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histoires vraies

Le Festival International des Jeux de Cannes.

Publié le par Bernard Oheix

C'est le terminus d'une semaine de folie... et je n'étais pas tout seul à être ivre de bonheur et de fatigue ! 15 000 joueurs, 125 000 personnes sur le salon en train de jouer à tous les jeux du monde, de jour comme de nuit, dans une ambiance de folie sans aucun incident... On prouve à Cannes que les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les nations (50 pays représentés), les religions, les différences, ne sont pas des obstacles mais peuvent, bien au contraire, être un ferment d'émulation, un enrichissement,  une façon de mieux se comprendre ! 
Comme une tour de Babel, un phare dans la nuit des vieux démons, nous avons éclairé le monde d'un faisceau lumineux d'humanité, d'un bonheur simple et immédiat. Dans le dépassement de soi, l'affrontement aux autres, le respect des règles et la dimension ludique sont chargés de ce lien social possible et souhaîtable que le monde politique cherche sans jamais trouver. Les adieux déchirants sonnent l'heure des retrouvailles... A l'an prochain, déjà !

Le texte que vous pouvez lire a été composé en 2003... Il est extrait d'un projet avorté mais il garde toute son actualité concernant le Festival des Jeux de cannes. C'est la 16ème "histoires vraies" du blog. Une page de mon passé au sein de cette structure !

 
Garry Kasparov, parmi tous les joueurs que j'ai rencontrés, est celui qui m'a le plus impressionné tant par la brutalité absolue qu'il dégage que par cette obstination qui se cache au fond de lui et l'empêche de s'avouer vaincu quelles que soient les situations. Au Championnat du Monde en parties semi rapides organisé avec la Fédération Française d'Echecs et le club de Cannes de Damir Levacic dans le cadre du Festival International des Jeux 2001, la finale se déroulait sur le plateau du Palais des Festivals et se présentait comme l'affrontement logique entre la star qui avait renoué avec une compétition officielle de la FIDE, la fédération internationale, et un de ses dauphins naturels, le Russe Evgeny Bareev qui culminait à 2704 points Elo dans le classement des joueurs et rendait 145 points à "l'ogre de Bakou".
Kasparov est une légende et continue, dans une longévité exceptionnelle, à régner sur les 64 cases, défiant le temps et l'usure des sommets vertigineux sur lesquels il campe en tsar indéboulonnable. Né en 1963, il devient le plus jeune Champion du Monde de tous les temps en 1985, à l'âge de 22 ans, endossant par la même occasion, le statut de leader de l'opposition et de la révolte contre l'establishment russe qui imprimait sa main de fer sur l'univers de ce jeu, institution en Union Soviétique et source d'accession aux plus hautes sphères de l'Etat garantissant les honneurs et privilèges attachés à ceux qui le servent et lui rendent grâce.
Sa rivalité avec Anatoli Ievguenievitch Karpov a marqué l'histoire des échecs de la deuxième partie de ce XXème siècle de quelques pages d'or. Karpov, de douze ans plus âgé, élève de Botvinnik, triple Champion du Monde qui lui permettra d'obtenir ses premiers succès dès l'âge de 15 ans, devient l'idole de l'Union Soviétique après la retraite de l'Américain Bobby Fischer et sa victoire aux Philippines, à Baguio en 1978, contre le dissident Victor Korchnoï, au bout d'un suspense de trente deux parties acharnées, parsemées d'incidents innombrables déclenchés alternativement par les deux joueurs qui luttaient, non seulement pour leur suprématie, mais aussi pour la victoire politique de leur camp. Des coups fourrés, des changements de positions, des médiums invités à la grand-messe, des exigences sur les meubles et les lumières, les attitudes des arbitres, tout fut prétexte à un duel acharné opposant les deux clans et se soldant par un combat planétaire entre les forces de l'establishment et celles de la dissidence. Kasparov n'avait que 15 ans à l'époque du sacre de Karpov et il avait analysé ses parties des nuits entières, jusqu’à voir l’aube se lever sur des rêves de conquête d’un titre mondial qui lui permettrait de régner sur le monde des échecs, son ambition et la certitude d’un destin planétaire n’ayant pas de limites. Déjà proche de la perfection, son jeu s'était affirmé entre la science tactique, l'originalité de ses stratégies, une approche purement animale et ce formidable instinct de tueur qui allaient devenir le sceau de son talent.
C'est en 1984 que leur duel annoncé allait se concrétiser, dans un premier round qui dura quarante-huit parties d'un championnat marathon interrompu par le président de la Fédération en dépit de toute équité, pour des raisons fallacieuses qui tendaient à protéger le tenant du titre, duel fratricide des deux produits les plus parfaits de l'école russe des échecs, match sans vainqueur, débridé, sans foi ni loi, que Karpov menait mais où Kasparov semblait en mesure de pouvoir revenir. Ce n'était que partie remise pour celui qui avait gagné un surnom à défaut du championnat, "l'ogre de Bakou" qui, en 1985, terrassait Karpov et l'Union Soviétique en pleine décomposition pour ne plus lâcher prise et sceller son nom au destin des échecs de la fin du millénaire, devenant la plus grande légende vivante, rejoignant au Panthéon des grands hommes, ceux qui marquent l'histoire de leur empreinte et transforment la réalité.
De cette première rencontre avec lui, je me souviens, dans les coulisses du Palais des Festivals, juste avant la finale que je devais présenter avec Damir devant 1500 personnes, de son regard noir, de ses épaules qu'il rentrait, sa tête basse et l'authentique violence qui émanait de lui, cette haine qui jaillissait en flots tumultueux, n'épargnant personne, de sa capacité à se concentrer en tournant comme un fauve en cage, et de l'explosion quand nous sommes entrés sur scène, sous les sunlights et que plus rien ne comptait que ce titre de Champion du Monde en parties semi rapides qu'il voulait reconquérir pour son come-back dans les compétitions officielles de la Fédération Internationale. Celle-ci était dirigée par son ennemi, Kirsan Ilyumjinov, président de la République autonome de Kalmoukie, petit Etat de la Fédération de Russie, peuplée de descendants des Torgouts, guerriers mongols qui régnèrent sur l'Asie Centrale et campent désormais sur une terre aux réserves de pétrole enfouies sous les sabots de leurs chevaux et dont la production de caviar est une des ressources naturelles génératrices de revenus substantiels. Ilyumjinov avait réussi une OPA, au congrès de Paris en 1995, en se faisant élire président de la Fédération Internationale des Echecs, deuxième fédération sportive au monde après le football, à l'époque sous la coupe d'un personnage trouble aux relents sulfureux, le Philippin Campomanes celui-là même qui avait organisé le match de 1984 entre Karpov, le Champion du Monde en titre et son challenger Garry Kasparov. Depuis, ce chef d'Etat de la seule République bouddhiste d'Europe, sorti de l'HEC russe, qui avait surfé sur la vague du libéralisme embrasant la Russie pour accumuler une fortune colossale, ami de Wladimir Poutine, était devenu le bailleur de fonds d'un sport échiquéen surmédiatisé mais qui n'arrivait pas à drainer les moyens financiers nécessaires à son développement.  
J'avais rencontré le Président Ilyumjinov à Istanbul, pendant les olympiades d'échecs qu'il sponsorisait avec largesse, dans la période de préparation du Championnat du Monde et je le revoyais, avec ses lunettes noires, jeune, visage de Yakusa égaré dans un costard noir qui lui cintrait une taille fine et des muscles d'acier, tout droit sorti d'un film de Kitano, ses deux porte-flingues à ses côtés, le regard absent ne s'animant qu'à l'annonce que Kasparov allait réintégrer le giron des compétitions internationales et serait présent pour cette coupe du monde organisée à Cannes sous son égide, après plus de cinq ans de brouilles et sa tentative avortée de créer une fédération concurrente.
 
