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Nouvelles de mes nouvelles !

Publié le par Bernard Oheix

Au fil des années et des images insoutenables d'une humanité en souffrance, j'ai accumulé une série de nouvelles dont j'envisage la prochaine édition chez mon éditeur Ovadia.

Vous avez pu découvrir Ali est né dans le précédent article et je vous livre le préambule de ces 16 récits qui véhiculent le regard désorienté de celui qui cherche un peu de vérité dans la cruauté des hommes et la barbarie d'un monde qui perd son sens dans la fureur des drames qui le consument !

Bon courage !

 

Dans le domaine de l’horreur, la réalité dépasse largement la fiction et rien ne peut décrire la vraie douleur de quelqu’un qui souffre dans sa chair, dans son esprit. Les mots sont impuissants, les phrases inutiles, il ne reste que ce déchirement profond de l’être meurtri, cet impossible partage d’une souffrance indicible. Vous pouvez essayer de reproduire avec ce maigre alphabet les cris intérieurs, ils seront toujours assourdis, si loin de la crudité d’un hurlement qui doit jaillir en réponse au mal qui ronge.

Quand l’on regarde les actualités télévisées, quand on parcourt les feuilles d’un journal, plonge dans les reportages d’un magazine, on est appelé à croiser nos regards, nos pensées avec des évènements qui, chacun, représente une somme de douleurs et de drames incommensurables comme aucun scénariste, aucune fiction ne pourrait les rendre.  Quoi de plus odieux que la situation au Darfour avec ses populations exterminées, ses enfants violés, cette faim qui dévore une partie de notre humanité ? Quoi de plus intolérable que ces femmes toujours voilées de l’Afghanistan, cette déforestation de l’Amazonie, la situation au proche orient, la haine du juif et de l’arabe, les ravages du sida en Afrique, le commerce de la chair en Thaïlande, le corps décharné d’un homme rongé par la drogue, le ventre vide et si gros d’un enfant au bord d’une route sans destination ?

Et pour tenter de comprendre ma démarche, établir un lien entre le regard apeuré d’un enfant au moment du sacrifice et celui de son bourreau, fait-il de vous un propagandiste de ce drame ? Que peut-on découvrir derrière les prunelles exorbitées de l’auteur de cette sauvagerie barbaresque qui ne peut contrôler ses pulsions morbides et souffle sur les braises du cauchemar ? Existe-t-il un châtiment à la mesure de l’horreur accomplie ? Un million de victimes sous les yeux des occidentaux dans la région des grands lacs africains ont-ils valeur de symbole pour des sociétés repues dans leur conformisme et dans la paix illusoire de leurs frontières ?

 

Dans toutes ces histoires, dans les emballements de ces élans mortifères, il y a toujours en point commun la décapitation des élites intellectuelles et des artistes pour des raisons aussi contradictoires que le pouvoir absolu, la domination de la matière sur l’esprit, le refus d’ouvrir une porte sur l’avenir par les gardiens qui en possèdent les clefs. Tous ceux dont les cris peuvent devenir audibles deviennent suspects, tous ceux dont l’écho peut transformer la souffrance en actes et la dévoiler aux yeux du monde sont des dangers pour les maîtres de l’horreur qui campent sur ces ruines gorgées de douleurs.

Derrière le masque de la religion qui autorise toutes les vilenies, derrière les potentats nationaux, locaux, les caïds de quartiers, il y a toujours le goût du pouvoir, les intérêts privés, la raison de la force sur la force de la raison, histoire éternelle où le plus démuni est toujours la victime. C’est ainsi que se construit le monde, que s’érige l’histoire de demain, dans la frénésie des passions exacerbées !

Ce mal ne touche pas seulement le tiers monde, les pays de la faim, l’obscurantisme des sans espoirs, il gangrène les riches qui entretiennent cette pauvreté, il corrompt les nations arc-boutées sur leur sang, leur race, leur histoire falsifiée, leurs légendes frelatées de héros inutiles. Brecht déclarait : « Bienheureux les pays qui n’ont pas besoin de héros », il se trompait, il n’y a pas de pays heureux, il n’y pas de société « humaine », juste une gigantesque arène où la partition de la mort est la seule conduite que nous avons trouvée pour aller vers le futur en boitillant, cahin-caha, éclopés de la vie, perclus des drames que nous refusons de voir et d’entendre, parmi les millions de morts et de bouches avides qui appellent au secours désespérément sans que jamais on les entende.

Que reste-t-il de ces drames si réels ? Quelques photos jaunies par le temps toujours chassées par d’autres documents encore plus cruels, l’horreur n’ayant pas de frontières et reculant les limites de l’indicible, de l’inaudible ! Le sentiment confus d’un marasme avec en revers cette capacité de fermer les yeux, de clore nos oreilles, de fermer nos bouches afin de ne pas désespérer de nous-mêmes et de continuer à vivre malgré la cacophonie ambiante dans l’atonie la plus totale.

Il n’y peut-être rien à faire. Nous avons accepté la dérégulation sauvage pour une rentabilité à court terme et l’exploitation des plus faibles au profit des nantis, nous nous aidons d’une religion comme une béquille qui nous garantirait la vie éternelle en rémission d’une vie de souffrance, nous acclamons les forts et les portons au pouvoir en démissionnant de notre droit de contrôle, blanc-seing dont ils usent largement devant notre apathie, nous abandonnons notre planète à nos déchets,  faisons mourir nos rêves parce qu’il est plus facile de se laisser porter par les flots tumultueux de nos faiblesses que de se battre pour une liberté qui ne serait pas seulement la nôtre, mais un bien de partage, un trésor commun qui impliquerait une vigilance de tous les instants. Il y a si peu d’humanité en l’homme que l’on peut désespérer de lui.

Alors que faire ? Le temps des révolutions est bien terminé, elles ont si peu accouché d’un monde meilleur que l’on peut légitimement s’interroger sur leur utilité. Fermer les yeux et rejoindre la grande masse de ceux qui privilégient l’illusion d’un confort parce qu’ils sont nés du bon côté de la frontière et ne veulent pas sentir la colère gronder dans le ventre de ceux qui n’ont rien ? Léguer à nos enfants un monde où le cancer de l’égoïsme se développe, tenter de vivre tout simplement ? Savoir que l’on a si peu de place et d’importance qu’il n’est nul besoin de revendiquer d’exister et de trouver un sens à sa vie pour aspirer au bonheur.

 

Peut-être un peu de tout cela ! Etre capable de dire non, de pleurer devant la souffrance des autres, de s’émouvoir et de rêver, de rire et de respecter. C’est par les mots que je veux lutter, en dessinant les contours d’un univers incomplet, en mettant en exergue les plaies de notre tissu social, les déchirures de nos rapports à l’autre, en décrivant la souffrance de la victime tout en tentant de saisir les revers cachés de celui qui commet l’irréparable, en riant de ne pas me prendre au sérieux tout en offrant la description de quelques moments d’inhumanité à la sagacité du lecteur qui me suit dans le parcours erratique de ces troubles si inhumains. Puisse-t-il partager un soupçon d’émotion et panser quelques plaies, puisse-t-il offrir un peu de réconfort à ceux qui en sont trop démunis.

Si le stylo était une arme, il pourrait venger bien des humiliés, si l’esprit primait sur la matière les larmes se fondraient en un océan de douceurs, si le soleil se décidait à briller pour tout le monde, les exclus se retrouveraient exposés à ses caresses. Les mots restent des mots, les idées des idées, mais la douleur est tangible, les blessures saignent et nous avons si peu de temps pour apprendre à grandir et aimer.

Voilà donc un chapelet de nouvelles qui ont pour but de vous étonner, de vous émouvoir, parfois de vous entraîner sur les rives escarpées de l’horreur au quotidien. Partageons-les comme le pain qui accueille ceux qui ont faim à l’issue d’une grande traversée du désert. Rappelez-vous, ce ne sont que des mots, des lettres de papier, des signes tracés sur une feuille blanche. Mais derrière ces mots, on trouve une réalité que même les phrases les plus sincères ne peuvent pas décrire : celle de millions et de millions d’êtres humains qui souffrent dans leur chair et dont les rêves sont bornés par l’ignominie de leurs frères.

De l’écrivain qui compose une partition définitive destinée à venger son talent méconnu au cerveau torturé d’un bourreau exécutant les victimes innocentes d’un génocide, d’un sniper se complaisant dans la brutalité et jouissant de la torture à une naissance en accéléré au bout d’un cordon qui s’avèrera comme un film en raccourci d’une vie incomplète, d’une malle bourrée de chefs-d’œuvre inconnus aux yeux d’une proie terrienne dans un café galactique, de Betty, hantée par les camps de la mort à cet enfant de la guerre à la recherche d’un ennemi fantôme, de tous ces personnages, il ne restera sans doute que l’amertume d’un monde à construire pour que vivent les hommes et qu’ils apprennent à se regarder comme des êtres humains, se détachant de ces liens tragiques qui les réunissent et sont le dénominateur commun de leur incapacité de vivre en harmonie.

