Ephéméride Novembre 06 (2)
Le mois continue, les jours se chassent et toujours ces spectacles qui parsèment ma route. Deuxième volet donc de mes aventures en terre de culture. Tout tourne autour de ces rendez-vous quasi quotidiens, de ces moments d’attente quand le noir envahit la salle et qu’un délicieux frisson s’empare de vous ! Et la lumière est !
21 novembre. Cannes. Palais des festivals. Andromaque. Racine. (Théâtre).
Mise en scène Philippe Adrien.
Programmer un classique dans la saison théâtre, c’est accomplir une plongée dans une zone indéfinissable, celle de notre jeunesse, d’une éducation à marche forcée vers l’âge adulte, quand tout était possible et que l’espoir bornait notre horizon. Un public différent occupe la salle, beaucoup plus jeune, des adultes se présentent l’air emprunté, surprenants, des amis, professeurs ou simples nostalgiques venant se remémorer un texte qui remonte par bribes, une madeleine qui se fond dans notre mémoire. L’exposition est complexe, le son un peu brouillé, les comédiens ne jaugeant que difficilement le volume imposant de la salle Debussy. Mais au fur et à mesure, qu’ils occupent la scène, que les actes s’enchaînent, tout s’éclaire, devient d’une luminosité rare. Les vers se transforment en musique, un slam antique qui jongle avec les sentiments et les émotions. Les situations sont d’une crudité lumineuse, c’est un opéra antique qui parle au présent dans un langage fleuri où tout est harmonie.
Le contenu de la pièce : Andromaque est aimée de Pyrrhus, qui est aimé d’Hermione, qui est aimée d’Oreste…et cela va mal finir pour tout le monde sauf pour Andromaque !
La mise en scène se veut dépouillée dans un décor majestueux comme pour souligner l’inanité des personnages à s’évader de ces chaînes qui les emprisonnent. Un régal. Un rappel émouvant de cette culture qui a bercé notre apprentissage des belles lettres.
23 novembre. Lyon. Maison de la danse. Asobu (jeu). Hommage à Henri Michaux. CCN d’Orléans. Chorégraphe. Joseph Nadj.
Création du Festival de Danse de Cannes en 2003, les philosophes m’avaient conquis. J’attendais avec une certaine impatience de retrouver son univers lunaire, une façon de mouvoir les acteurs et danseurs en faisant exploser les codes traditionnels pour inventer un monde absurde, dépouillé, entre l’expressionisme allemand du cinéma muet et les tableaux de Magritte. En s’emparant de Michaux, on pouvait rêver d’une force obscure prenant le pouvoir. Las ! Quand le mouvement tient lieu d’orientation et que le vide devient le support principal de l’action, les sens s’émoussent et s’épuisent à s’inventer une chorégraphie intérieure. Le temps s’étire dans cet exercice complexe et la raison tourne en rond. Il ne s’agit pas de regretter l’absence de lisibilité, il importe d’en souligner le manque de tension, de cohérence dans une démarche qui s’avère vaine. Dommage. L’irruption de danseurs japonais et le choc entre les deux cultures (l’Asiatique et l’Européenne), ne débouchent que sur la perte de son identité, comme si le moteur de ses rêves s’essoufflait de trop étreindre et se diluait dans les rites obscurs qu’ils tentent de faire émerger du désordre.
Son talent n’est pas en cause, il nous reviendra plus fort pour nous embarquer de nouveau dans son univers décalé !
26 novembre. Nice. Don Pasquale. Donizetti. (Opéra)
Opéra bouffe. Un complot amical de Malatesta va permettre à sa fille Norina (la belle et géniale Henrike Jacob) d’épouser Ernesto après avoir simulé un mariage avec le vieux Don Pasquale, l’oncle fortuné. Tout est prétexte à un humour mis en valeur par la mise en scène inventive de Claire Servais. Mimiques, jeux de mains, attitudes, les voix sont portées par des chanteurs aux talents d’interprètes dans l’esprit « commedia dell’arte ». On rit, elles sont magnifiques, c’est l’opéra sans le drame, sans les larmes mais aussi sans la passion. On passe un bel après-midi dans le charme rococo de l’opéra de Nice, ses velours rouges et ses corbeilles remplies de bijoux et de petites vieilles enturbannées. Mais redonnez-moi un zeste de La Norma ou de Rigoletto pour finir la soirée !
28 novembre. Cannes. Cyrano d’hier et d’aujourd’hui. Jean Piat. (Théâtre)
Une leçon de théâtre par un homme qui « est » le théâtre, qui a parcouru presque un siècle des scènes les plus prestigieuses, a côtoyé les plus grands noms, a travaillé avec ceux qui ont écrit les pages de gloire d’un âge d’or qui court de Jean Vilar jusqu’au XXème siècle.