Le champion n'a pas eu besoin de départage, ces parties complémentaires que l’on doit jouer en cas d'égalité au score, tant il s'était programmé pour vaincre. Pour la finale, les deux compétiteurs trônaient sur une estrade, séparés par une table qui supportait un échiquier et la pendule électronique où s'égrenaient les vingt minutes de base octroyées à chacun, auxquelles s'ajoutaient dix secondes par coup joué pour l'emballage final. Des caméras reprenaient leur visage et fixaient leurs attitudes sur l'écran gigantesque où avaient été projetés les plus grands films de l'histoire du cinéma. Entre les images des joueurs, un échiquier géant télécommandé par informatique permettait de suivre la partie en direct pendant que Damir Levacic, en cabine, commentait les coups relayé par des écouteurs HF, expliquant les positions et les choix stratégiques, faisant participer le spectateur au suspense de cette finale arbitrée par un Canadien, Stephen Boyd, au flegme tout britannique. Dans la première manche, Kasparov avait tiré les noirs et résistait dans une partie anglaise où les pions C4-C5 maîtrisent l'espace central, donnant une force aux blancs et instaurant un avantage positionnel microscopique mais durable, une approche du jeu exploitable par un jongleur du type de l'opportuniste Bareev, grand spécialiste de cette ouverture. C'est un style de jeu karpovien que Bareev développait, un Karpov auquel il ressemble physiquement, même maigreur, même taille, yeux clairs, cheveux blonds sur le côté, attitude nonchalante dissimulant une volonté de fer. Au bout d'un combat acharné, Garry arrachait la parité, un bon résultat qui le positionnait en force pour la revanche où il récupérait les blancs et l'avantage de l'ouverture, produit d'un combat où rien n'avait été cédé, où les défenses avait pris le pas sur les attaques dans une véritable guerre de tranchées où chaque interstice dans les positions donnait lieu à un affrontement pied à pied menant vers une neutralisation finale.
 J'étais sur scène avec l'arbitre de plateau, l'oreillette me permettant de suivre les commentaires enflammés de Damir, micro à la main, prêt à intervenir. Avec les blancs, Garry ouvre d'un E4 sur lequel Bareev opte pour le E6 de la défense française. Un flottement, une rumeur incrédule est montée de la salle stupéfaite par ce traitement de l'attaque d'ouverture, Kasparov allant provoquer son adversaire sur son terrain de prédilection. C'est dans le style de Karpov que le champion venait chercher cette victoire, une confrontation inédite par échiquier interposé avec son légendaire adversaire dont Bareev était le meilleur exégète. Kasparov savait que le départage lui serait favorable tant sa capacité d'improvisation et sa rapidité d'exécution étaient légendaires, pourtant il impulsait une pression formidable, prenant tous les risques, usant de ses coups de boutoir qui l'avaient rendu célèbre, s'engouffrant par une brèche infime pour ne plus lâcher sa proie, le talonnant jusqu'à la perte du temps, des repères et du sang-froid, dans un abandon final devant la trotteuse de la pendule. C'était la victoire d'un stratège au zénith de ses moyens, à l'optimum de ses capacités sur un guerrier qui n’avait jamais abdiqué.
 Kasparov avait le regard fixe et haineux, le corps ramassé et noueux, les veines de ses mains d'homme de la terre d'Azerbaïdjan couvertes de poils noirs, palpitaient pendant qu'il les frottait l'une contre l'autre. Il semblait prêt à jaillir de son siège, comme si cette position assise en ce final à couteaux tirés lui devenait insupportable, comme si son énergie ne lui permettait plus de contrôler les mouvements sporadiques qui ne se calmaient que quand sa main saisissait une pièce et la déplaçait sur l'échiquier, plongeant toujours plus son challenger dans le doute et le désarroi, parachevant sa victoire d'une maîtrise du temps qui laissa pantois l'ensemble des spécialistes garnissant les fauteuils de la salle, médusés par ce combat de légende.
C'est à ce moment précis, en le voyant sous mes yeux, dans une proximité qui me permettait de ressentir physiquement ses réactions, que j'ai perçu à quel point les champions hors norme échappent aux codes en vigueur chez les communs des mortels. Dans ce jeu, il n'y a, au monde, qu’une poignée d'hommes à être capables de transgresser les règles, de les faire évoluer, une minorité seule a le talent de l'inconscience et peut atteindre à la grâce sublime de ceux que l'aile du génie effleure. Je me suis demandé si mon ami Massoud, qui avait été formé dans le même moule, qui avait côtoyé tous ces grands champions, qui avait été nourri des sources de cet enseignement, aurait trouvé sa place sur l'échiquier de la vie si le conflit absurde dans lequel les soviétiques s'étaient enlisés en Afghanistan ne l'avait irrémédiablement chassé dans les limbes du jeu, dans un hors case qui avait ruiné les chemins de sa destinée et conduit vers la solitude et l'abandon.
Quelques heures après cette victoire, Garry me fit porter un pli par son secrétaire particulier, sparring-partner et homme de confiance qui le suivait comme son ombre. Il m'invitait à souper avec lui à La Belle Otero, un restaurant panoramique qui dominait la baie de Cannes au septième étage de l'hôtel Carlton et dont le chef avait deux étoiles. Autour du maître et de ses deux assistants de jeu, le président de la Fédération Française et Damir Levacic m'attendaient en dégustant un verre d’un Grand Cru classé qui trônait sur la table miroitante d'argenterie et jetait des éclairs sanguins sur la nappe immaculée. Kasparov était en train de commenter les noms de ses rivaux, à la recherche d'un successeur potentiel qui saurait l'abattre et récupérer le sceptre qu'il venait de reconquérir. D'Annand, l'Indien trop inconstant et fragile à Kramnik, le Russe manquant d'imagination selon lui, aucun de ses dauphins naturels ne lui semblaient posséder la capacité de le battre sur le temps, et dans la suffisance et la morgue de sa victoire, Garry le Magnifique plastronnait, dégustant à petites lampées son nectar, déclamant des sentences à la cour qui l'entourait et l'écoutait religieusement. Tout au plus la nouvelle génération à l'image d'Etienne Bacrot, le surdoué français qui avait porté le titre de plus jeune grand maître de l'histoire des échecs ou le talentueux Ponomariov, une nouvelle pépite de l'école russe, trouvaient-ils grâce à ses yeux et, bien que trop tendre pour l'heure, lui donnaient l'impression de prendre date avec le futur. En se projetant ainsi dans l'avenir, "l'ogre de Bakou" niait le présent et en gommant une génération, inconsciemment, perpétuait son règne et s'octroyait un peu de ce temps qui lui filait entre les doigts, sonnant l'heure d'une retraite inéluctable et la victoire des années qui s'écoulaient sur sa volonté de fer. En aparté, Damir me confia qu’il l'avait vu recevoir de Moscou des fax qui analysaient les parties de l'Ambler Tornement qui se déroulait, avec quelques-uns uns de ses principaux rivaux, à Monaco, trente kilomètres plus loin. Garry, derrière le talent brut, est aussi une bête de travail et un monstre d'organisation, utilisant les moyens techniques les plus sophistiqués, recrutant les meilleurs assistants et les stratèges les plus performants afin de les mettre à son service et de les utiliser au profit de la construction d'un mythe qu'il s'attelle à bâtir tous les jours et qui porte son nom en lettres d'or.
A table, confortablement installés, il nous régala de quelques anecdotes sur les innombrables tournois qui l'avaient entraîné aux quatre coins du monde, d'un avion à l'autre, d'un hôtel à un lit de hasard, avec toujours cette réputation de tueur qui le précédait et dont il tirait une réelle jouissance, se repaissant du visage apeuré de ses adversaires, des rictus nerveux au moment de la mise à mort, de la sueur et du goût de sang qui concluaient les mouvements compulsifs des mains sur l'échiquier, de cette dualité d'un monde où le noir et le blanc des pièces de bois bornent l'horizon d'une frontière infranchissable. L'histoire des coqs nous fit rire aux larmes tant sa façon de la raconter, son sabir mêlant un fond de russe sur des pans d'anglais saupoudrés de zestes de français, espagnol et italien, épiçait cette farce d'un KGB qui, en 1990, à Lyon dans la revanche du championnat du monde qui l'opposait à son éternel rival, Anatoly Karpov, avait payé les paysans qui habitaient autour de sa résidence pour que des dizaines de coqs chantent dès les premières lueurs de l'aube et l'empêchent de dormir.
Je dégustais un foie gras poêlé en chapelure d'oignon qui fondait dans la bouche, le vin coulait comme un ruisseau de vie dans notre gorge et lui, plus que jamais certain de sa toute puissance, nous affirmait qu'il règnerait encore dix ans sur l'homme et que Deep Blue, l'ordinateur diabolique, ne l'avait battu que sur l'abandon de son physique et la trahison de son corps. Il resterait pour l'éternité le 13ème Champion du Monde, celui qui, au 13ème coup de la 13ème partie avait proposé une innovation théorique qui avait stupéfié tous les commentateurs et analystes de ce jeu, celui qui ne pouvait dormir dans un hôtel qu'à la chambre 13 et ne sortait jamais sans ce chiffre 13 caché dans une de ses poches, sur un porte-clefs dont il ne se séparait jamais. Au fond, sa vie réelle n'avait que peu d'importance devant la richesse de sa vie rêvée et il n'était pas indispensable de savoir que ce symbole de la révolte, cet étendard de l'anticonformisme avait été inscrit aux Jeunesses Communistes avant de rejoindre le camp de Gorbatchev sous Brejnev, puis d'être Eltsinien sous Gorby, de prôner Lebed à la disparition de Eltsine et de chercher sa place sous Poutine, toujours ailleurs, jamais présent, la tête dans les nuages à côtoyer des dieux désincarnés et à se perdre dans les arcanes des stratégies et des recherches d'un geste impossible et d'une perfection inhumaine.
 
 C’était il y a 7 années, pendant un Festival des Jeux qui avait drainé dix mille joueurs venus de 37 pays de la planète, permis à 1250 scrabbleurs de s'affronter, à 600 bridgeurs de surenchérir, aux Africains de l'awalé de découvrir les subtilités du go, aux taroteurs de faire rouler les dés du Backgammon et à toutes les générations de se confronter en une gigantesque foire d'empoigne dans les règles de l'art. C'est une vraie ville éphémère de province qui se constitue, une ville de 10 000 habitants où seuls les joueurs peuvent s'établir, qui possède ses codes et ses habitudes, ses vainqueurs et ses perdants, ses drames et ses joies, son fair-play et ses tricheurs. Depuis 1987, pendant une semaine, Cannes devient la capitale incontournable des amateurs de jeux, des classés aux débutants, jeunes, vieux, hommes, femmes, ils viennent tous par milliers afin de se frotter aux meilleurs et de mesurer leur niveau. Ils dorment en jouant et se nourrissent des aspirations les plus étranges, sous perfusion d'un alchimiste pervers qui leur aurait inoculé le vice du jeu, les vertus du dérisoire.
25 000 m2 de stands, de moquettes, de salles aménagées avec des tables et des chaises, et du matin à tard dans la nuit, cette foule d'yeux impatients, de mains avides, de cette sueur qui sourd quand le moment décisif du choix intervient, de ces gestes frénétiques qui rythment l'existence du joueur et le coupent de la réalité. Le joueur est un être qui vit sur une autre planète, perdu dans les arcanes de l'initiation et qui se reconnaît une famille composée, s'invente des histoires et brave la destinée des mortels en tentant de lire les signes du ciel. Il espère arracher des bribes d'immortalité aux jours qui s'écoulent, cherche toujours à transformer l'échec en un cheminement vers la perfection et quand il se campe au-dessus des lois, qu'il est le meilleur, le vainqueur, alors il sent approcher la défaite et s'apprête à subir les affres de l'angoisse et du renoncement. Par un cruel paradoxe, c'est dans l'accession aux sommets des arts du jeu que les grands se perdent et se laissent emporter dans les nuits glacées de la déraison. Bobby Fisher, génie absolu, en est un exemple, capable des coups les plus improbables, seul occidental qui a su à dominer les Soviétiques en un demi-siècle d'opposition de style, vainqueur au finish d'un Boris Spassky à la dérive en 1972 à Reykjavik. Il entre en religion échiquéenne à l'âge de six ans, quitte l'école à quatorze, devient le plus ignare des champions américains, étalant une inculture que seul son génie, les pièces de bois en main, pouvait compenser et, ceint de la couronne mondiale, s'isole dans un silence austère et incompréhensible, se coupant du monde en un autisme définitif. Derrière la légende, on trouve le grand mystère de sa mère, cacique de l'école du Parti à Moscou à la fin des années trente et de sa demi-sœur, Joan, née en URSS en 1938, jetant un voile trouble sur la victoire de l'Occident sur l'Orient.
Il en va ainsi pour tous ceux qui vivent leur vie dans les tournois, se transcendent pour une série, se dépassent pour un contrat et deviennent des géants parmi les hommes. La perfection d'une stratégie, l'intuition sublime qui embrase, l'instinct définitif qui corrobore les éléments d'analyse, tout cela s'élabore dans la tension et la fureur de l'impuissance, entre l'imaginaire et le réel.
 

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Mon Maurice Béjart à moi.

Publié le par Bernard Oheix

 
Décéder la veille de l’ouverture du Festival de Danse de Cannes est d’une extrême élégance, comme s’il voulait se rappeler à mon souvenir pour un dernier pied de nez bien dans la nature du personnage.
Cela a été un vrai choc, parce que Béjart pour les danseurs, c’est comme le pape pour les chrétiens ou Zizou pour les « footeux », un personnage incontournable, un phare dans la nuit. Sa lumière s’est éteinte, il reste la mémoire.