 

Bonne lecture.

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Ali est né (La suite) !

Publié le par Bernard Oheix

-Qu’est-ce que je peux faire ?

-Qu’est-ce que je peux faire ?

-Tu sais pour l’infirmier qui m’a violée le mois dernier dans sa voiture, quand il m’a sodomisée, figure-toi qu’il a introduit un rat dans mon anus et depuis Nestor remonte petit à petit dans ma colonne vertébrale pour me dévorer le cerveau…

-Nestor ?

-Ben oui, le rat ! C’est ainsi que je l’appelle, tu ne trouves pas que c’est mignon pour un monstre qui me dévore le bulbe rachidien.

-Mais que veux-tu que je fasse pour te soulager ?

-Simple, il faudrait que tu introduises ta main dans mon cul et que tu t’enfonces pour l’attraper. Je suis sûre de mon coup, quand il verra tes doigts s’agiter, il va se jeter dessus et les mordre. Tu n’auras plus qu’à retirer le bras et il sera piégé. Je le mettrai dans une cage et il regrettera d’être venu au monde, par contre il faut que tu penses à me faire jouir quand tu seras en moi, et après, il faudra bien se laver les mains. Tu peux le faire pour moi, dis ?

Je ne savais si j’en avais vraiment envie. J’hésitais en soupesant le pour et le contre quand Sophie, la grande Sophie est arrivée. Cela faisait trois ans qu’elle était muette. Un matin pendant la réunion, elle s’était dressée et avait déclaré qu’elle refuserait désormais de s’exprimer. C’était son auto-stoppeur, celui qu’elle avait chargé sur la nationale 7 et qui l’avait violée pour s’installer dans sa tête qui la commandait et elle en avait vraiment marre d’entendre ses mots dans sa propre bouche. Tout ce qu’elle disait provenait de lui, et le seul moyen de le faire taire était de la fermer définitivement. « -Je me révolte désormais, il pourra guider mes gestes, j’en suis désolée, il est odieux, mais au moins mes pensées seront miennes. » Elle s’était rassise et depuis on n’avait plus entendu le son de sa voix. Cela ne l’empêchait pas de vivre avec le groupe, c’était juste un peu plus compliqué pour communiquer avec elle.

 Elle a croisé son index et son majeur pour signifier qu’elle voulait une cigarette. Nadia lui en a tendu une et elle l’a enfournée, la mastiquant avec délectation. Elle a déglutit son tabac et craché quelques brins puis est rentrée se vautrer devant le téléviseur pour fermer les yeux.

C’était une journée vraiment compliquée et les choses ne se sont pas arrangées avec Micheline qui a déboulé de la maison en montrant le ciel. Elle  s’est mise à hurler : -Regardez, venez voir, y a  des bites qui volent de partout. Elles arrivent tôt cette saison ! Faites attention, elles vont se mettre à pisser !

Je n’y croyais pas une seconde bien sûr, mais j’ai quand même enfilé mon bonnet, on ne savait jamais trop avec les bites volantes !

-Ecoute, Nadia, tu devrais plutôt envoyer Ali pour piéger ton rat.

-Mais je peux pas, tu me l’as pas encore fait, ou alors viens derrière la porte, je te suce un peu et avec de la chance j’aurai mon bébé, mon petit Ali.

Je n’avais vraiment pas envie d’une pipe à cette heure, d’autant plus qu’un nouvel arrivant avec une barbe longue jusqu’à la taille se pointait à l’horizon. C’est Thérèse qui l’a accueilli, normal, elle était la cheftaine, et ça, elle savait vraiment le faire, toujours avec son air de bonne sœur à nous dire ce qui était bien et ce qui l’était pas ! Elle répondait à nos questions invariablement par une autre question ce qui fait que les débats s’éternisaient avec elle et que l’on oubliait la première interrogation et que l’on ne savait jamais où l’on allait aboutir quand on tentait de la suivre dans les méandres compliqués de son raisonnement. C’était frustrant et le nouvel arrivant allait découvrir un interrogatoire façon Thérèse.

-Mais vous sortez d’où, vous ?

-Mais d’une autre planète, bien sûr.

-Et qu’est-ce que vous faites ?

-Je suis un moine et je viens vous évangéliser.

-Votre nom ?

-Diomède, le castrateur.

J’ai bien vu Thérèse lever les yeux au ciel, elle n’y croyait pas une seconde. Lui manifestement représentait une bonne source de dialogue. Elle aurait du travail notre cheftaine. Tant mieux, qu’elle comprenne que tout n’était pas si drôle dans notre univers. Et puis il allait falloir lui passer un bon savon car manifestement il avait oublié la fonction de l’eau et la crasse le recouvrait d’une pellicule épaisse. Moi ce qui m’attirait c’était ses ongles, des griffes recourbées d’au moins six centimètres qui lui donnaient l’air d’un oiseau de proie. Je lui aurais bien proposé de les extraire mais je ne le connaissais pas encore suffisamment. De toutes les façons, on avait le temps, il était là pour un bon moment vu sa tronche d’ahuri.

Nadia m’a regardé. Elle attendait ma décision. C’est fou ce qu’elle m’aimait. Pourquoi pas après tout ! Un petit coup vite fait, une bonne giclée et elle me lâcherait la grappe et retournerait à ses fantasmes. On est rentré et Mickey pérorait comme d’habitude. Il inventait un système d’antivol à base de résistance électrique et d’ammoniaque. Il en avait marre d’être potentiellement la victime d’un malandrin et se préparait activement à cette confrontation. Il fallait surveiller toutes les bouteilles de détergents pour être sûr de survivre. Avec lui, on n’était jamais vraiment sûr que ses expériences ne nous mèneraient pas à faire sauter la baraque avec tous ceux qui y vivaient. Je l’ai contourné avec précaution, il était vraiment trop imprévisible.

Je me suis dirigé vers le grand placard des jeux, il y en avait plein à notre disposition et je me disais qu’une petite partie de trivial-poursuite serait la bienvenue. J’allais bien trouver deux où trois joueurs disposés à se faire battre. J’avais appris toutes les réponses par cœur. J’ai ouvert la porte et j’ai vu Shiaman recroquevillée près des balais, les yeux grands ouverts. C’était ma préférée, une petite brunette qui souriait toujours et ne s’énervait jamais.

-Mais qu’est-ce que tu fais donc là ?

-C’est l’ascenseur, il est bloqué, je l’attends depuis tout à l’heure.

-Bon, ne t’inquiète pas, je vais faire appeler le réparateur.

Bien sûr, je n’en ai rien fait, je savais qu’il n’y avait pas d’ascenseur dans ce placard. L’heure du repas s’annonçait. Ils nous livraient la bouffe dans des grandes marmites de la cuisine centrale. Comme elle était loin et qu’il y avait un trafic intense, cela arrivait toujours un peu froid, mais ce n’est qu’une habitude à prendre.

Jean-Marc demanda s’il y avait de la purée. Faut dire qu’avec les cinq dents qu’il lui restait, la mastication n’était pas chose aisée. Je lui avais demandé pourquoi il s’obstinait à se faire sauter une dent pas jour, mais il m’avait répondu que c’était un secret et que s’il le disait à moi ou à un autre, il les perdrait toutes. Il n’en avait plus pour longtemps avant de pouvoir tout nous dire. Sa technique se sophistiquait. Au début, il se cognait la mâchoire contre le lavabo mais les inconvénients étaient nombreux. Il n’arrivait pas à bien viser et ne se la cassait qu’à moitié, ou même se trompait de cible. Et puis il fallait tout nettoyer après, et cela lui prenait un temps infini pendant lequel il hurlait de douleur, cela nous empêchait de travailler tranquillement, énervait les pensionnaires. Il prenait désormais son temps, un rituel bien rodé, enroulant sa mâchoire d’un tissu, il ligaturait sa dent avec un gros fil de nylon et l’accrochait à la poignée de la porte et quand l’un d’entre nous allait faire ses besoins, il entendait un crac et pouvait observer sa satisfaction, une extraction bien menée, un travail d’orfèvre qui le remplissait de fierté. Il prenait un sirop anesthésiant avant ce qui fait qu’il ne sentait même plus la douleur, cela l’attristait bien un peu, mais il avait compris que ses cris nous perturbaient.

