seul, les Caramella, moi et quelques autres, lui offrions un peu de chaleur, de tendresse et le parfum de cette gloire qui avait été la sienne.
Mais les années passant, elle fut rattrapée par sa solitude. Elle fit donation de sa collection à un institut de Parme et entama son dernier parcours.
Sa famille réapparut dans sa vie. Elle fut happée dans un cycle mortifère par quelques uns de ses proches qui la mena à se retrouver vers Bari, sa région natale, coupée de tout ce qui avait été son existence. Bien décidés à récupérer les miettes d'un festin, ils l'enfermèrent dans un institut dans l'indifférence générale, isolée et dépossédée de tout, même de son téléphone et de la possibilité de maintenir un contact avec ses amis et le monde extérieur.
Gianni Torres, un jeune cinéaste, avait le projet de faire un film sur cette légende mais le mur érigé autour d'elle était trop grand. Il y a quelques semaines, il réussit à entrer en contact par téléphone et son visage triste s'illumina à l'évocation de son aventure cannoise, de cette exposition de 1998 où elle rayonnait de bonheur.
Mais la nouvelle vient de tomber. Elle s'est éteinte ce 12 janvier 2022 à 11h30. Qui pleurera sur son sort si ce n'est quelques amis qui se souviennent encore de la lumière qui se dégageait d'elle ? Qui pourra raconter ces pages d'une aventure humaine d'exception ?
Avec Chiara, la véritable star était l'être humain qui lui offrait son visage et son corps. Elle qui avait commencé à photographier les simples gens de sa région, les anonymes, ne perdit jamais le sens humain d'une photo faite pour dévoiler l'indicible qui se cache en chacun de nous. Et si les stars se prêtèrent au jeu, c'est avant tout l'essence de l'autre qu'elle cherchait à capturer.
Il reste ses photos et quelques bribes d'un passé sauvegardé pour que l'on puisse affirmer : "- Chiara était notre amie, elle était la vie et elle méritait mieux que cette fin misérable. Elle était un soleil... mais même les astres sont amenés à disparaître !"
Alors bon vent Chiara Samugheo dans ton paradis de l'image. Tu vas pouvoir te libérer de tes chaînes et retrouver ceux qui ont embelli ta vie et que tu as su si bien figer dans cette éternité devenue tienne !