Mon histoire avec lui n’a pas commencé à Cannes en l’accueillant au sein du Palais des Festivals, Il faut remonter bien plus loin, vers l’été 1969…
Juillet arrive, il fait chaud en cet été et la vie est belle. Je viens de passer mon bac, j’ai couché avec une nana, je suis devenu un grand promis à l’université et surtout, je vais partir du home familial pour intégrer une résidence universitaire en septembre, destination la fac d’histoire et une maîtrise de cinéma en perspective.
Comme chaque été, je dois travailler pour assurer mon année. Le salaire de ma sueur est donné à mon père, il m’entretiendra tout au long des mois d’études, complété par une bourse d’étudiant et un job que j’ai déniché pour octobre, pigiste à Nice-Matin, responsable de la couverture du handball… tout un programme universitaire qui me permettra, entre autre, d’être le premier des Oheix à avoir son véhicule, une 2CV d’occasion flambante, rutilante, et multicolore à l’automne ! C’est dans une librairie que j’ai trouvé un travail pour août et septembre. Juillet et pour moi, rien que pour moi, mon bac en poche, je sens le vent du large et le souffle de la liberté m’embraser. Je rêve de route, d’ « auto-stop », de rencontres et d’étreintes chaudes comme mes nuits étouffantes.
Sur un coup de tête, je décide de me rendre au Festival d’Avignon. Souvenons-nous, Mai 68 vient à peine de se terminer, la fièvre est dans les rues, dans nos têtes, nous brandissons des panaches rouges comme l’espoir qui bouillonne dans nos veines. Un an déjà…un an seulement, le temps de reprendre ses études, d’avoir passé le bac et de devenir un homme !
Avec un peu d’argent, j’obtiens (à ma surprise, dois-je l’avouer !), l’autorisation de mon père (à l’époque, la majorité était à 21 ans !!!) et me voilà le pouce levé au ciel sur une N7 écrasée de soleil, en route vers l’aventure.
Avignon, c’est la Mecque de la contre-culture, le Living Theater, l’agit-prop, un souk invraisemblable, les fumeurs de joints, les affiches qui grillent au soleil, les parades des saltimbanques qui tentent d’attirer les spectateurs, des lieux de spectacles improbables, une place de l’horloge qui esquisse ce que pourrait devenir cette France qui s’est levée avec le poing dressé et affirme que le monde doit changer.
C’est le paradis. Un duvet, un sac à dos et l’ivresse de la liberté. Je me souviens encore de cette avenue qui monte vers le Palais des Papes que je découvre en une fin de soirée, au milieu d’une faune invraisemblable, dans les couleurs d’un ciel déchiré, au milieu des cracheurs de feu et des clowns qui animent le parvis.
Tout cela pour arriver à ce Béjart que je vais rencontrer pendant ces 10 jours qui vont ébranler mon monde.
Cela a commencé par de gigantesques graffitis barrant les routes, sur les murs, à même les sols. Je crois que c’est la première fois que j’entendais ce nom aux consonances si douces, un nom que je connaissais par Molière (sa femme ?) mais dont j’étais bien en peine de dire ce qu’il recouvrait : « Béjart fait la pute sur les trottoirs de la contestation ». Une formule choc pour des questions sans réponses.
Après des discussions avec des festivaliers sur les combines pour arriver à dormir et manger sans frais, je suis allé nicher à la belle étoile, dans l’île de la Barthelasse, roulé dans un sac de couchage, prendre des douches en cachette dans le camping qui jouxtait. J’ai dégoté (ce fameux bouche à oreille) la Pyramide, gigantesque cantine pour marginaux où l’on tentait d’ingérer des steaks minuscules et durs comme les sabots d’un cheval accompagnés par des frites infâmes dégoulinantes d’huile pour 3 francs. Il y avait les spectacles surtout, le off où l’on pouvait toujours pleurer pour entrer au dernier moment suivant les places disponibles. Souvenez-vous, on est en 1969, Jean Vilar est dans toutes les pensées, c’est le début de l’Avignon moderne des années 80. Il y a encore de la poésie dans l’air !
Sympathisant avec des Belges de rencontre, ils me parlent du « in » et du Ballet du XXème siècle de Bruxelles qui présentent deux créations de Maurice Béjart. Ils ont une place en trop et je casse ma tirelire afin de pouvoir assister dans la cour d’honneur à un « vrai » spectacle plus pour être en leur compagnie que pour l’attrait d’un nom qui restait flou dans mes repères culturels.
Première dans la cour du Palais des Papes. Les gradins, le vent (c’est vrai), les bières que nous buvons, eux, spécialistes de la danse venus pour cet événement, moi, déjà apte à faire semblant de connaître et capable de parler de tout et de rien. Cela a toujours été une de mes grandes spécialités, l’avenir le prouvera !
Jorge Donn, Paolo Bortoluzzi, Hitomi Hasakawa… dans Roméo et Juliette, excusez du peu ! Une première partie poussive, dans la tempête, (je me souviens même d’un Bortoluzzi trébuchant au moment de sauter sur une estrade symbolisant le décor), et soudain, alchimie mystérieuse du spectacle vivant, comme par enchantement, les gestes deviennent grâce, les corps trouvent leur équilibre, les chorégraphies épousent la partition musicale et le bonheur envahit l’enceinte pour une ovation finale comme j’en ai rarement entendue ! Extase pour ce premier ballet d’une culture que je désire acquérir plus que tout ! Félicité de comprendre que la danse n’est pas un art poussiéreux mais bien la magie du mouvement. Cela me restera à jamais. C’est Béjart bien malgré lui qui m’a ouvert les portes de la perception, qui a instillé ce trouble bonheur de découvrir, d’ouvrir yeux et oreilles, de rester émerveillé dans l’attente d’un voile inconnu qui se lève !
Le lendemain, nous continuerons l’aventure et avec « Histoire de… », classe en recherche d’harmonie à la barre, et en 2ème partie, une pièce sublime avec Maria Casares (Bakti ?). Même si le souvenir est sépia et s’est fondu dans les milliers de spectacles que j’ingérerai par la suite, je retrouve à cette évocation, sa silhouette gracile, la fragilité d’un bras tendu, la pose hiératique de cette confrontation entre le théâtre et la danse. C’est si loin mais l’intensité demeure, comme un flash qui brûle la rétine et que l’on gardera à jamais inscrit dans ses neurones.
J’en ressors envoûté, définitivement adepte d’un Béjart dont le vinyle « Messe pour le temps présent » va devenir le signe de ralliement d’une jeunesse en soif de culture et d’idéaux. Il savait coller au mouvement des idées et proposer des codes à la révolte des sentiments, révolutionner l’Art de la Danse en la travestissant des oripeaux de la modernité, jeans déchirés, tee-shirts délavés, dégaine de moines combattant pour des idéaux indéfinis.
Pendant de longues années, je me suis servi de Béjart en traçant ma route. Narrer ma découverte pour frimer, quitte à l’enjoliver (nous n’étions pas si nombreux à l’avoir vu en vrai !), draguer les filles, affirmer une vision originale du monde, rêver à un destin hors du commun… je l’ai mis à toutes les sauces mon Béjart, tiré aux quatre coins de ma planète intérieure, intégré dans tous mes schémas, sans jamais recroiser sa route jusqu’à la fin des années 80, date à laquelle j’ai pu assister au Palais à la programmation de son Boléro avec Jorge Donn. Somptueuse cérémonie, cercle envoûtant où il trônait, quelques années avant de disparaître emporté par la maladie du siècle. 
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Bien plus tard, en 1995, Yorgos Loukos, le directeur artistique du Festival de Danse de Cannes se décidera à le programmer enfin…(j’ai particulièrement insisté pour cela !) pour présenter plusieurs de ses œuvres. Il s’agira en l’occurrence de « Ce que l’amour me dit » (l’art du pas de 2-deux) le 22 mars et de « Journal » (1er chapitre, Igor et moi), « trois pièces pour violon » et « l’Oiseau de feu » le 23 mars.
Pour la première fois de ma vie je vais donc approcher le Maître, parler avec lui, l’écouter. Son corps blessé par l’usure du temps peine à le supporter, mais sa voix est intacte, le bleu de ses yeux malicieux garde une puissance inentamée, son bouc taillé au cordeau en signal de reconnaissance, telle une signature indélébile. Je vais le suivre pendant trois jours, à distance respectueuse, l’approchant pour qu’il signe le Livre d’Or, me dédicace un programme et pour quelques photos volées à un photographe amateur. C’est largement suffisant pour emplir une case de ma mémoire. « L’Oiseau de feu » restait une œuvre majeure, sa première chorégraphie réalisée à Stockholm chez Birgitt Cullberg, les autres œuvres présentées ne me semblaient pas appartenir à cette catégorie, même si sa compagnie savait transformer la boue en grâce, donner de la fluidité à une mécanique du mouvement, introduire la beauté dans le désordre. Même les cadavres pourraient danser au couchant de son talent et de cette touche inimitable. Et puis il est reparti et ma boucle semblait bouclée. Depuis 1969, il m’avait déjà tout donné !
Pourtant, en 1997, des amis producteurs (Gilbert Melkonian et Kate K…) me proposèrent une coproduction avec le Palais des Festivals autour du Béjart Ballet Lausanne pour la représentation de l’œuvre majeure de son répertoire, celle qui a marqué l’histoire de la danse et de la musique : « Messe pour le temps présent » ou la cérémonie en neuf épisodes à la mémoire de Jean Vilar, avec cette bande sonore d’un Pierre Henry dont l’hermétisme allait trouver les chemins d’une vulgarisation exceptionnelle et d’une résonance universelle. Béjart déjà bien malade n’était pas présent, c’est Gil Roman qui assurait la direction artistique en son absence.
Ce fut l’acmé, le zénith, le point ultime d’une aventure culturelle initiée sur les rives du Rhône, sous l’aile d’un pont de guingois, de remparts crénelés, 30 ans auparavant. Voir et entendre la « Messe », celle qui avait symboliquement divinisé l’homme moderne dans l’art chorégraphique, en avait fait le pivot de la rencontre entre un public d’amateurs et d’initiés, qui avait ouvert une voie de modernité dans cet art considéré comme élitiste et poussiéreux. Bien sûr, il n’a pas transformé le monde, naturellement, il ne fut pas un sauveur, évidemment d’autres créateurs représentant la jeune création française s’engouffrèrent dans cette brèche et apportèrent leur pierre à un édifice qui allait vivre un âge d’or dans les années 80.
Béjart a disparu. La danse s’est transformée irréversiblement avec lui. Son œuvre, les traces de son travail, les apports d’un esprit libre, la transmission et la formation du Danseur sont désormais libérées de sa présence tutélaire. Elles survivront, car c’est déjà dans les pages d’histoire qu’il s’était inscrit de son vivant. En ce qui me concerne, Béjart fait partie de ceux qui m’ont donné l’ivresse du savoir et de la découverte. Il n’était pas le seul, il en fut un des principaux vecteurs. Merci monsieur Maurice Béjart, je vous retrouverai dans quelques années dans le champ vert de vos passions en train de faire valser les nuages au rythme d’une douce complainte, celle des hommes frondeurs qui jouent avec la lumière des Dieux.

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Arno, la revanche, suite et fin (?!)

Publié le par Bernard Oheix

Quelques problèmes techniques me font publier ce texte avec un léger retard, qu'importe que je sois au Québec...mais ce sera une autre histoire, en attendant vive les moules frites !
 
Impossible de partir à Montréal lundi matin15 octobre sans vous informer des derniers potins concernant Arno le Belge. Il devait venir un 13 octobre 2007 afin de conclure une histoire d’amour entamée il y a près de 10 ans… et il est venu, il a chanté, mais pas sans mal, reconnaissons-le !
 