C’était le jour du boudin et nous y avons encore eu droit. Angéla s’est levée, a rempli un broc d’eau et l’a versé sur les gros étrons qui marinaient dans la marmite. Elle ne supportait pas que l’on mange du sang mais Jean-Marc s’en foutait, il était en train de se gaver de mousseline par les espaces béants que ses cinq dents laissaient entrevoir quand il ouvrait la bouche, par contre on était plusieurs à aimer la consistance moelleuse d’un bon boudin et il a fallu égoutter le plat avant de pouvoir se servir. Tant pis, jusque-là, la journée avait été presque normale. Personne ne pouvait prévoir que Julien pète un plomb. 

Il a pris un couteau de cuisine et l’a lancé violemment sur son vis-à-vis, en l’occurrence le pauvre Christian qui n’y pouvait rien. La lame a ricoché sur son pull et a atterri à terre sous le buffet. Thérèse est intervenue avec promptitude, elle s’est interposée entre eux et a empêché que Julien, dans sa crise, ne se jette sur sa victime. Il lui hurlait au visage qu’il l’avait reconnu le traître, et que ce n’était pas besoin de se déguiser, qu’il était l’ennemi du masque de fer et qu’il le vengerait. Sa visite thérapeutique d’hier à la prison du Fort Sainte-Marguerite avait laissé des traces. Il se prenait pour le vengeur du prisonnier masqué, le fils du roi, alors que tout le monde savait parfaitement que ce n’était pas Christian qui jouait un double jeu. Lui n’y était strictement pour rien. Nous savions pertinemment que son truc c’était les photos de joueuses de tennis, toutes ses belles Kournikova, Mauresmo, Mary Pierce et autres championnes qu’il collectionnait dans des tenues affriolantes, leurs jupettes dans le vent, les jambes écartées dans l’effort pour rattraper la balle. Il ne se séparait jamais de son album et il était en train de hurler que Julien l’avait lâchement agressé parce qu’il était jaloux de ses photos et qu’il voulait lui dérober ses fiancées.

Une voiture est venue chercher un Julien désemparé. Il savait qu’il avait fauté, la violence sur les autres était prohibée, c’est une règle intangible, un principe sacro-saint qu’il ne fallait pas transgresser sous peine de retourner au centre illico. Il était penaud et tout chamboulé, il ne s’expliquait pas son geste et a embrassé Christian en l’assurant qu’il n’en voulait aucunement à ses trésors. Cela a fait un vide et Thérèse nous a réunis pour un groupe de paroles. Cela a cassé l’ambiance. Je n’avais pas du tout envie de parler et j’ai repris mon livre pour me plonger dans la phénoménologie. La page 72 était toujours au fond de ma poche et personne n’avait pu me la voler. J’ai remis la page à sa place et je me suis immergé dans mon bouquin. La lecture a vraiment du bon, j’ai pu tout oublier.

Au bout d’un moment, vu que personne ne voulait s’exprimer, elle nous a libérés et Nono est venu me demander de l’aider à enlever son casque. C’était un magnifique casque de football américain bleu avec des étoiles et le nom de l’équipe de Boston en lettres dorées. J’ai dû refuser car nous avions interdiction de lui ôter. Il faut dire qu’il se précipitait la tête la première contre les portes fermées et les murs dès qu’il en avait l’occasion. Il avait cabossé tant de parois et des cicatrices couraient sur son visage, c’est pour ça qu’on l’obligeait à le porter. Son visage était une carte routière, avec des grosses nationales, des petites départementales et même des carrefours, une plan Michelin déambulant. Il disait que quand il se regardait dans un miroir, son visage se déformait, la partie droite s’estompait et il n’avait plus que la moitié de ses cheveux comme un iroquois.

J’ai vu Nadia en train de parler avec Danièle derrière les fourrés d’aubépine du jardin, des histoires de femmes sans doute, je me suis approché pour écouter discrètement leur conversation. J’aimais beaucoup surprendre les discussions. Elle était en train de lui expliquer qu’aucun rat ne pourrait rentrer par sa minette vu qu’elle s’était ligaturée le sexe avec un fil de pêche, le matin même avant de venir au centre. Elle a soulevé sa jupe et baissé sa culotte. Elle s’était cousue les lèvres intimes et l’on voyait des gouttes de sang perler sur sa fente, le fil comprimait le bouton de son clitoris en l’entortillant, cela me rappelait une paupiette de veau dans une assiette de jus de tomates. Elles ne m’en ont pas voulu de les surprendre, bien au contraire, cela les a émoustillées et Nadia en a profité pour me demander si j’étais enfin  prêt à lui faire son enfant.

-Je réfléchis encore, on verra tout à l’heure !

Il y a eu un instant de répit, le calme plat avant la tempête. Françoise a jailli de la maison comme si elle avait le feu aux fesses. Elle était encore débraillée et sortait des cabinets. Elle avait sans aucun doute vu un serpent lui rentrer dans l’intestin pendant qu’elle faisait ses besoins. Cela ne lui était plus arrivé depuis un mois et elle était manifestement terrorisée. Elle s’est arrêtée, a pointé le doigt vers le cumulus blanc qui paressait dans le ciel et s’est mise à hurler: -C’est lui, ce nuage satanique, c’est sa faute, il a réveillé les serpents du diable ! Elle s’est enfuie, elle était vraiment paniquée. J’ai averti Thérèse et nous avons formé deux groupes pour la retrouver.

Nous avons exploré les entrées des immeubles et tous les recoins. Un chien aboyait dans le quartier, cela a attiré l’attention de Nadia très sensible aux animaux. Un berger allemand qui gardait une villa manifestait sa colère et nous alertait. Il grognait et grattait le sol avec ses pattes, furieux contre l’intruse qui l’empêchait de se coucher dans sa niche. Françoise s’était glissée par l’étroite ouverture et l’on ne voyait que sa tête blonde émerger de la pimpante cabane verte et rose. Il a fallu la rassurer, lui promettre que les serpents avaient raté leur coup pour qu’elle accepte de sortir et libère la place pour le chien qui se précipita sur sa gamelle. Heureusement qu’elle ne lui avait pas mangé sa pitance.

Diomède le castrateur, avec les pans de son cache-poussière qui balayaient le sol, ne cessait de demander si c’était de lui que l’on riait quand il n’était pas là. Thérèse l’a rassuré et tout le monde a rejoint le centre pour prendre un thé ou un café avec des petits gâteaux. C’était un moment important, tous assis en rond, à récapituler les évènements de la journée avant de rejoindre nos appartements thérapeutiques. C’était le dernier de nos rendez-vous, après nous aurions la possibilité de nous retrouver chez nous et d’être libre.

Nadia s’est installée à mes côtés et a posé sa tête contre la mienne. Elle ne parlait plus mais je sentais sa respiration, elle était oppressée à l’idée de se retrouver seule. Elle espérait vraiment que je l’inviterais à m’accompagner, que nous passerions la nuit ensemble. J’en avais marre d’être homo et finalement quand la réunion s’est terminée, je lui ai pris la main et nous sommes partis. Nos pas se sont accordés et je crois que Jean-Paul était un peu jaloux, je le comprends, il l’aimait tellement.

Elle a accepté de se laver les dents pour moi et je lui ai préparé une salade de tomates et de la mozzarella. On a regardé la télévision, c’était un épisode de Colombo et on a ri en pensant à Diomède le castrateur à cause de son imperméable. Elle ne m’a plus parlé de Nestor, il avait dû s’endormir et j’en ai profité pour lui faire l’amour. C’était bon et je sais qu’elle a eu du plaisir, quand elle ne fait pas semblant d’avoir un orgasme, c’est qu’elle est vraiment contente. Elle n’a pas simulé, elle est restée les yeux grands ouverts pendant que je jouissais et nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre.

C’était vraiment une bonne journée mais je ne sais toujours pas si Ali est né.

 

PS : En hommage aux personnels qui rendent l’hôpital psychiatrique un peu plus humain et tentent  d’harmoniser le monde des cauchemars et celui de la réalité

 

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Ali est né !

Publié le par Bernard Oheix

Voilà, exhumé du Grenier de ma mémoire, une nouvelle écrite il y a bien longtemps, à l'époque où je baignais, grâce à ma conjointe et à ses amies, dans l'univers de la psychiatrie et du rapport entre la normalité et la fuite en avant de ceux qui n'ont plus de limites.

Je vous l'offre, avec le recul du temps et la sagesse de la vieillesse, comme un hommage à tous ceux et celles qui doivent affronter le mal être des autres et remettre un peu d'harmonie dans la folie d'un monde qui perd ses repères et pousse les êtres à glisser vers le néant !

 

Ali est né

 

               -Je viens de tuer ma mère.

-Ah ! bon…

-Je l’ai même torturée, un peu, avant.

-Jean-Paul, tu ne vois pas que je suis en train de lire. Je prends mon café et je veux terminer ce putain de traité sur la phénoménologie. C’est facile à comprendre, non ?