A 82 ans, silhouette juvénile, même si sa démarche laisse transparaître le poids des ans, il se décide à raconter ses Cyrano, ses aventures avec un des textes les plus flamboyants du répertoire moderne. Tout est prétexte à digressions, au récit d’anecdotes, à une mise en abysse vertigineuse qui va permettre de faire ressusciter le texte avec deux acolytes. La tirade du nez, le récit devant Christian de son combat contre 100 spadassins, l’échange amoureux sous le balcon de la belle Roxanne, l’agonie avec panache d’un vieil homme au cœur de lion… sont exhumés avec des éléments de décors de fortune, les deux compères opérant des changements qui vont permettre à la voix de Jean Piat de porter les vers sublimes vers des sommets d’émotions.
Il fallait être dans la salle ce soir-là pour sentir la tension du spectateur devant cette mort au travail en train d’offrir l’éternité à un acteur vieillissant, au crépuscule flamboyant de son talent.
Bouleversant, pétri d’humour et de tendresse, maniant la tragédie et faisant rire dans le même élan, Jean Piat nous a offert une formidable leçon de théâtre, un hymne à la vie et les 1000 spectateurs se sont levés comme un seul homme en un salut romain pour lui rendre un peu de cette émotion qu’il transmet avec tant d’élégance et la distance précieuse de celui qui est au cœur des vérités.
1er décembre. Cannes. Corrou de Berra et A Filetta. (Musique)
Deux ensembles polyphoniques, dans un mouvement convergeant, s’instrumentalisent et mettent en perspective les voix des chœurs et l’orchestration. Démarche complexe, le travail des voix et des instruments étant aux antipodes. Harmonies naturelles contre harmonies figées. Deux facettes de l’extraordinaire capacité des voix issues de la tradition de s’adapter et de se régénérer dans la modernité.
Michel Bianco, mon copain depuis des années, le leader du Corrou, on se suit avec fidèlité...toujours ce plaisir des retrouvailles comme un rendez-vous entre la musique et l'amitié
Corrou de Berra : Michel Bianco est le fondateur et le sorcier de cet ensemble, meilleur groupe polyphonique des Alpes du Sud-est, entre niçois et provençal, ils explorent depuis des années le répertoire sacré et tentent sur les traces de leur grand frère corse, de se frayer un chemin dans la composition originale, en support des poètes niçois. A la différence de la majorité des autres groupes polyphoniques, c’est un chœur mixte, deux femmes et quatre hommes qui le composent.
Pour l’occasion, ils se sont entourés d’une batterie, (le divin et génial Gilles Chouar), de clavier, accordéon, guitare et basse. Les voix sont chaudes. L’ensemble est parfois décousu dans sa structure et n’utilise pas assez la richesse polyphonique mais la générosité et l’émotion emportent l’adhésion du public. La fragilité des interventions du leader crée un sentiment de proximité, comme si nous étions entre amis, en train de partager une soirée de fête et d’amitié en partageant la polenta et le vin âpre des coteaux Niçois.
Jean-Claude Acquaviva, un barde, un maître, un homme dont la richesse intérieure n'a d'égale que sa faculté de partager avec l'autre. A ses côtés, mon pôte Basile, un fin connaisseur de la musique du monde, chroniqueur à Agora FM... un de mes bloggé de toujours.
A Filetta. Depuis sa rencontre avec Bruno Coulais, le groupe historique de la Balagne fondé par Jean-Claude Acquaviva, a exploré de nombreuses voies. Musiques de films, scènes, créations mythologiques, compositions avec orchestre… A chaque fois leur talent fait merveille, leur humilité séduit, leur inventivité triomphe. Les sept membres du groupe sont alignés, derrière Romaneli à l’accordéon, deux claviers, une guitare, une basse et une batterie. Le dosage est subtil, les poses hiératiques et Jean-Claude Acquaviva parle comme un poète avant les morceaux, explique et commente, ramène le concert vers une fête païenne où le public prend toute sa place, participe au rite d’une communion où les notes et les voix s’interpénètrent et donnent le tempo d’une humanité en partage.
C’est beau et grand. C’est divin et cela donne la chair de poule, les sens affleurent et l’espoir renaît… celui d’une Corse fière et ouverte, d’une musique comme un trait d’union entre les cultures, par-delà les différences.
Soirée envoûtante pendant laquelle le Corrou de Berra et A Filetta permirent que les voix de la tradition se confrontent à la modernité, que le public chavire sur les notes de l’espoir et ressorte plein d’énergie de cette cérémonie païenne.
Voilà donc un mois très riche terminé. J’ai pu assister à 3 ballets, 10 pièces de théâtre, 5 groupes de musique et 5 films. De tout cela que reste-t-il ? Une vraie plongée dans la culture du monde, des coups de cœur, des élans irraisonnés, le partage avec des amis, un sentiment étrange que la vraie vie se dissimule dans les cris de ceux qui créent chaque jour pour que l’humanité avance sur les chemins de l’espoir. C’est cela ma culture, c’est aussi celle que je voulais vous offrir en communion.
A bientôt donc pour de nouvelles aventures.