Tout semblait donc parfait. Les ventes sont plutôt satisfaisantes, malgré Jean-Louis Aubert en concurrence directe à la salle de La Palestre à 5 Kms, malgré un France Angleterre en rugby à la réputation très usurpée qui plombera des millions de téléspectateurs devant un écran vide de talent. Quand donc oserons-nous dire que le sélectionneur français est un gland, qu’avec une des meilleures générations de joueurs de toute notre histoire, il n’a jamais rien gagné, qu’il est incapable de changer de stratégie et que ce n’est pas parce que l’on a de petites lunettes que l’on est un intellectuel. Ce Laporte qui a perdu contre l’Argentine, nous a mis dans une situation impossible avec un tableau sanglant et s’échoue lamentablement encore une fois à la porte du paradis. Va faire de la politique, et tant pis pour le gouvernement dans lequel tu vas officier !
Mais je m’égare, excusez-moi.
 
La veille, ils ont joué aux musicales de Bastia de mon ami Raoul Locatelli, l’équipe technique débarquant par le ferry vers 15h à Nice, lui et ses musiciens par avion vers 16h. Tout est au beau fixe. Jean-Marc, le régisseur de l’événementiel est aux petits soins pour tout le monde, les lights sont en place et la sono branchée. Pendant une parodie de match de football qui voit la France se ridiculiser dans une confrontation qui n’en est pas une, aux îles Féroé, tout ce petit monde s’installe. A 18h30, je débarque à nouveau dans la salle, confiant. Les sourires sont crispés. Arno est avachi dans un fauteuil, les yeux clos, le clavier tente de faire sortir des sons, des couacs sanglotent des machines rutilantes, 5 techniciens affichent des mines patibulaires. Le sonorisateur d’Arno vient s’installer à côté de lui et j’entends leur échange comme dans un cauchemar.
-Qu’est-ce qui se passe encore ? (voix rocailleuse)
-C’est la merde. Une perte de courant. A chaque fois que l’on se branche, tout fout le camp.
-C’est pas vrai. Je veux jouer ce soir !
 
Pour être honnête, j’ai cherché la caméra cachée. Je me suis dit que l’on me faisait une blague, qu’elle était vraiment bonne. Las ! Il a fallu s’incliner. Dans cette salle où j’ai produit environ une centaine de concerts sans jamais subir la moindre avanie technique, par un de ces mystères que seul l’irrationnel peut expliquer, aujourd’hui, alors que les musiciens étaient prêts, qu’Arno avait affiché sa détermination à vaincre le signe indien, la fée électricité avait décidé de nous lâcher !
 
Pendant que chacun s’activait, je suis allé m’installer à côté d’Arno. Nous avons parlé de malédiction, nous avons refait l’historique de nos mésaventures communes. La première au Noga à cause d’une sono récalcitrante, la seconde du fait du décès de la maman de son ancien batteur, la troisième (un show case à la Fnac) pour une paralysie de la jambe et maintenant…13 octobre 2007, l’électricité !
A 19h, les premiers spectateurs devant la porte, il m’assurait de sa volonté de jouer, envers et contre tous à Cannes. Je téléphone à Sophie, perdue dans les brumes du Nord. Bien sûr, elle n’en croit pas un mot, trop gros pour être vrai ! Une équipe file en ville chercher un câble d’alimentation afin de dériver du courant de l’armoire électrique et les gens patientent dans le hall. Certains nous interrogent et demandent s’il y a bien un concert ce soir. Beaucoup de ventes au guichet, il faut désormais juste que le courant fonctionne et plutôt rapidement car le groupe n’a toujours pas fait de balance, ces réglages indispensables pour que le concert puisse se dérouler.
19h20  Jean-Marc demande aux musiciens de brancher leurs amplis. Miracle de l a technique.
Après deux morceaux et 20 minutes de répétition et de réglage, le public accède à la salle et le concert commence à l’heure précise.
Que dire, si ce n’est que cette trop longue attente fut comblée par un bonheur indicible. Voix d’outre monde, sons généreux, derrière la chanson, le rock le plus violent affleure et déclenche une bouffée d’émotions. Enfin, je l’ai mon Arno, il chante, dodeline de la tête, ferme les yeux et nous entraîne dans un monde qui n’appartient qu’à lui. Un concert d’Arno, c’est une messe orgiaque, un paganisme primitif, la révolte du bon sens et des codes en vigueur, un pied de nez au confort. Et cela marche, cela fonctionne, le public part dans une lente glissade qui durera près de 2 heures. Subjugués, nous sommes suspendus à ces lèvres, à cette voix qui se perd dans les volutes d’un torrent de décibels, fragile comme si le fil pouvait se briser à tout instant. Lumières admirables, textes criants, hurlements d’une sensibilité à vif, quelques sons d’accordéon plus loin, des riffs à faire vibrer le cœur, une saturation de l’ambiance comme dans un troquet du port d’Ostende où les marins viennent s’échouer parce qu’ils ont trop goûté à l’ivresse des horizons lointains.
C’est cela un concert d’Arno, et plus encore. Je vous le certifie, cela méritait d’attendre quelques années, de rater des rendez-vous, d’espérer en des lendemains chantant. Et quand l’homme, après, dans la douceur et quiétude d’un après concert se livre, quand il vous donne à croiser une pincée de ses rêves, alors vous avez la certitude que la vie vaut d’être vécue, qu’elle a un sens et que le bonheur et à portée de main !
Merci monsieur Arno. Comme vous l’avez si bien dit, la malédiction est vaincue, plus besoin désormais d’attendre si longtemps. A bientôt pour de nouvelles aventures !
 
 
 
 
 
 
 

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Arno ? Encore !

Publié le par Bernard Oheix

 
Bon pour ceux qui ont raté quelques épisodes, prière de se rendre sur le blog, chapitre Histoire Vraie, 2ème opus de juillet 2006…. C’est simple, vous vous rendez sur la droite, cliquez sur la rubrique idoine et sélectionnez le bon texte. Abscons ? Pas plus que mes relations avec le chanteur Arno !
 
Petit récapitulatif  et préalable :
Le préalable : Il faut aimer Arno le Belge. Chanteur généreux, voix rauque, inspiration gothique, regard dérisoire sur un monde cruel qui le cerne. J’aime à jamais Arno et rêve d’avoir le privilège de le présenter depuis des années dans ces « Saisons » qui bornent mon horizon.
Le récapitulatif : le samedi 13 avril 2002, Arno est programmé dans le cadre de la saison « Sortir à Cannes 2001/2002». Enfin me dis-je ! En ce qui concerne les péripéties de son non passage, prière de se référer à mon texte précédent.
Une séance de rattrapage est donc prévue pour le 29 novembre 2002, « Saison 2002/2003 ». Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, du moins, le crois-je ! Car l’ombre délétère de Dame Fatalité continue de rôder autour de sa venue hypothétique. Un coup de fil intempestif, deux jours avant nous informe d’une annulation contrainte et forcée… mais vous savez tout cela n’est-ce-pas, puisque vous avez lu cette histoire dans mon blog !
 
Reste à digérer cette double annulation. Il faut du temps pour cicatriser les plaies béantes, se remettre des regards goguenards et des sentences rédhibitoires sur l’impossibilité de le faire chanter dans ma ville ! Les années s’écoulent, et avec les printemps nouveaux renait l’espoir de le reprogrammer… heu ! Pardon ! De le programmer tout court ! C’est donc chose faite au printemps 2007, (il m’a fallu 5 ans pour me remettre d’attaque et retrouver mon dynamisme légendaire !) où je peux renouer le contact avec sa nouvelle production et caler cette date attendue avec tant d’impatience. Son dernier spectacle fait un tabac, une tournée « jus de box » qui va l’amener aux quatre coins de France pour communier avec son public. Et il y aura enfin une étape cannoise ! Et je conclurai donc cette série cauchemardesque en tirant un trait sur la fatalité ! Il sera présent sur la scène du théâtre la Licorne !
 
C’est le 13 octobre, jour symbolique d’ouverture de la saison, que Arno est attendu. Je vous passe les commentaires acerbes et l’ironie grinçante (y compris au sein de mon équipe, les traîtresses !) qui ont accueilli l’annonce de cette  programmation. Mais bon, les mois s’écoulent, les locations s’ouvrent, les coups de téléphone pleuvent (Mais, viendra-t-il, cette fois…sic !) Nous avançons et se pointe désormais le jour de toutes les attentes, un 13 octobre qui se joue de tous les mirages.
Bon, avouons-le, ce n’est pas aussi simple que cela. Le samedi 7 octobre, après avoir chuté contre l’Argentine, ce qui l’oblige à changer de trajectoire, la France va battre, à la surprise générale, une équipe de « blacks » qui ont fait exprès de perdre afin de foutre le « bordel » dans ma saison musicale. Par le jeu de ce double traquenard, le samedi 13 octobre, à 21 heures, la France affrontera l’Angleterre pour aller en finale d’une coupe de rugby que je hais ! (J’adore ce sport et les victoires de la France, mais là, quand même, le même jour à la même heure qu’Arno, cela fait beaucoup !). Et ce d’autant plus que je ne pourrai du coup y assister…
La France les yeux dans les bleus, et pendant ce temps les yeux de sa mère furibonds, Arno, pitié, fais les choses simplement, je veux juste te programmer tranquille pour un concert sympa, entre amateurs de bonne musique et de bières !
 
PS : Avec Sophie D et Jean-Marc S, nous avons cherché une parade et imaginé de conjuguer musique et rugby, le concert et la retransmission du match. Plusieurs solutions ont été évoquées, le préalable étant de connaître la position d’Arno. Contact avec son régisseur, exposition des faits. Deux heures après, il nous rappelle « - J’ai eu Arno. Il veut absolument jouer à Cannes, il s’adaptera à tout ce que vous déciderez, hors de question d’annuler cette fois-ci ! ». Finalement, je ne suis pas le seul à désirer ce concert. L’intéressé lui-même commence à ressentir une certaine lassitude à voir se dérober les palaces de la Croisette à chaque fois que ses pas l’amènent du côté de la Méditerranée. Peut-être qu’Arno écrit un journal intime dans lequel il narre ses aventures et conte ses relations contrariées avec le public cannois et Bernard Oheix !
Ce qui est certain, c’est que je prouve en permanence que je suis un vrai fan d’Arno, (il doit s’en rendre compte, je l’espère, et vous aussi !). Finalement, nous aurons le concert normal à 20h30, (on croise les doigts), et nous organiserons le visionnement sur écran de la fin du match pour les amateurs frustrés d’une deuxième mi-temps qui nous verra nous qualifier pour la finale d’une coupe qui ne peut nous échapper… tout comme Arno ne peut fuir éternellement les planches des salles cannoises !

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Antonioni : la main passe

Publié le par Bernard Oheix

Je ne pouvais rester insensible à la disparition de quelques gloires du 7ème Art. Serrault, Bergman, et enfin Michelangelo Antonioni. Cela m'a remis en mémoire ma rencontre avec le maître italien, une des dernières pages de légende de l'histoire du cinéma. Je vous l'offre, c'est un cadeau que je me fais aussi, autant qu'à vous !
 