-Oui, mais qu’est-ce que je fais du corps, et le sang, il me faut des serpillières. Rien ne marche ici. Tu pourrais m’accorder un peu d’attention, me conseiller, t’occuper de moi, quoi, toujours dans tes livres !

-OK, mais tu l’as déjà empoisonnée le mois dernier, décapitée en avril, écartelée en juin… elle ne peut pas mourir à chaque fois ta mère, tu as dû te tromper, c’est quelqu’un d’autre que tu as assassiné.

-Non, non, c’est bien ma mère et je viens de la tuer avec ces ciseaux à papier. Regarde, ils sont tachés de sang.

J’ai saisi la paire de ciseaux et j’ai commencé à m’arracher un ongle. Pas le couper, mais enfoncer une des pointes sous la peau pour le déchausser et quand il a bayé, j’ai mis mon doigt dans la bouche et avec les dents j’ai agrippé le bout relevé et j’ai tiré fortement. Une douleur violente, grisante, normale car j’avais décidé de m’ôter cette excroissance de chair dure qui me gênait, c’était indécent tous ces ongles qui poussaient sans arrêt et il fallait bien que j’intervienne. Hier, après la séance de l’après-midi, je m’étais occupé des doigts de pieds, c’était plus facile avec une tenaille, et je dois dire que j’avais passé une bonne nuit malgré la douleur et le sang qui coulait et inondait mes draps.

Jean-Paul se tenait devant moi et j’ai compris que je ne pourrais pas continuer ce chapitre passionnant. J’ai arraché la page 72 pour me rappeler où j’en étais et je l’ai fourrée dans ma poche puis je l’ai accompagné dans le salon. Évidemment, il n’y avait aucun cadavre, même pas une goutte de sang. Narquois, je l’ai branché.

-Tu vas avoir du travail pour tout ranger.

-Mais je te jure Erwan, elle était là, c’est quelqu’un qui a dû voler la dépouille pour la revendre, il paraît qu’il y a du fric à se faire avec un corps de femme.

Nadia est entrée, mutine à son habitude. Elle me cherchait depuis quelques temps déjà et tournait autour de moi comme une mouche attirée par un gros pot de miel.

-Mon Erwan chéri, c’est décidé, je vais accoucher, tu ne veux pas être le père ? Il aura tes yeux et ta bouche mais il faut que tu me promettes de ne pas lui arracher les ongles. Ce sera un bébé délicat et on l’appellera Ali.

-Je suis homosexuel, Nadia, tu le sais, c’est ma phase sans femmes.

-Quel gâchis, comment imaginer un tombeur comme toi dans les bras velus d’un mec, tu serais si bien comme géniteur de mon bébé, et puis j’ai envie de te sentir, ça fait un bon moment que je n’ai pas baisé et il faut se dépêcher avant qu’Ali naisse.

Jean-Paul est intervenu, furieux.

-C’est dégueulasse, hier on a couché ensemble et tu l’as déjà oublié. A quoi cela sert-il que je m’escrime à te faire monter au ciel si tu ne t’en souviens même plus le lendemain, la prochaine fois que tu auras besoin de moi, tu pourras toujours courir !

-Peut-être mais encore faudrait-il que j’y sois arrivée au 7èmeciel, et que ton sperme vaille le coup. Elle est nulle ta semence, c’est du lait en boîte, du pasteurisé semi-écrémé, pas un spermatozoïde à l’horizon capable de me féconder. Ici, il n’y a qu’Erwan pour être mon vrai amant. D’abord, j’ai couché avec toi parce que c’est sa période homo et qu’il lisait son livre, t’es qu’un remplaçant.

 

Nadia m’a pris à part et tiré par le bras. Elle m’a entraîné dehors pour fumer une cigarette, elle avait un secret à me confier. Elle était vraiment jolie bien que son haleine soit un peu forte. Il faut dire qu’elle refusait de se laver les dents à cause de sa religion, dans le coran, Mahomet n’avait pas prescrit de se laver avec une brosse et du dentifrice et elle avait décidé de suivre les préceptes de son guide.

-Tu ne devrais pas fumer dans ton état.

-Ce n’est pas grave, je n’ai pas encore le bébé dans le ventre, non, c’est autre chose, il faut que tu m’aides.

-Qu’est-ce que je peux faire ?

-Tu sais pour l’infirmier qui m’a violée le mois dernier dans sa voiture, quand il m’a sodomisée, figure-toi qu’il a introduit un rat dans mon anus et depuis Nestor remonte petit à petit dans ma colonne vertébrale pour me dévorer le cerveau…

-Nestor ?

-Ben oui, le rat ! C’est ainsi que je l’appelle, tu ne trouves pas que c’est mignon pour un monstre qui me dévore le bulbe rachidien.

-Mais que veux-tu que je fasse pour te soulager ?

-Simple, il faudrait que tu introduises ta main dans mon cul et que tu t’enfonces pour l’attraper. Je suis sûre de mon coup, quand il verra tes doigts s’agiter, il va se jeter dessus et les mordre. Tu n’auras plus qu’à retirer le bras et il sera piégé. Je le mettrai dans une cage et il regrettera d’être venu au monde, par contre il faut que tu penses à me faire jouir quand tu seras en moi, et après, il faudra bien se laver les mains. Tu peux le faire pour moi, dit ?

Je ne savais si j’en avais vraiment envie. J’hésitais en soupesant le pour et le contre quand Sophie, la grande Sophie est arrivée. Cela faisait trois ans qu’elle était muette. Un matin pendant la réunion, elle s’était dressée et avait déclaré qu’elle refuserait désormais de s’exprimer. C’était son auto-stoppeur, celui qu’elle avait chargé sur la nationale 7 et qui l’avait violée pour s’installer dans sa tête qui la commandait et elle en avait vraiment marre d’entendre ses mots dans sa propre bouche. Tout ce qu’elle disait provenait de lui, et le seul moyen de le faire taire était de la fermer définitivement. « -Je me révolte désormais, il pourra guider mes gestes, j’en suis désolée, il est odieux, mais au moins mes pensées seront miennes. » Elle s’était rassise et depuis on n’avait plus entendu le son de sa voix. Cela ne l’empêchait pas de vivre avec le groupe, c’était juste un peu plus compliqué pour communiquer avec elle.

 Elle a croisé son index et son majeur pour signifier qu’elle voulait une cigarette. Nadia lui en a tendu une et elle l’a enfournée, la mastiquant avec délectation. Elle a dégluti son tabac et craché quelques brins puis est rentrée se vautrer devant le téléviseur pour fermer les yeux.

C’était une journée vraiment compliquée et les choses ne se sont pas arrangées avec Micheline qui a déboulé de la maison en montrant le ciel. Elle s’est mise à hurler : -Regardez, venez voir, y a des bites qui volent de partout. Elles arrivent tôt cette saison ! Faites attention, elles vont se mettre à pisser !

Je n’y croyais pas une seconde bien sûr, mais j’ai quand même enfilé mon bonnet, on ne savait jamais trop avec les bites volantes !

-Écoute, Nadia, tu devrais plutôt envoyer Ali pour piéger ton rat.

-Mais je ne peux pas, tu ne me l’as pas encore fait, ou alors viens derrière la porte, je te suce un peu et avec de la chance j’aurais mon bébé, mon petit Ali.

Je n’avais vraiment pas envie d’une pipe à cette heure, d’autant plus qu’un nouvel arrivant avec une barbe longue jusqu’à la taille se pointait à l’horizon. C’est Thérèse qui l’a accueilli, normal, elle était la cheftaine, et ça, elle savait vraiment le faire, toujours avec son air de bonne sœur à nous dire ce qui était bien et ce qui ne l’était pas ! Elle répondait à nos questions invariablement par une autre question ce qui fait que les débats s’éternisaient avec elle et que l’on oubliait la première interrogation et que l’on ne savait jamais où l’on allait aboutir quand on tentait de la suivre dans les méandres compliqués de son raisonnement. C’était frustrant et le nouvel arrivant allait découvrir un interrogatoire façon Thérèse.

-Mais vous sortez d’où, vous ?

-Mais d’une autre planète, bien sûr.

-Et qu’est-ce que vous faites ?

-Je suis un moine et je viens vous évangéliser.

-Votre nom ?

-Diomède, le castrateur.

J’ai bien vu Thérèse lever les yeux au ciel, elle n’y croyait pas une seconde. Lui manifestement représentait une bonne source de dialogue. Elle aurait du travail notre cheftaine. Tant mieux, qu’elle comprenne que tout n’était pas si drôle dans notre univers. Et puis il allait falloir lui passer un bon savon car manifestement il avait oublié la fonction de l’eau et la crasse le recouvrait d’une pellicule épaisse. Moi ce qui m’attirait c’était ses ongles, des griffes recourbées d’au moins 6 centimètres qui lui donnaient l’air d’un oiseau de proie. Je lui aurais bien proposé de les extraire mais je ne le connaissais pas encore suffisamment. De toutes les façons, on avait le temps, il était là pour un bon moment vu sa tronche d’ahuri.

 

Nadia m’a regardé. Elle attendait ma décision. C’est fou ce qu’elle m’aimait. Pourquoi pas après tout ! Un petit coup vite fait, une bonne giclée et elle me lâcherait la grappe et retournerait à ses fantasmes. On est rentré et mickey pérorait comme d’habitude. Il inventait un système d’antivol à base de résistance électrique et d’ammoniaque. Il en avait marre d’être potentiellement la victime d’un malandrin et se préparait activement à cette confrontation. Il fallait surveiller toutes les bouteilles de détergents pour être sûr de survivre. Avec lui, on n’était jamais vraiment sûr que ses expériences ne nous mèneraient pas à faire sauter la baraque avec tous ceux qui y vivaient. Je l’ai contourné avec précaution, il était vraiment trop imprévisible.

Je me suis dirigé vers le grand placard des jeux, il y en avait plein à notre disposition et je me disais qu’une petite partie de trivial-poursuite serait la bienvenue. J’allais bien trouver deux ou trois joueurs disposés à se faire battre. J’avais appris toutes les réponses par cœur. J’ai ouvert la porte et j’ai vu Shiaman recroquevillée près des balais, les yeux grands ouverts. C’était ma préférée, une petite brunette qui souriait toujours et ne s’énervait jamais.

-Mais qu’est-ce que tu fais donc là ?

-C’est l’ascenseur, il est bloqué, je l’attends depuis tout à l’heure.

-Bon, ne t’inquiète pas, je vais faire appeler le réparateur.

Bien sûr, je n’en ai rien fait, je savais qu’il n’y avait pas d’ascenseur dans ce placard. L’heure du repas s’annonçait. Ils nous livraient la bouffe dans des grandes marmites de la cuisine centrale. Comme elle était loin et qu’il y avait un trafic intense, cela arrivait toujours un peu froid, mais ce n’est qu’une habitude à prendre.

Jean-Marc demanda s’il y avait de la purée. Faut dire qu’avec les 5 dents qu’il lui restait, la mastication n’était pas chose aisée. Je lui avais demandé pourquoi il s’obstinait à se faire sauter une dent pas jour, mais il m’avait répondu que c’était un secret et que s’il le disait à moi ou à un autre, il les perdrait toutes. Il n’en avait plus pour longtemps avant de pouvoir tout nous dire. Sa technique se sophistiquait. Au début, il se cognait la mâchoire contre le lavabo mais les inconvénients étaient nombreux. Il n’arrivait pas à bien viser et se la cassait qu’à moitié, ou même se trompait de cible. Et puis il fallait tout nettoyer après, et cela lui prenait un temps infini pendant lequel il hurlait de douleur, cela nous empêchait de travailler tranquillement, énervait les pensionnaires. Il prenait désormais son temps, un rituel bien rodé, enroulant sa mâchoire d’un tissu, il ligaturait sa dent avec un gros fil de nylon et l’accrochait à la poignée de la porte et quand l’un d’entre nous allait faire ses besoins, il entendait un crac et pouvait observer sa satisfaction, une extraction bien menée, un travail d’orfèvre qui le remplissait de fierté. Il prenait un sirop anesthésiant avant ce qui fait qu’il ne sentait même plus la douleur, cela l’attristait bien un peu, mais il avait compris que ses cris nous perturbaient.

C’était le jour du boudin et nous y avons encore eu droit. Angéla s’est levée, a rempli un broc d’eau et l’a versé sur les gros étrons qui marinaient dans la marmite. Elle ne supportait pas que l’on mange du sang mais Jean-Marc s’en foutait, il était en train de se gaver de mousseline par les espaces béants que ses 5 dents laissaient entrevoir quand il ouvrait la bouche, par contre on était plusieurs à aimer la consistance moelleuse d’un bon boudin et il a fallu égoutter le plat avant de pouvoir se servir. Tant pis, jusque-là, la journée avait été presque normale. Personne ne pouvait prévoir que Julien pète un plomb. 

Il a pris un couteau de cuisine et l’a lancé violemment sur son vis-à-vis, en l’occurrence le pauvre Christian qui n’y pouvait rien. La lame a ricoché sur son pull et a atterri à terre sous le buffet. Thérèse est intervenue avec promptitude, elle s’est interposée entre eux et a empêché que Julien, dans sa crise se jette sur sa victime. Il lui hurlait au visage qu’il l’avait reconnu le traître, et que ce n’était pas besoin de se déguiser, qu’il était l’ennemi du masque de fer et qu’il le vengerait. Sa visite thérapeutique d’hier à la prison du Fort Sainte-Marguerite avait laissé des traces. Il se prenait pour le vengeur du prisonnier masqué, le fils du roi, alors que tout le monde savait parfaitement que ce n’était pas Christian qui jouait un double jeu. Lui n’y était strictement pour rien. Nous savions pertinemment que son truc c’était les photos de joueuses de tennis, toutes ses belles Kournikova, Mauresmo, Mary Pierce et autres championnes qu’il collectionnait dans des tenues affriolantes, leurs jupettes dans le vent, les jambes écartées dans l’effort pour rattraper la balle. Il ne se séparait jamais de son album et il était en train de hurler que Julien l’avait lâchement agressé parce qu’il était jaloux de ses photos et qu’il voulait lui dérober ses fiancées.

Une voiture est venue chercher un Julien désemparé. Il savait qu’il avait fauté, la violence sur les autres était prohibée, c’est une règle intangible, un principe sacro-saint qu’il ne fallait pas transgresser sous peine de retourner au centre illico. Il était penaud et tout chamboulé, il ne s’expliquait pas son geste et a embrassé Christian en l’assurant qu’il n’en voulait aucunement à ses trésors. Cela a fait un vide et Thérèse nous a réunis pour un groupe de paroles. Cela a cassé l’ambiance. Je n’avais pas du tout envie de parler et j’ai repris mon livre pour me plonger dans la phénoménologie. La page 72 était toujours au fond de ma poche et personne n’avait pu me la voler. J’ai remis la page à sa place et je me suis immergé dans mon bouquin. La lecture a vraiment du bon, j’ai pu tout oublier.

Au bout d’un moment, vu que personne ne voulait s’exprimer, elle nous a libérés et Nono est venu me demander de l’aider à enlever son casque. C’était un magnifique casque de football américain bleu avec des étoiles et le nom de l’équipe de Boston en lettres dorées. J’ai dû refuser car nous avions interdiction de lui ôter. Il faut dire qu’il se précipitait la tête la première contre les portes fermées et les murs dès qu’il en avait l’occasion. Il avait cabossé tant de parois et des cicatrices courraient sur son visage, c’est pour ça qu’on l’obligeait à le porter. Son visage était une carte routière, avec des grosses nationales, des petites départementales et même des carrefours, une plan Michelin déambulant. Il disait que quand il se regardait dans un miroir, son visage se déformait, la partie droite s’estompait et il n’avait plus que la moitié de ses cheveux comme un iroquois.

J’ai vu Nadia en train de parler avec Danièle derrière les fourrés d’aubépine du jardin, des histoires de femme sans doute, je me suis approché pour écouter discrètement leur conversation. J’aimais beaucoup surprendre les discussions. Elle était en train de lui expliquer qu’aucun rat ne pourrait rentrer par sa minette vu qu’elle s’était ligaturée le sexe avec un fil de pêche, le matin même avant de venir au centre. Elle a soulevé sa jupe et baissé sa culotte. Elle s’était cousue les lèvres intimes et l’on voyait des gouttes de sang perler sur sa fente, le fil comprimait le bouton de son clitoris en l’entortillant, cela me rappelait une paupiette de veau dans une assiette de jus de tomate. Elles ne m’en ont pas voulu de les surprendre, bien au contraire, cela les a émoustillées et Nadia en a profité pour me demander si j’étais enfin près à lui faire son enfant.

-Je réfléchis encore, on verra tout à l’heure !

Il y a eu un instant de répit, le calme plat avant la tempête. Françoise a jailli de la maison comme si elle avait le feu aux fesses. Elle était encore débraillée et sortait des cabinets. Elle avait sans aucun doute vu un serpent lui rentrer dans l’intestin pendant qu’elle faisait ses besoins. Cela ne lui était plus arrivé depuis un mois et elle était manifestement terrorisée. Elle s’est arrêtée, a pointé le doigt vers le cumulus blanc qui paressait dans le ciel et s’est mise à hurler : -C’est lui, ce nuage satanique, c’est sa faute, il a réveillé les serpents du diable ! Elle s’est enfuie, elle était vraiment paniquée. J’ai averti Thérèse et nous avons formé deux groupes pour la retrouver.