Mai 1997. Soirée du 50ème anniversaire du Festival du Film. Scène du grand auditorium Louis Lumière, pour une répétition de la cérémonie officielle. Toutes les palmes d’or vivantes sont réunies et s’agitent, s’interpellent, s’embrassent. J’hallucine éveillé.
Avec Nadine S…nous nous sommes imposés à la hussarde, avec nos plaques de terre afin de compléter notre collection de tous ceux qui ont échappé, depuis les années 80, à la cérémonie d’une prise d’empreintes. C’est une occasion unique, c’est aussi pour un cinéphile comme moi, un moment de bonheur intense, un privilège, la possibilité d’accumuler des heures de bonheur pour les années futures.
Lindsay Anderson et Robert Altman discutent de If et de Mash, Lelouch entretient Costa-Gavras d’un énième projet, Scorcèse et Coppola se souviennent de l’époque où ils étaient les jeunes loups du cinéma américain devant les frères Cohen et David Lynch goguenards, Wim Wenders pose son regard halluciné sur les fourmis humaines, Olmi et Kusturica se tombent dans les bras en parlant javanais, Pialat refuse de baisser son poing devant Imamura qui plisse les yeux…
Ils sont tous là, heureux le temps d’un soupir, 24 images à la seconde qui s’impriment sur ma rétine en un souvenir éternel. Les agapes divines sont des moments de grâce !
La mémoire au présent, dans un esprit bon enfant, le joyeux « bordel » d’une colonie improbable constituée de toutes les gloires vivantes qui ont illuminé la cérémonie de clôture de chaque édition de ce Festival.
J’avais étudié la liste des présents et m’étais réservé trois noms dont celui d’Antonioni, un mythe vivant, l’homme qui m’avait offert des moments de grâce pure. Imaginez, le créateur de Profession : reporter avec un Jack Nicholson au sommet de son art dans les décors troubles de l’architecture de Gaudi dans un Barcelone d’avant les Jeux Olympiques, quand La Sagrada Familia n’offrait encore qu’un pan de rêve comme repère à la folie de l’homme. Blow-up, sa palme révolutionnaire de 1967 et cette partie de tennis sans balle que seul le son mat des contacts fait résonner dans le vide des certitudes, Zabriskie Point et le désert de la mort (que je visiterai bien plus tard en pèlerinage), en hommage à toutes les révoltes adolescentes et à un cinéaste crépusculaire qui sut les capter dans l’œil de son objectif.
Mais il y avait aussi l’homme de l’Avventura qui désarçonna la linéarité du récit, La notte, Il grido, des acteurs de folie (Alain Delon, Jeanne Moreau), Le désert rouge avec Monica Vitti…
Voilà donc Bernard O… s’avançant, sa plaque de terre entre les mains vers son Dieu vivant ! Vivant quoique !
J’avais « éclipsé » (du titre d’un de ses films !), un petit détail : Michelangelo Antonioni avait eu une attaque cérébrale quelques années auparavant et, hémiplégique, se tenait prostré dans un fauteuil roulant, visage incliné vers le sol, les mains tremblantes posées sur les genoux D’un seul coup, je prends conscience de l’absurde de la situation. « Faire les mains » d’un paralysé, fut-il un génie, la mince affaire… Ô temps suspend ton viol !
J’improvise, attire une petite table auprès de lui, dépose la plaque en lui expliquant en italien l’opération que je vais effectuer. Ses yeux me fixent, perçants, insistants. Il ne répond rien et se laisse guider. J’imprime chaque doigt dans la glaise et arrive le moment fatidique de signer et de dater la plaque de terre argileuse. Je regarde interrogatif sa femme qui se tient derrière le fauteuil, elle opine de la tête en un « laissez faire » peu convaincant.
Monsieur Antonioni s’agrippe au stylo en tremblant. Il pose la pointe sur la terre et en bâtonnet, hésitant, tirant la langue, commence à tracer les premières lettres d’un Michelangelo interminable. Chaque trait est un effort, chaque tiret, une insupportable douleur. Je guette ce temps étiré, cette progression d’un mal qui ronge le cerveau, je transpire avec lui et quand, après avoir terminé les chiffres de l’année, il relève la tête, je vois, je sens une immense fierté dans ses yeux.
Cet homme qui avait signé quelques-uns des chefs-d’œuvre du cinéma, cet homme qui avait influé sur les destinées d’un Art majeur, cet homme, soudain, comme un enfant, était fier d’avoir imprimé sa marque dans la terre, pour l’éternité ! Dans son regard, je jure que j’ai vu le bonheur dans un visage décharné, le rire dans le rictus de la maladie. Il n’y avait rien de misérable dans son contentement extrême, c’était bien le grand Antonioni qui se trouvait devant moi, c’était vraiment lui qui avait signé d’une main tremblante… mais les éclairs de ses yeux me rappelaient combien le bonheur est fugace, combien le temps seul est juge de nos espoirs, combien le combat entre l’esprit et le corps peut s’avérer une lutte entre le bien et le mal !
J’ai perçu ce « bien » dans ses yeux, comme un gamin effronté, mais c’était Antonioni qui rêvait au crépuscule de sa vie, d’un monde dans lequel sa signature figerait à jamais la place prépondérante qui lui revenait au Panthéon des gloires du 7ème Art.
J’ai alors osé. Je me suis penché vers lui, je lui ai confié qu’il était un Dieu vivant et j’ai glissé un papier afin qu’il me dédicace un carton, pour moi, rien que pour moi, plaisir égoïste destiné à satisfaire mon égo, volonté de conserver la trace de ce moment unique et privilégié.
Il a souri goguenard et s’est penché vers la feuille blanche pour une nouvelle composition dont j’étais le bourreau définitif. Je vous l’offre en gage d’amitié, parce que cette signature n’est pas seulement celle d’un homme hors du commun, elle est aussi la preuve que je n’ai pas rêvé ce jour-là !
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Nous faillîmes ne jamais avoir sa plaque sur l’allée des Etoiles. En effet, par la faute d’un concessionnaire malhonnête, dans l’impéritie de cet artisan choisi pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec celles de l’art, cette plaque sans moule explosa à la cuisson et fut irrémédiablement perdue. Heureusement, Nadine S…, il y a trois ans, réussit à récupérer une nouvelle empreinte. Elle sera exposée, un jour, sur le parvis du Palais des Festivals, elle ira rejoindre ses congénères dans un univers de talents, de d’éclairs blancs et noirs offerts aux mains avides des touristes penchés vers ces traces augustes des légendes qui ont illuminé les écrans de nos phantasmes.
Antonioni s’en contrefiche désormais. Il compose avec ses copains Fellini, Visconti et tant d’autres Eisenstein, Griffith et Bergman, des œuvres que les humains ne pourront jamais comprendre ! Il a l’éternité pour cadrer l’immensité du désir, les sons de l’univers pour structurer le vide, les clefs du royaume pour comprendre enfin ces femmes qu’il adora avec constance, l’avenir pour imaginer des signes que les hommes saisiront peut-être et comprendrons enfin, un jour !
Merci monsieur Antonioni pour ce sourire de satisfaction qui erre sur nos lèvres quand je repense à notre rencontre et à cette « cérémonie » d’empreintes du mois de mai 1997 !
 

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Les pieds dans le Bernard Tapie (11)

Publié le par Bernard Oheix

 Une vraie de vraie tranche de vie, loin du glamour et de la beauté. De ces histoires qui démythifient les "artistes" (mais BT en est-il un ?) et qui casse l'image d'un être de chair à la hauteur des émotions qu'il provoque ! Hélas, ce n'est pas toujours le cas et si la pièce de théâtre a pu faire rire et émouvoir, elle avait un revers nommé Tapie !
C'était le jour du pygmalion. Il avait traversé comme une comète la fin du Mitterrandisme, entre le sport et la politique, le monde des affaires et celui du spectacle, odeur de soufre, scandales, ange du démon, archétype d'une société en train de muter, sans foi ni loi, il représentait la fin d'un rêve, d'une mutation entre les spots des plateaux télé et les écrous des geôles, l'ombre et la lumière. Il m'avait fasciné quand il avait combattu Le Pen en direct, lui imposant une cuisante défaite médiatique et brisant le mythe de son invulnérabilité, il m'avait désarmé quand plus de 10 % de la population s'étaient reconnus en lui aux élections européennes, enterrant derechef Michel Rocard prisonnier d'un président machiavélique qui tuait ses dauphins afin de perpétuer son règne d'agonie, il avait conquis une Coupe d'Europe de football avec l'Olympique de Marseille et réussi l'exploit de liguer contre lui l'essentiel des acteurs d'un hexagone trop étroit pour son goût de puissance et sa soif de pouvoir. Le flamboyant Bernard Tapie arrivait au Palais des Festivals en tête d'une distribution de Vol au- dessus d'un Nid de Coucou produit d'un marketing parfait qui lui permettait de rebondir une fois de plus au mépris de toutes les lois de l'équilibre.
Il ne faut pas chercher le film de Milos Forman dans cette adaptation de Robert Cordier et Jack Nicholson sous les traits de Bernard Tapie. Nul besoin de se référer à la mise en scène de Dale Wasserman, où même d'imaginer qu'on est au théâtre, puisque tout est fait pour renvoyer à la réalité d'une vie et que Thomas Le Douarec a grossi le trait jusqu'à la caricature afin d'offrir à Bernard Tapie un rôle à la mesure d'un personnage hors du commun. C'est à la limite de la trahison de l'histoire originale, tout tournant en filigrane à la lecture de sa propre vie, les ambitions présidentielles affichées, la thérapie par le football, le refus des règles et la peur de l'enfermement dans une mécanique exhibitionniste où l'acteur et l'homme public se confondent. Je l'avais visionné la saison précédente et j'avais hésité à l'inscrire dans la programmation mais la certitude d'un succès public m'avait convaincu de miser sur cette production. Je dois reconnaître que de ce point de vue mon choix était le bon et que les recettes que je réalisais gommaient les quelques réserves que je continuais à avoir sur la qualité de ce travail.
J'étais particulièrement satisfait. Même si je ne pensais pas de cette pièce, version Tapie, qu'elle resterait dans les annales du théâtre, elle avait largement atteint les objectifs que je m'étais fixés : deux représentations à guichets fermés avec une recette maximale de près de 300 000 francs qui me laissait un delta négatif minime, l'ensemble des personnalités politiques de droite comme des quelques gauches qui survivaient à Cannes et dans les environs, installées dans les sièges réservés de la Municipalité, une médiatisation à la hauteur de l'odeur sulfureuse que dégageait Bernard Tapie, il n'en fallait pas plus pour que je sois heureux à défaut d'être fier de ces programmations
 