Nous avons exploré les entrées des immeubles et tous les recoins. Un chien aboyait dans le quartier, cela a attiré l’attention de Nadia très sensible aux animaux. Un berger allemand qui gardait une villa manifestait sa colère et nous alertait. Il grognait et grattait le sol avec ses pattes, furieux contre l’intruse qui l’empêchait de se coucher dans sa niche. Françoise s’était glissée par l’étroite ouverture et l’on ne voyait que sa tête blonde émerger de la pimpante cabane verte et rose. Il a fallu la rassurer, lui promettre que les serpents avaient raté leur coup pour qu’elle accepte de sortir et libère la place pour le chien qui se précipita sur sa gamelle. Heureusement qu’elle ne lui avait pas mangé sa pitance.

Diomède le castrateur, avec les pans de son cache poussière qui balayaient le sol, ne cessait de demander si c’était de lui que l’on riait quand il n’était pas là. Thérèse l’a rassuré et tout le monde a rejoint le centre pour prendre un thé ou un café avec des petits gâteaux. C’était un moment important, tous assis en rond, à récapituler les évènements de la journée avant de rejoindre nos appartements thérapeutiques. C’était le dernier de nos rendez-vous, après nous aurions la possibilité de nous retrouver chez nous et d’être libre.

Nadia s’est installée à mes côtés et a posé sa tête contre la mienne. Elle ne parlait plus mais je sentais sa respiration, elle était oppressée à l’idée de se retrouver seule. Elle espérait vraiment que je l’inviterais à m’accompagner, que nous passerions la nuit ensemble. J’en avais marre d’être homo et finalement quand la réunion s’est terminée, je lui ai pris la main et nous sommes partis. Nos pas se sont accordés et je crois que Jean-Paul était un peu jaloux, je le comprends, il l’aimait tellement.

 

Elle a accepté de se laver les dents pour moi et je lui ai préparé une salade de tomate et de la mozzarella. On a regardé la télévision, c’était un épisode de Colombo et on a ri en pensant à Diomède le castrateur à cause de son imperméable. Elle ne m’a plus parlé de Nestor, il avait dû s’endormir et j’en ai profité pour lui faire l’amour. C’était bon et je sais qu’elle a eu du plaisir, quand elle ne fait pas semblant d’avoir un orgasme, c’est qu’elle est vraiment contente. Elle n’a pas simulé, elle est restée les yeux grands ouverts pendant que je jouissais et nous nous sommes endormis dans les bras l’un de l’autre.

C’était vraiment une bonne journée mais je ne sais toujours pas si Ali est né.

 

PS : En hommage aux personnels qui rendent l’hôpital psychiatrique un peu plus humain et tentent d’harmoniser le monde des cauchemars et celui de la réalité

 

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Le chant, les mots et la mort ! (suite et fin)

Publié le par Bernard Oheix

 

III

 

 

 

Grand-père s’était évanoui. Il avait du se cacher. A son âge, qu’aurait-il pu faire pour m’aider ? Le miroir dans lequel je plongeais mon regard me renvoyait l’image d’un fantôme. Les lampes restaient allumés mais leur lumière semblait plus froide, menaçante. Son visage avait disparu, il restait tapi dans l’ombre de cette silhouette flottant dans le vide qui l’avait remplacée, mon ange gardien vêtu de noir. 

J’étais restée bloquée de longues heures sur la scène pendant que le commando tchétchène installait son dispositif. J’avais pu observer la peur envahir les visages des otages paralysés, les yeux s’assombrir d’angoisse et de fatalisme aussi. Les assaillants restaient en retrait, armes à la main braquées sur la foule anonyme. Deux membres du commando occupaient chacune des 8 entrées de l’orchestre et du balcon. De lourdes chaînes condamnaient désormais les battants. Le chef du commando restait sur la scène  lançait des ordres dans un micro immédiatement répercutés par les terroristes. Un silence sépulcral s’était abattu, uniquement troublé par cette voix métallique. Les Tchétchènes arboraient une tenue noire, de grandes combinaisons avec un zip ventral, les poches regorgeant d’armes et d’outils. A leur ceinture, des grappes de grenades et un révolver. J’apercevais trois hommes dans la cabine technique en train de parler dans un talkie-walkie.  

Quelques femmes, un châle dans les cheveux, vêtues de robes larges avec une gaine bourrée d’explosifs autour de la taille, s’étaient installées au milieu des travées. Elles tenaient dans leur main des détonateurs. Leur jeunesse m’a frappée, des adolescentes presque, à la haine affichée masquant des traits gracieux, dureté des lignes sombres de leur visage fin. L’âge de mes enfants n’est pas l’âge du désespoir, ai-je pensé.

Le chef m’a désignée à une des femmes. Elle s’est approchée et m’a fait un signe de sa main gracile qu’un gros pistolet rendait absurdement menaçant. On m’a séparée de mes musiciens et j’ai suivi ma gardienne en jetant un dernier coup d’œil sur la salle tétanisée. Nous avons repris l’enfilade de couloirs qui menaient à ma loge. Elle m’a indiquée le fauteuil devant la glace où je m’étais préparée pour ce qui devait être un concert et se transformait en rituel de mort. 

Au début je n’osais pas la regarder. J’avais le pressentiment que le moindre étincelle pourrait nous mener vers une confrontation dont je serais l’unique victime. Alors, je t’ai cherché grand-père, mais tu ne me répondais pas, pour la première fois de ma vie, tu m’abandonnais, enfin je le croyais ! Tu avais disparu et cela m’épouvantait. La peur me faisait trembler, un mouvement convulsif du bras gauche que je ne pouvais interrompre.

Les heures ont filé, si lentement au début que cela en était intolérable. La porte restait ouverte, parfois, un homme surgissait et leurs dialogues incompréhensibles traçaient des sillons de peur dans mon ignorance. De temps en temps, une voix résonnait dans les hauts parleurs crachotants, dans une langue inconnue, elle tissait un lien entre ma solitude et les centaines d’otages qui attendaient  dans une salle de spectacle transformée en un bunker d’incertitude.

Qu’est-ce qui a déclenché la suite ? Une vulgaire contrainte physique, une envie d’uriner qui me taraudait et me brûlait le ventre. Il a bien fallu que je me tourne vers mon bourreau. Dans un anglais approximatif, je lui ai demandé l’autorisation d’aller aux toilettes. Elle n’a pas dit un mot, ouvrant la porte des cabinets. J’ai dû faire mes besoins devant elle, porte béante. Loin d’être humiliée, j’ai senti le souffle d’une révolte monter dans ma peur. En attendant mon urine couler dans la cuvette sous son regard vide de toute émotion, une porte s’est entrouverte en moi, une déchirure renvoyant ma propre angoisse vers celle qui la provoquait. En définitive, c’était elle la victime !

Je ne suis pas une héroïne de roman. Je n’ai pas vocation à brandir les étendards de la révolte même si je me suis battue plus que de mesure. La vie n’a pas été tendre et j’ai eu suffisamment l’occasion de faire le coup de poing pour connaître l’amertume du sang, la douleur de la chair. Mais dans cette situation où la mort semblait inéluctable, un sentiment de libération s’est interposé entre ma peur et leur violence. Au fond, j’ai accepté de mourir en entendant le jet de mon urine couler sur l’émail d’une cuvette morbide et la vie m’a semblé plus simple, les évènements moins compliqués puisque mon sort semblait noué par un destin que je ne maîtrisais plus. Il me restait à vivre encore et toujours jusqu’au dénouement de cette prise d’otage !  

Je suis retournée sur mon fauteuil, devant le miroir, et j’ai commencé à me démaquiller sous le regard scrutateur de mon ombre. J’ai changé de tenue, me gardant de tout geste impromptu, prenant mon temps, lui annonçant au préalable chacun de mes déplacements et le moindre de mes actes. Je parlais sans arrêt dans un anglais primaire, j’expliquais avec force détails, elle m’écoutait attentivement sans répondre ni faire le moindre acte qui  m’aurait conforté dans l’idée qu’elle comprenait tout ce que je lui racontais. Pourtant, un code de conduite s’instaurait entre nous, délimitant la place et la fonction de chacune, un rôle dans la distribution aléatoire de cette pièce absurde.

J’ai observé cette femme, cette jeune fille, mon bourreau. Sa grande robe noire avec une ceinture menaçante autour de la taille, ce fil rouge qui atterrissait dans sa main, relié à un boîtier noir obscène. C’est de lui que pouvait survenir mon apocalypse. C’est contre lui que je parlais à m’enivrer, me grisant de ces mots qui m’ancraient dans le réel.