Il est de bon ton, et c'est normal, de saluer en tant que directeur de la programmation la troupe qui arrive et les vedettes en particulier. Je ne suis pas un accroc du cérémonial mais je connais la personnalité des artistes qui, derrière les apparences, cachent très souvent des personnages hors du commun et des sensibilités d'écorchés vifs. Il n'est jamais facile de monter sur un plateau devant mille personnes et de se dévoiler, de mimer la haine et les larmes, de mesurer le vide qui sépare la masse des gens assis de sa propre solitude. J'en ai connu des stars roulant les mécaniques en dehors de la scène, usant et abusant de leur image et qui, au moment de rentrer sous les spots, s'agrippent au rideau, livides, décomposées par un trac irrépressible… cela les rend plus humaines et nous permet de leur pardonner quelques- uns de leurs caprices d'enfants gâtés. Chacun vit son trac comme il le peut mais la grande majorité se "shoote" à cette adrénaline si particulière qui les embrase dans le feu de l'action.
Bernard Tapie n'avait pas ce type de problème et quand je l'ai salué, outre les habituelles et conformistes circonlocutions d'usage sur la beauté de la salle Debussy et sur le fait qu'il allait la faire vibrer, son unique préoccupation était de me faire rajouter un certain nombre de places d'invités sur son contingent déjà alloué. Cela aussi ne dérogeait pas à la règle et j'opinai, l'assurant de notre souhait qu'il garde un bon souvenir de ces deux soirées à Cannes. Nous nous sommes séparés dans la plus parfaite entente cordiale, l'échange des politesses ayant bien duré cinq minutes et chacun ayant joué son rôle à la perfection.
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La masse du grand public n'est pas toujours à la hauteur de nos espérances. J'aime l'idée que mes spectacles sont appréciés mais de là à faire un standing ovation à Bernard Tapie comédien, il y a un pas qui s'apparente au grand écart quand bien même je goûtais à ces salves d'applaudissements qui venaient encenser un trublion de la République reconverti en saltimbanque. Une nouvelle fois il avait réussi comme un trou noir à dévorer l'espace des autres comédiens et à phagocyter l'ensemble d'une production à son seul bénéfice.
Comme à l'accoutumée je me suis rendu dans les loges après le final pour dire au revoir à la troupe et les remercier en blablatant sur le bonheur procuré au public et les assurer de notre haute considération. Un quotidien rodé par des centaines de spectacles accueillis dans ce couloir des loges qui surplombent les salles du Palais et ont vu défiler les plus grandes stars des arts vivants, un rituel que les conventions en vigueur maintenaient vivace auquel je ne dérogeais point et qui, suivant mon degré d'adhésion, pouvait se transformer en véritable allégeance aux artistes et aux émotions qu'ils provoquent.
Avec Bernard Tapie, je souhaitais en rester au strict minimum syndical quand je l'aperçus, une serviette sur le dos, se diriger vers les douches. Les acteurs de la pièce s'évanouirent dans leurs loges respectives en entendant sa grosse voix aux inflexions vulgaires m'apostropher "-Toi, le taulier, viens ici, J’ai deux mots à te dire !". Outre qu'il n'est jamais très agréable de se faire interpeller aussi vulgairement, j'ai vu se dessiner dans ma tête toutes les images des affrontements avec le procureur Mongolfier, les stars du ballon, les haines engendrées, la fureur des syndicats…une panoplie qui me blindait contre les éructations d'un petit dictateur de campagne. Je me suis appuyé aux murs, l’attendant, le cœur battant pendant qu’il s’approchait de moi en éructant, le tutoiement vulgaire aux lèvres :
-Tu peux me dire pourquoi n’importe qui peut entrer dans ma loge ?
-Monsieur Tapie, vous nous avez offert le meilleur, je crois que l'on va assister au pire !
-Donc j’ai tort, c’est ça ?
-Vous n’avez qu’à exiger de votre production un garde privé, lui, il saura contrôler vos invités.
-Voilà, j'ai tort, n'importe quel connard de mes couilles peut rentrer dans ma loge pendant que je suis à poil et j'ai tort. C'est un moulin à vent ici, qu'est-ce qu'elle fout ta sécurité de merde !
L'homme qui m'infligeait ses groupies la veille, s'offusquait de leur sans-gêne aujourd'hui, rentrait dans sa loge blanc de colère quand deux midinettes tortillant des fesses, la bouche soulignée d'un gros trait de rouge à lèvres, dans les volutes d'un parfum de supermarché, arrivèrent en lançant à la cantonade "-On vient voir Bernard Tapie". Je les reçues vertement, les jetant méchamment, me vengeant sur elles de ma frustration quand la tête de l'avorton en peignoir émergea de l'encadrement et m'annonça "-Celles-là oui, elles peuvent venir". J'ai éclaté de rire et lui ai lancé un vibrant "-Merci Monsieur Tapie" où l'ironie le disputait à la commisération pendant que sa porte claquait violemment.
En dévalant les escaliers vers la sortie des artistes, blême, le cœur battant la chamade, (on ne se prend pas les pieds dans le Tapie sans y laisser des plumes), je repensais à la gentillesse d’un Michel Bouquet, à l’élégance d’un Claude Rich, à la gentillesse d’un Noiret, de toutes ces femmes illustres que j’avais croisées dans le couloir des loges, à toutes ses vraies stars des planches que j’avais eu le bonheur d’accueillir et qui m’avaient gratifié d’un mot gentil, d’un remerciement ému, d’une phrase reconnaissante pour les avoir programmées sur la scène du Palais des Festivals.
J'ai compris ce jour-là pourquoi cet individu aux talents multiples, à l'énergie colossale, ce bateleur muni d'un "killer-instinct" hors du commun n'avait jamais réussi à retenir le temps dans ses mains d'or : il reste un parvenu vulgaire, incapable de se contrôler et comme un golem, ses forces destructrices le dévorent de l'intérieur. Il y a trop de haine en lui pour pouvoir dompter cette fureur qui le fait trébucher chaque fois qu'il arrive au sommet, il n'a pas assez d'humanité pour conserver l'estime des autres et de soi-même dans cette lutte permanente pour un pouvoir vidé de tout sens.
En conclusion, monsieur Bernard Tapie est définitivement personne non gratta dans un lieu que je dirige. Cela ne doit pas le traumatiser outre mesure, mais moi, cela me fait un bien fou de savoir que nos chemins ne se recroiseront plus jamais sur une scène et que mes programmations sont expurgées d’un roquet jappant de la république !
 

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Histoire vécue (10)

Publié le par Bernard Oheix

Il y a des pages de votre vie qui ne peuvent se fermer. Ma rencontre avec Jean Delmas en est une, François Truffaut, une autre. Pour Truffaut il faudra attendre, je ne suis pas encore prêt. Jean Delmas était un grand monsieur, un intellectuel de cet après-guerre qui a marqué son époque. Il avait un franc parler, une vision du monde très personnelle qu'il assumait, un rapport aux gens basé sur la fidélité et l'attachement. Il a particulièrement compté pour moi, dans ces années de formation universitaire où tout semble possible, même le rêve !
Les larmes du temps
 
 S’enthousiasmer sur la distanciation Brechtienne d’un film réalisé par un obscur réalisateur hongrois sur un Poète Sandor Petofï, dont personne ne connaissait l’existence avant la projection, était le passage obligé d’une époque bénie où le choc des mots accompagnait celui des images. Nous étions en 1973, le mois de Mai continuait à fleurir d’une façon récurrente nos espoirs d’un monde meilleur et les salles de cinéma du Palais des Festivals, l’ancien, gardaient encore en mémoire l’image d’une jeune garde emmenée par Truffaut et Godard empêchant le rideau rouge de s’ouvrir pour la projection du film d’un Milos Forman complice. Au feu les pompiers venait de rater son entrée dans le monde du 7ème Art en étant la dernière séance d’une foire d’empoigne entre le monde des anciens et du nouveau.
Période bénie où les débats idéologiques permettaient des affrontements rhétoriques, où l’embrasement des idées autorisait toutes les contractions intellectuelles, où les théories fondaient le socle des pensées fertiles comme un terreau permettant aux fleurs de la révolte de s’épanouir. On était bien loin d’une mondialisation qui allait, des rouges aux blancs, transformer la vie en une fresque rose aux rêves frelatés d’un moule stérilisateur.
Bande d’étudiants cinéphiles, faux passes en poche imprimés en Corse par une filière non officielle, représentant d’une Voix du Nord dont je n’avais jamais lu une ligne et que je situais dans un no man’s land brumeux, je déblatérais avec délectation, repoussant les arguments de mes adversaires sceptiques, arrivant même à me convaincre que Petofï 73 était un grand film révolutionnaire en dégustant des œufs frites et en buvant des bocks dans une gargote du marché Gambetta. J’avais la tchatche ce jour-là.
Un petit monsieur nous écoutait avec ravissement et j’en jubilais de le sentir accroché à mes lèvres en train de me suivre dans mes contradictions outrancières. J’ai forcé la dose et j’ai escaladé un Everest de la révolution aux flancs de ce poète hongrois qui n’en demandait certainement pas autant.
Au café, à l’heure où les effusions sémantiques se transforment en vague torpeur, il s’est penché vers moi et s’est présenté. Il me proposait de coucher sur le papier ce que je venais de déclamer avec tant de lyrisme afin, peut-être, si c’était possible, si cela convenait, de l’éditer dans une revue de cinéma dont il s’occupait. Il ne me promettait rien mais lançait un hameçon. Je venais de rencontrer Jean Delmas et d’intégrer l’équipe de Jeune Cinéma même si je ne le savais pas encore. Je devenais ainsi un critique, avec sur mon épaule, l’ombre de Jean Vigo qui rodait pour m’insuffler son amour de la déraison.
Ce n’était pas ma première expérience dans le domaine de l’écriture. Pigiste à Nice-Matin, critique à l’Espoir, j’avais déjà ce goût des mots couchés sur le papier et un certain sens de la formule même si je ne le contrôlais pas toujours…dixit Jean Delmas.
Il m’a pris sous son aile, sans doute comme il l’a fait pour tant d’autres, mais en me donnant l’impression que j’étais unique, que nous entretenions des liens privilégiés. Il m’a conseillé, critiqué (souvent), glissant au dernier moment un mot d’encouragement pour me permettre de continuer à m’accrocher et à lui fournir de la copie.
A chaque numéro, entre Andrée Tournès, René Prédal, J-P et Françoise Jeancolas mes articles venaient agrandir mon horizon, me guidant par les mots vers les chemins de ma liberté. C’est ainsi. Jean Delmas était un pionnier, un dénicheur insatiable, un accoucheur de talents. Tous ses enfants n’ont pas grandi dans le sérail. Nombre se sont envolés. On ne trahit vraiment que ceux que l’on aime !
Au cours de mes pérégrinations pour la revue, j’ai eu le privilège de rencontrer François Truffaut qui venait de terminer La nuit américaine et de suivre une rétrospective de son œuvre intégrale. Moments d’une rare intensité où il s’est livré sans concession et dont on retrouve la partie initiale dans le numéro 77 de mars 1974 sous le titre « Le métier et le jeu »
J’avais étoffé cette interview par un article fleuve conséquent, véritable somme définitive (à mes yeux) de son œuvre. « L’éthique moraliste de François Truffaut » ( !!) et Jean avait annoncé sa publication fractionnée avec le reste de l’entretien. Las, il ne parut jamais ! Mon rédacteur ne l’aimait pas et j’en étais d’autant plus furieux que le réalisateur lui-même l’avait lu et semble-t-il, apprécié, allant jusqu’à me l’écrire. François Truffaut ajoutait avec une certaine perfidie et un sens prémonitoire (j’ai toujours sa lettre) qu’il doutait de sa parution dans Jeune Cinéma. Il m’écrivait « Franchement je n’arrive pas à croire que Jeune Cinéma publiera ce texte car il contredit trop leur ligne idéologique, mais je me trompe peut-être et, de toute façon, comme à chaque fois que je me prête à ce genre de dialogue, j’ai l’impression d’avoir un peu éclairci les choses, ne serait-ce que pour moi. »
J’en ai profondément voulu à Jean Delmas. Dans une lettre, il m’annonçait que le reste de cette interview et mon papier seraient publiés au moment de la sortie du prochain film de truffaut. Il ne les a jamais fait paraître. C’est dans cette lettre, à propos d’un compte-rendu du festival de San Remo, qu’il m’écrivait « C’est un éreintement, je ne sais pas si vous vous en rendez compte. Je connais des jeunes chats qui croient caresser en sortant leurs griffes. »
Nos relations se sont, petit à petit, estompées et quelques années après, je l’ai trahi pour écrire dans l’Huma, ma maîtrise a été éditée dans la collection Etudes Cinématographique sous la direction de mon maître es cinéma J.A Gili, et j’ai vogué vers d’autres cieux. Pourtant nous échangions encore des lettres, nous nous croisions dans les couloirs du Palais à chaque festival, et à chaque fois son sourire éclairait un visage que les années creusaient. Il m’aimait malgré tout, sans aucun doute parce que je n’avais pas la fidélité servile. La jeunesse n’excuse pas tout, sauf l’essentiel, la peur du vide. Jean le comprenait et je sais qu’il ne m’en a jamais voulu. J’ai fait ce que je devais faire, j’ai grandi.
En 1978, j’ai reçu une dernière missive de lui. Avec son humour décalé, il m’écrivait « souvent je me demande ce que tu deviens. Tu me diras que j’aurais pu aller voir » et me donnait rendez-vous à Vallauris, dans une maison rustique nichée dans les pins qui s’agrippait aux collines où il élisait domicile, dès qu’il pouvait descendre dans le sud. Nous nous sommes retrouvés avec émotion. Nous avons parlé de tout et de rien, de ma disparition et de mes rêves, nous avons bu, il faisait chaud et les cigales chantaient. La nostalgie d’un temps qui fuit me paralysait, j’avais ma vie à construire. Je l’ai quitté sans lui dire qu’il avait eu tort de ne pas publier mon étude sur Truffaut. 
Aujourd’hui, je le regrette, parce que c’est la dernière fois que nous avons parlé ensemble. La vie m’a aspiré. Il a continué à découvrir des talents et à offrir un espace de liberté à ceux qui trouvaient le monde imparfait, et puis il est parti définitivement. Truffaut aussi. Il ne reste plus personne à qui raconter cette histoire. Alors je la dédie à Jeune Cinéma, à ceux innombrables qui ont tenté de donner un sens au monde en l’éclairant d’un jour nouveau. C’était il y a si longtemps, hier seulement. Une époque bénie où écrire sur le cinéma était parler de la vie, du monde. Toucher les autres, c’était se découvrir ! Jean Delmas et Jeune Cinéma était un rayon de soleil fragile. Puisse cette lumière vacillante maintenir une lueur d’espoir dans un monde d’obscurité que les écrans viennent trop rarement illuminer !
Que vive Jeune Cinéma !
 

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Histoire vécue (8)

Publié le par Bernard Oheix

Les Trogodes Banda Linda : De la paillote au béton

 

J'ai eu l'occasion de travailler à plusieurs reprises sur des projets d’échanges et de promotions avec un Réseau Européen pour les Cultures du Monde composé d'opérateurs de Hollande, de Suisse et de Belgique. Nous avions constitué un groupe de réflexion et de travail qui tentait de diffuser des orchestres de musique et de danse porteurs des traditions et d'une authenticité…non frelatée. Cela peut paraître contradictoire avec l'univers du spectacle marchand dans lequel nous les plongions sans transition. Une tournée en Occident pour un musicien du Soudan ou de la Côte d'Ivoire représente souvent une année de salaire pour une famille vivant dans un village de cases perdu au fin fond de la savane africaine. Il nous fallait profiter des Festivals d'été et des concerts gratuits pour monter ces tournées entre nos diverses structures et amortir les coûts des voyages et de l'hébergement, l'artistique étant bien souvent la part minoritaire des budgets même si nous avions la volonté de leur assurer un minimum de 100€ par concert, ce qui représente  une petite fortune pour des hommes vivant dans des pays où le revenu annuel moyen se situe dans des fourchettes de 200 à 500 dollars par habitant.

 Nous avions réussi à organiser la venue d’un orchestre à trompes, les Trogodes Banda Linda de la République Centrafricaine. La Centrafrique est plus grande que la France tout en étant peuplée que de 4 millions d'habitants. Les Banda Linda sont un peuple pacifique installé sur les rives de l'Ouham, vivant de l'agriculture et perpétuant les traditions séculaires qui rythment le quotidien. Dans les villages de paillotes en terre séchée couvertes de toits de chaume, l'arène centrale est le lieu de vie où l'échange et les décisions de la collectivité s'effectuent sous la houlette des chefs dans des rituels non écrits immuables. Chaque événement individuel, de la naissance à la mort, chaque moment de la vie du groupe est l'occasion de réunions et de palabres qui s'expriment aux sons des Trogodes, les orchestres à trompes indispensables au bon déroulement des cérémonies.

La nature des trompes creusées dans des racines, des bambous ou des cornes d'animaux ne permet pas de jouer sur l'harmonie, chacune ne pouvant donner qu'un ou deux sons. Chaque musicien  s'appuie alors sur l'intensité et la durée, la mélodie naissant de la juxtaposition des divers sons et de leur enchaînement sur le temps. C'est comme dans le Gamelan de l'Indonésie, la musique ne peut naître et s'épanouir qu'en corrélation avec les autres instrumentistes, l'union et la fusion permettant de composer à partir des individus, des airs structurés qui se perpétuent de génération en génération. Des sifflets et des percussions donnent une rythmique à l'ensemble.

Il fallait voir cette fanfare constituée d'une quinzaine de noirs de tous âges défiler dans les rues de cette cité balnéaire avec leurs habits de parade, pagnes en fibre végétale, colliers et peintures sur le visage, tirant des sons plaintifs de leurs instruments, pour saisir le choc culturel qui jouait dans les deux sens. Incompréhension et stupeur des spectateurs à la vision surréaliste d'une bande de "sauvages" issue de la nuit des temps propulsés dans l'univers du béton et de la consommation de la Côte d'Azur. Je sais que nombre d'entre eux ont pu s'acheter du bétail et nourrir leur famille d'avoir arpenté nos trottoirs en jouant leur musique. Qui a gagné de cet échange entre leur monde et le nôtre : j'aime à penser que le ventre plein de leurs enfants justifiait ce voyage dans le temps qu'ils ont effectué à marche forcée vers l'acculturation.

 

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Histoire vécue (7)

Publié le par Bernard Oheix

Lasers à rien


Eté 1990. Une nouvelle municipalité s’est installée à Cannes avec Michel Mouillot à sa tête. Françoise Léadouze est une adjointe à la culture passionnée, mère Térésa des « sans culture », révolutionnaire humaniste persuadée qu’elle peut transformer la réalité à coups de rêve. Elle nous booste, bobo avant l’heure, et nous oblige à trouver du sens à notre action.
Nous sommes une équipe jeune, celle de l’Office de la Culture, Une dizaine de filles dont je suis le directeur-adjoint, chargées des manifestations. Elles sont issues de stages, de Tuc, de bric et de « broque », manquent cruellement d’expérience mais compensent avec une farouche volonté de bien faire, une capacité de se dépasser et d’accomplir des miracles. Elles sont jeunes et belles, et moi, moins jeune mais toujours rêveur !
Et justement, en ce mois de mars 1990, le miracle a eu lieu. Dans mon esprit torturé, mon imagination débordante a encore sévi. L’espoir fou de marquer l’histoire (de Cannes !) et de laisser une trace indélébile me provoque une acné tardive et entraîne toute mon équipe dans un de ces cauchemars récurrents dont je suis un grand spécialiste.

Tout est venu, à ma décharge, d’une rencontre avec un Belge trop amateur de bière dont les effets néfastes sur son équilibre intellectuel le poussa à me proposer d’illuminer la rade de Cannes avec des lasers dont il faisait la promotion et la commercialisation. Il me dessina si bien le tableau de ce qui adviendrait, que je la voyais cette immense baie, éclatante de soleil de nuit, croulante sous les faisceaux se décomposant en myriades d’étoiles, découpée comme les remparts de Carcassonne, montagnes de lumières assemblées par un architecte divin. C’était moi, ce Dieu de l’impossible, j’allais montrer à quel point le désir est capable d’imposer sa loi à la réalité.

Le projet consistait à illuminer la Croisette à l’aide de lasers, à l’entracte d’un concert qui se déroulait sur le parvis du Suquet, la colline qui surplombe Cannes de son clocher où se déroule un festival de musique classique. Pour corser l’affaire, nous avions récupéré l’écran géant du stade de foot (à l’époque, Cannes avait une bonne équipe… Zidane, Vieri, Micoud…etc.) pour l’installer sur le parvis du Palais des Festivals afin de retransmettre le concert en « direct live ». Il manquait juste une montgolfière pour y accrocher des miroirs réfléchissants qui renverraient les lasers vers les cieux cléments. Une bagatelle somme toute au vu de ce que nous envisagions.

Je me souviens alors, de ces nuits de repérages au port Canto, à la pointe du Palm-Beach, des essais pour aligner les faisceaux sur les palaces, visant des disques minuscules qui permettaient de faire diffracter les pinceaux lumineux. Du phare du quai du vieux port pour cibler la pointe du Palais et même la colline du Suquet. Pour être honnête, j’avais l’impression très nette de ne rien voir mais vu les exclamations enthousiastes des techniciens belges, je mis sur le compte de ma fatigue et de mon inexpérience cette absence d’émotion…ce qui aurait dû m’alerter.
Et puis, nous avions tant de choses à préparer. Trouver la montgolfière, organiser le transport de cet écran géant, obtenir les autorisations de la marine, de la sécurité, ceinturer le parvis du Palais, tirer des tracts dont le titre alléchant explosait en un : « illumination aux lasers de la Baie de Cannes » comme un vœu qui allait rapidement devenir pieux.

Le soir du concert arrive, l’Orchestre de Vienne interprétant des valses, dirigé par un chef autrichien hilare devant le bordel ambiant. Inquiétude générale. Au dernier moment, les lasériens belges nous demandent un bateau pour étendre un rideau de fumée sur la mer trop étale et claire. Imaginez le ridicule d’une barcasse avec un enfant de Wallonie en tête de proue, le bras levé comme la Victoire de Samothrace, qui dégage à l’aide d’un fumigène un maigrelet trait de brouillard qui se fond dans la vastitude du plan d’eau. Qu’à cela ne tienne ! Il faut désormais boire jusqu’à « l’hallali » cette coupe frelatée de mes propres délires.

Pendant la première partie du concert, le vent se lève et la nacelle de la montgolfière arrimée au bord de l’eau se couche sur l’eau, endommageant irréversiblement le matériel et faisant courir des frissons auprès des spectateurs inconscients qui batifolent autour du ballon secoué comme un prunier. Un effet à l’eau, déjà, et en l’occurrence, ce n’est pas qu’une image !