Un garde est entré dans la loge pour déposer un sac en plastique. Il a prononcé quelques mots et s’en est allé. Elle a ouvert le sac et sorti une miche de pain et un morceau de fromage. Elle en a fait deux parts égales et m’a tendu ma portion. Je me suis rendue compte que j’avais faim, un désir de mâcher et d’avaler, de remplir mon estomac de certitudes. Nous avons bu de l’eau à même le robinet.

Ses yeux étaient d’une beauté bouleversante. Deux amandes noires avec des cils fins recourbés. Des pupilles luisantes sous des sourcils en accent. Ces yeux ne me quittaient jamais, pas un seul instant, et sa main restait agrippée à un  instrument pouvant semer la dévastation. Ces prunelles sombres pouvaient-elles convoquer la terreur à leurs agapes ?

…Je suis née à Madagascar. C’est une île-continent, un immense pays pour des peuples qui cohabitent depuis des siècles souvent dans la paix, parfois dans la guerre. Il y a des noirs, des jaunes et des blancs, et chacun s’est multiplié en croisant son destin à celui des autres. Moi, je suis une métisse, née dans un territoire d’épineux, petite fille d’un roi, le dernier de sa lignée. Je porte l’espoir de tout un peuple, je suis leur oriflamme, celle qui doit chanter au monde les joies et les malheurs de ces habitants du bout du monde. Qui es-tu, toi, dont le bras veut venger à l’aveugle pour te donner ce droit de vie et de mort sur des êtres humains ? 

Elle penchait la tête et m’écoutait. Me comprenait-elle seulement ? C’était sans importance désormais, j’avais ouvert les bondes de ma mémoire, une vie en cascadait, emportant tout sur son passage telle un tsunami issu des profondeurs abyssales chargé de balayer le présent en conjurant les nuages noirs qui rodaient.

Et j’ai parlé pour suspendre le temps et donner un répit à la peur. Les mots se bousculaient, heurtaient mes lèvres avant de s’épanouir comme des fleurs sauvages diffusant leur parfum de révolte. Ils se répandaient en flots incessants, heure après heure, mes yeux rivés dans les siens, je lui ai tout raconté. Grand-père Fagnisaha, chaque fois que le souffle me manquait, je t’invoquais et tu me donnais la force de lui décrire les rives de la Mandrare, les coutumes de mon peuple que tu savais si bien guider sur le chemin de la sagesse, le soleil qui écrase les volontés dans les après-midi de canicule. Les épineux et leurs dards jonchaient le plancher de cette loge où je pratiquais le balayé-chassé pour voler sur leur pointe et atteindre son âme. Je lui ai narré la vie d’une petite fille douée pour le chant dont la destinée croisait les scènes du monde entier après que son amie se déclara valeboude. L’odeur du sang de mes premières règles couvrait celui d’une mort qui rodait. Je lui ai crûment décrit mes amours dans tous leurs détails les plus intimes, le sexe de l’homme et son gland aveugle, le plaisir que j’en tirais, le néant au zénith de l’orgasme quand la réalité s’évanouit sous une vague intemporelle qui embrase le corps. Je lui ai expliquée que les larmes sont interdites, que c’est un grand tabou qu’aucune femme ne pouvait transgresser et que même les douleurs de l’enfantement, cette déchirure d’un être s’ouvrant pour laisser passage à la vie, ne pouvaient les déclencher. Les perles des yeux sont réservées aux défunts après une vie de noblesse. Et mes petits, mes 3 enfants, sans pudeur, je les ai exposés sous toutes leurs facettes. Leurs défauts et leurs qualités pareillement aimés parce qu’issus de ma chair et qu’ils portaient mon sang et représentait mon avenir. Leurs premières dents, leurs maladies, leurs colères et leurs câlins pour qu’ils s’endorment, leur grâce dans le sourire de l’amour, tout était prétexte à les rendre plus concrets, plus présents, à les inclure dans ce cercle de vie que je traçais avec des phrases pour nier un oiseau de proie tentant de m’enserrer dans ses griffes.

Les heures n’avaient plus de consistance, elles étaient relatives, s’étirant dans l’éther comme un nuage subtil que rien n’empêcherait de progresser. Au fil du temps perdu, un homme est entré pour déposer une corbeille de fruits. Il a dit quelques mots à ma geôlière qui lui a répondu sèchement en indiquant la porte d’un geste nerveux du bras. J’ai dû interrompre le récit de ma vie quelques minutes, le temps de dévorer la nourriture.

Et j’ai repris le fil de ma litanie, m’enivrant de ces paroles, me gorgeant de mots, accrochée à cette femme qui portait mon deuil. J’avais encore tant de choses à lui confier, tant de pans de ma vie à dévoiler pour que la mort ne les efface point. Le crachotement des hauts parleurs laissant tomber des messages abscons importait une peur sertie d’inconnu brisant le silence de ma voix.

Combien de temps ai-je tenu ? Personne ne le saura jamais. Parfois, je m’assoupissais en parlant, j’avais l’impression que je dévidais un fil sans fin, d’autre fois, ses yeux se fermaient et le vide me renvoyait l’écho de mon désarroi. Etait-elle encore ma gardienne ?  Je m’interroge souvent la nuit quand le cauchemar de ces jours remonte à la surface. Je nous revois, deux faces d’un désir de vie, mélangées dans la peur et l’espérance, entrelacées sur un divan incommode. Ses yeux sont ma bouche, sa lutte est ma fuite, mon passé son avenir.

Comment cela pouvait-il finir ? Je ne me posais plus cette question, je n’avais plus cette énergie, seuls les mots pouvaient ériger un barrage contre le cours inexorable d’un temps qui offrirait un dénouement à ma situation d’otage parmi les otages. 

Alors, j’ai continué à discourir à l’infini, entrapercevant les jours et les nuits défiler dans la brume de mes phrases. La femme qui m’accompagnait avec sa ceinture d’explosifs m’écoutait religieusement, la main en permanence sur le détonateur. Encore aujourd’hui, je me demande si elle m’entendait, si elle comprenait ce que j’exprimais, mais cela n’avait aucune importance. Tant que ma bouche était capable de produire un son, j’aurai la certitude que la vie s’accrocherait encore à mon corps.

 

 

 

 

IV

 

 

 

J’ai découvert bien après les évènements que le drame avait duré 57 longues heures. Ce 23 octobre 2002, à 21h15, une cinquantaine de Tchétchènes prenaient 912 personnes en otage pendant mon tour de chant au théâtre Na Dubrovke de Moscou. Claquemurée dans ma loge sous la surveillance constante d’une gardienne, je n’ai pas vécu les effroyables conditions des hommes et femmes qui étaient venus assister à un concert et se sont retrouvés au milieu d’un champ de bataille. Pratiquement sans manger ni boire, obligé d’uriner et de déféquer dans un coin de la salle, l’odeur pestilentielle des excréments et de la peur qui exsudait de leurs corps était épouvantable. Comment ont-ils résisté à la panique qui montait inexorablement au fil du temps. 57 heures pour solder une vie, c’est trop ou trop peu, c’est assurément  inhumain.

Les Tchétchènes exportaient une guerre que leurs champs dévastés ne pouvaient plus contenir. Les Russes refusaient de céder à la pression et de négocier la moindre parcelle de leur souveraineté. 912 témoins d’une mécanique de l’horreur, force contre force, haine en tribut de la haine, des vies méprisées par la mort. Comment donc pouvait se dénouer ce nœud  conflictuel d’une humanité perdue ? A la recherche d’un empire disparu, Vladimir Poutine s’enfermait dans une logique d’affrontement.

Le 26 octobre 2002, à 5h30 d’une froide fin de nuit moscovite, les forces spéciales Russes du FSB après avoir creusé des trous dans les parois, injectaient un gaz secret à base de phentonile afin de neutraliser les assaillants. Aucune assistance médicale n’était prévue, aucun antidote aux effets de ce gaz expérimental. Les Russes s’attendaient à une destruction massive due aux explosifs des preneurs d’otages mais n’avaient préparé aucun hôpital ni antenne médicale pour traiter les victimes potentielles de leur intervention. Ils ont simplement appliqué un plan d’investissement aussi froid et létal qu’une arme de destruction massive. Dans cet immense pays civilisé, se trouvent des bureaux où des hommes en uniformes se sont réunis autour de grandes tables, avec des boissons et des zakouskis, afin de définir une stratégie de réponse contre cette attaque terroriste. Dans ces réunions, la vie des otages ne pesait d’aucun poids devant la « réal politique » d’un système prêt à tout pour se défendre. Pas un d’entre eux ne s’est dressé pour exiger que le prix du sang soit contrôlé, les blessés pris en charge, la mort tenue en laisse. Des centaines de rouages pour préparer une riposte d’une violence extrême sans qu’une voix ne s’élève pour assurer l’espoir d’une lumière vacillante dans la tourmente. 