Le public, aussi bien dans l’enceinte du Suquet que sur le parvis, chaloupe et tangue dans la tempête qui se lève. Une nuit de soufre. A l’entracte, le maire de Cannes et les invités de marque se massent au bord du muret dans l’attente du flamboiement de la baie. Après quelques minutes d’intense attente, un filet vert s’échappe presque par hasard du port Canto. Frémissement dans la foule. Enfin le spectacle commence. Las, c’était l’effet final ! Deux doigts anémiques se courant l’un après l’autre, tentant vainement d’accrocher l’attention et de s’imposer devant le grand vide de la baie ouverte à mon désespoir. Je disparais derrière les buissons et me cache aux yeux de tous. Séparé des officiels par un rideau de buissons, j’entends les commentaires fuser, portant tout autant sur le ridicule des lasers que sur la température trop élevé de la coupe de champagne où sur les petits fours rances que le traiteur nous avait refourgués. Certains même se gaussent de moi et je ne peux les en blâmer, sincèrement, j’avais autant envie qu’eux de me moquer de moi. J’ai honte comme rarement un directeur peut avoir honte. Le voile rouge devant les yeux, la gorge nouée, c’est Sophie mon adjointe et Françoise Léadouze qui viennent me déloger de ma tanière. Elles tentent maladroitement de cautériser les plaies à vif de mon orgueil et ne réussissent qu’à me rendre ombre qui marche, zombie de la culture, pâle ectoplasme du pouvoir de faire.
La deuxième partie du concert fut un feu d’artifice (enfin) d’humour et de déraison. C’est comme si un vent de folie venait doubler les rafales qui soulevaient les tentures du Suquet. En bas, sur le parvis, des milliers de personnes valsaient en riant de cette fête impromptue et gratuite où le grain de la déraison dispensait ses vapeurs hilarantes.
Pourtant, sur ma vespa, j’entendais, encore et toujours, rire des fameux lasers qui avaient inoculé une dose confortable de ridicule dans l’ego et les couleurs d’un directeur dérouté !
La conclusion. Le lendemain, Michel Mouillot m’attendait dans son bureau de maire. En entrant, dans mes petits souliers, je m’excusai platement…Eclats de rire ! J’ai rarement vu le maire de Cannes rire autant et si franchement. Il en avait les larmes aux yeux de me raconter son attente des lasers. Il doit s’en régaler encore et j’entends sa voix me glisser entre deux hoquets : « Oheix Bernard, il n’y a que les imbéciles qui ne se plantent pas… mais là, vous avez fait fort !!! Par contre si les huiles ont pâti d’être sur les hauteurs, mes électeurs étaient en bas et se sont bien amusés. Bon, avertissez-moi quand même si vous avez une autre idée de ce genre ! »
Et la vie a continué… comme quoi, on survit au ridicule… même si, quand j’entends parler de lasers belges, je me mets à avoir des palpitations et que le rouge me monte au visage.

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Sabine G, ma copine irresponsable d'une structure de diffusion de spectacles qui a, sur son tableau de chasse, les corses d'A Filetta. Adhérente de mon blog, elle me photographie à Séville afin de me faire chanter, un soir où manifestement je n'avais pas (encore!) arrêté ma consomation d'alcools forts. Elle signe le management de Darko Rundek et Cargo Orchestra (cf. mon article précédent), une des révélations du Womex. Honneur à elle !


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Histoire vécue (6)

Publié le par Bernard Oheix

Il y a des moments dans la vie qui comptent double. Cette expérience valut son pesant de cacahuètes. Faut dire, accepter un tel plan démontrait à l'évidence que j'étais un peu barge. Pour être honnête, je ne suis pas sûr qu'il y ait eu une amélioration. Vous verrez, j'en possède d'autres dans ma besace ! Cow-boys-indiens...nordistes-sudistes : à vous de choisir votre camp...mais méfiez-vous, l'histoire exige son tribut !


La reconstitution historique de la bataille de Nashville




Avril 1989. Festival de guitares. Pierre Olivier P. en est le directeur artistique, un guitariste sans talent, professeur sans passion mais qui a eu le nez creux en créant une manifestation autour de la guitare. Les relations ne sont pas toujours faciles entre nous.
POP avait décidé d’inviter Chet Atkins et Marcel Dadi, (vous savez la guitare à Dadi !), le français étant le plus fidèle lieutenant et l’admirateur inconditionnel du génial guitariste américain. Dans la foulée, il nous propose de réaliser une reconstitution de la bataille de Nashville qui s’est déroulée pendant la guerre de sécession opposant les nordistes et les sudistes, les forces fédérales aux confédérés. Sa rencontre avec un adepte des jeux de rôles grandeur nature ayant débouché sur une soirée bien arrosée et sur ce projet délirant.
Il faut savoir que deux associations existent, l’une en Belgique, l’autre en France. Ces bons pères de familles, cadres et ouvriers, se donnent des rendez-vous secrets dans des propriétés du Massif Central pour se la rejouer en technicolor, cette guerre. Ils achètent des costumes, se fabriquent des armes (fusils, canons), récupèrent des éléments de décors, tentes, couteaux, havresacs et le temps d’un week-end, crapahutent, se tirent dessus (à blanc !), s’égorgent à l’arme blanche dans l’espoir de confirmer où d’infirmer les leçons de l’histoire !
Il faut être honnête : pour « barges » que nous apparaissent ces « soldats du temps », cette reconstitution excite toute l’équipe de l’Office de la Culture dont je suis le directeur adjoint. Imaginez ! Dans cette ville de Cannes de la période du bicentenaire de la révolution, ce projet ambitieux et hors normes. Tous les ingrédients sont réunis afin de nous autoriser à rêver et à sortir du moule d’une culture aseptisée et formatée. Le goût pour l’histoire avant que la mode ne lance ce type de reconstitutions devenues très prisées.
L’endroit choisi se situait au cœur de Cannes, les Allées de la Liberté les bien nommées. Le jeudi, deux convois dégorgent devant les badauds estomaqués, une bande de soiffards qui se précipitent sur des fûts de bière et montent les tentes (copies des authentiques) au carré après nombres altercations (sic) entre nordistes et sudistes sur la délimitation des emplacements. Les cordes arrimées à des pieux jalonnent ces carrés de toile grise qui flottent dans la brise du soir. Les nuages (on est en avril, et même s’il ne pleut jamais sur la Côte d’Azur !!!) se décident alors à déverser un violent orage sur les protagonistes qui se retrouvent trempés, le camp se transformant en un champ de désolation boueuse. On est vraiment à Nashville !
Plusieurs tonnes de sable en sac de jute définissent des zones, un glacis de positions de combats, dégageant une arène d’évolution en leur centre, le public se répartissant tout autour de cette immense place qui résonne plus souvent aux chocs des carreaux des boulistes plutôt qu’à l’explosion des canons confédérés issus d’une contraction ubuesque de l’histoire.
Le samedi soir Chet Atkins et Marcel Dadi offrirent un concert sublime aux 600 spectateurs entassés dans la salle de la Licorne. Au sortir de cette soirée mémorable, un message de la police nationale m’attendait. Il me demandait de me présenter le plus rapidement possible au poste de la rue Borniol. Angoisse au ventre, je me présente. Un fonctionnaire débonnaire m’attend et me convie à expliquer comment et pourquoi un indien, un vrai indien avec la jupette de cuir, les plumes dans les cheveux et un coutelas de 30 cm accroché à sa taille, peut se promener dans la rue d’Antibes en avril.
-Monsieur, le carnaval c’est en février.
-Oui, mais c’est un éclaireur des nordistes !
-Comment ? (tête rubiconde du fonctionnaire ebaudis)
-C’est un des acteurs qui réalisent la reconstitution historique sur les allées, vous savez, c’est moi qui l’organise pour la mairie.
Pas convaincu, le pandore dubitatif accepte de relâcher notre Geronimo contre la promesse qu’il ne promènera plus son coutelas d’égorgeur dans les rues éclairées de la ville.
Sommeil entrecoupé de cauchemars prémonitoires. Scalps en trophées, canons qui explosent, batailles rangées à l’arme blanche entre les troupes rugissantes, chevaux se cabrant…

Que vous dire de cette reconstitution. Le pire. Du désordre né de ces réunions insupportables avec les responsables des deux camps ne voulant en faire qu’à leur tête et refusant de monter un scénario cohérent. Les à peu près d’une parade qui allait engager notre crédibilité, notre image. Notre désarroi d’organisateurs impuissants à canaliser la fougue de soldats emportés par le souffle de leur propre histoire.
Le meilleur aussi. Magie du spectacle. Les deux armées défilent. Pas un bouton de guêtre ne manque. Tout rutile sous le soleil, les chevaux piaffent, les canons se glissent à main d’hommes entre les obstacles, harmonie des musiques militaires. Tout y est. Chet Atkins prend sa guitare et entame l’hymne sudiste. Marcel Dadi se saisit de la sienne et joue l’hymne nordiste… les deux morceaux fusionnent. C’est beau à pleurer.
Notre indien, en bon éclaireur à la solde des fédéraux, quand les hostilités se déclarèrent, décida de monter dans un des immenses platanes qui se trouvent en plein milieu du champ de bataille afin de parfaire son rôle de guetteur et de justifier ses appointements réglés en fioles d’eau de feu. Un acolyte l’aide à grimper et, comme un sphinx, il campe fièrement, la main en visière, l’œil perché sur la ligne d’horizon. Las ! Ayant présumé de son aptitude à descendre de son perchoir comme un singe, il restera bloqué sur sa branche tout le temps de l’engagement, ses appels à l’aide se noyant dans le vacarme des vociférations de soldats en transe occupés à se déchirer. Coups de feu, rafales, les soldats miment la mort en chutant lourdement pour se relever après quelques minutes et reprendre le combat comme si de rien n’était, les troupes de réserve n’ayant manifestement pas eu le temps d’être exhumées des cercueils de l’histoire.
Pendant une heure, entre le ridicule et le fantastique, de grands enfants vont jouer aux soldats d’opérette pour le plus grand plaisir des milliers de spectateurs qui se sont massés le long des barrières et contemplent ces scènes caricaturales exhumées des lambeaux d’une mémoire tragique de l’humanité.
Spectacle terminé. La bière coule à flots dans les gosiers asséchés des vaillants combattants.
Et puis vient le moment de défaire ce qui a été bâti si laborieusement depuis trois jours. Et savez-vous ce qu’il advint ? Les nordistes après trois heures de travail intense, campent fièrement devant leurs paquets soigneusement entassés devant le bus, tentes pliées, havresacs alignés. Ils se mirent à huer les sudistes, à les couvrir de lazzis. Leur camp ressemblait à un capharnaüm digne d’un tableau d’apocalypse. Tout gisait sens dessus dessous, plié à la va vite, avec des bouts de ficelle, jeté pêle-mêle dans la plus grande des confusions. Quelques confédérés se disputaient sur l’ordre du chargement, d’autres draguaient des jeunes filles en fleur, certains, allongés sur des tapis de sol, riaient en se remémorant leurs exploits à l’aide de grandes lampées de bière.
Une nouvelle fois, l’histoire se réécrivait en lettres d’or et la sentence de l’officier supérieur nordiste sonnait le glas de tout espoir de revanche : « -Regardez ce foutoir, vous comprendrez maintenant, pourquoi les sudistes ont perdu cette putain de guerre ! »

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