125 morts dont 50 terroristes en solde d’un bilan de l’horreur. Une grande partie aurait pu être évitée par la grâce d’un simple principe de précaution : des médecins prêts à intervenir, un hôpital de campagne pour les premiers secours, des produits adaptés pour lutter contre un gaz innervant qui paralysait l’organisme et étouffait des hommes et des femmes innocents. 

Les Russes, équipés de masque à gaz firent sauter les portes avec des explosifs et investirent les lieux. Un amoncellement de corps sans vie les attendait pendant que les cris et les gémissements des otages qui s’étouffaient montaient dans les hauts parleurs de la loge. J’ai suivi à distance cette charge des forces spéciales, les ordres et contre-ordres, le piétinement d’un troupeau aveugle, la fin de l’espérance pour tant d’otages. Je me demande comment ces hommes chargés de la colère des puissants ont réagi devant ce spectacle effroyable ? Ont-ils communié dans la douleur de ceux qui sentaient leur souffle incapable de se frayer un chemin dans des poumons asphyxiés pour un chant infini ? Comment peut-on accepter de vivre avec ce cauchemar trop réel dans sa mémoire ? Retourner à une vie normale, embrasser ses enfants, acheter des fleurs pour sa fiancée quand on a été le bras indéfectible d’une vengeance souveraine horrifique, est-ce seulement possible ?

Dans ce tintamarre qui se déversait des enceintes, ma gardienne a blêmi. Ses traits se sont contractés, un masque froid que ses beaux yeux ne pouvaient contraindre. Elle s’est avancée sur le pas de la porte pour jeter un coup d’œil et tenter de saisir la situation. Elle observait alternativement le grand couloir glauque plongé dans la pénombre puis me fixait, me détaillant. Elle cherchait à comprendre, mais je percevais une grande lucidité dans son regard. Instant d’hésitation, elle oscillait sur ses jambes. Moment de vérité quand toute peur peut basculer dans l’irrationnel. Alors, cette jeune fille dont je ne connaissais même pas le prénom malgré deux jours d’intimité, avec qui je n’avais pas échangé un mot depuis plus de 48 heures qu’elle écoutait sans réagir ma vie se déverser en une logorrhée irrépressible, a contracté ses doigts sur le détonateur. Un dernier regard pour m’accrocher à jamais à son destin. Elle s’est mise à courir dans la loge en me contournant, se précipitant par la fenêtre fermée qui vola en éclats, pour basculer dans le vide en appuyant sur le bouton froid. Quelques secondes pour me sauver la vie. Une déflagration a grimpé le long de la paroi, une langue de feu a pénétré par l’ouverture béante prenant sa source dans son corps disloqué sur le trottoir, me léchant le visage, avivant ma douleur. J’ai revécu, en une fraction de temps, ce feu qui avait ravagé la maison de ma grand-mère quand j’avais 4 ans et que j’étais persuadée que le diable venait dévorer les âmes des méchants avec ces torsades rougeoyantes qui dispensaient le malheur. J’ai perçu avec une extrême acuité, les bruits et les odeurs de ce moment de mon enfance gravé pour toujours dans mes peurs. Le feu qui ronge l’homme et l’enfant qui erre dans la nuit, c’était il y a si longtemps, c’est aujourd’hui, la même histoire recommencée vers l’infinie douleur.  

Des soldats ont fait irruption dans la loge dans un fracas de piétinements et de bousculades, des hurlements compulsifs, des éclairs de lumière, des bras me saisissant et m’immobilisant sur le divan. J’ai gardé les yeux ouverts, je ne pouvais pleurer, souvenez-vous du tabou, alors j’imaginais un ballet d’ombres, et dans cette obscurité, le visage de mes enfants pour s’ancrer à mes certitudes et faire fuir les démons.

Bien longtemps après ces tragiques évènements, je me  demande toujours si ce choix de mon garde-chiourme de m’épargner était écrit dès l’origine du drame. Avait-elle prévu à l’avance de me sauver parce que l’ont ne peut ôter une vie impunément quand on est chargée par la nature de la transmettre ? Par extension, toutes ces femmes kamikazes à la taille ceinte d’explosifs qui gisaient parmi les cadavres, avaient-elles eu l’occasion de peser le pour et le contre d’un geste définitif ? Avaient-elles eu le choix, et avaient-elles opté pour le renoncement à un holocauste programmé en toute connaissance de cause ?

Est-ce ma voix qui m’a sauvée du désastre ? N’ai-je parlé à satiété que pour me libérer de mes fautes et obtenir une grâce inconcevable ? Que valait ma vie quand elle opta pour ce saut dans le vide en renonçant à sa vengeance ? Sa conscience était-elle en paix quand son corps se fragmenta en une poussière d’étoiles pour embellir le chaos ?

Je l’espère, j’ose le penser ! Il n’y a que des hommes pour imaginer que la mort est une réponse, une alternative à la vie. Mais peut-être sont-ce mes mots qui ont résonnés dans son cœur pour lui offrir le désir de mourir à ma place. Je ne le saurai jamais, comme j’ignorerai toujours si elle me comprenait pendant ces heures interminables d’une confession solitaire. Etait-elle apte à entendre ma vie se dérouler sur plus de 48 heures d’un temps sans rémission ? 

Voilà, je chante encore et toujours de par le monde, sur des scènes diverses, devant des publics avides. Peut-être que ma voix résonne d’autant plus dans mon cœur depuis ce drame. Il y a eut ce moment de mon existence où j’ai parlé pour survivre, aujourd’hui, je vis pour chanter. C’est grâce à toi, mon grand-père adoré qui m’a légué un testament de grandeur. Tu ne m’avais pas abandonné, tu t’étais éclipsé parce qu’il fallait que je puise en moi la force de me sauver, le désir de me survivre pour continuer cette mission, le projet dont tu m’avais investit, devenir une mémoire vivante perpétuant notre légende. Etre la Princesse métisse du Peuple des Epines est un don des dieux qui se mérite à chaque instant. Les yeux noirs d’une Tchétchène me l’ont confirmé en ce 26 octobre 2002 et 125 morts ont scellé un pacte pour m’empêcher d’oublier qu’ils ont communié dans l’horreur pour ma survie. Ils chantent tous à mes côtés quand je suis sur la scène, nimbée de lumières, et même si vous ne les entendez pas, je sais qu’ils rôdent autour de moi et que mes chants calment leur colère et leur permettent d’accepter que nous vivions en leur place. Il ne faut surtout pas mépriser les fantômes du passé.

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Le chant, les mots et la mort !

Publié le par Bernard Oheix

1ère partie d'une nouvelle... pour la nouvelle année 2019 ! Cela faisait bien longtemps que je n'en avais proposée !  J'espère que vous embarquerez avec moi dans cette  aventure avec Taliké, mon héroïne Malgache ! A vous de lire donc et d'attendre ma prochaine livraison pour en connaitre la conclusion ! 

 

 

 

                                                                    I

 

 

 

-Dis-moi, grand-père, es-tu fier de moi ?

-Pourquoi me poses-tu cette question, Talike ? Tu en doutes ?

-Grand-père, j’ai besoin de tes conseils. J’ai peur de perdre pied dans le tourbillon de ma vie, de ne plus jamais sentir ma peau cuire au soleil, le vent porter ses caresses brûlantes, j’ai peur d’oublier Madagascar, la terre de mes ancêtres.

Il est resté silencieux. Il penchait la tête sur le côté pour mieux m’observer dans le miroir éclairé de lampes qui diffusaient une douce chaleur. Il était beau, son visage parcheminé sillonné de rides dont chacune parlait d’une histoire des hommes et  des femmes de mon pays. Ses grands yeux m’observaient, attentifs pendant que je me préparais. Son crâne dégarni où moutonnaient quelques touffes de coton blanc luisait sous la lumière artificielle. Ses lèvres formaient un accent circonflexe et du plus loin que je me souvenais, je les voyais s’ouvrir pour me confier les histoires du temps passé. J’étais la petite fille de Fagnisaha, dernier roi du peuple des épines. J’étais celle qu’il avait élue pour être l’écho de sa voix quand ses mots s’éteindraient de ne plus avoir le souffle du vent pour les porter. 

Il était petit, voûté, le corps malingre, un fétu de paille se courbant sous les années des tempêtes qui avaient traversé son règne, résistant toujours à l’usure d’avoir été le porte-parole des dieux auprès des hommes apeurés devant l’immensité du monde.

J’étais en train de me maquiller avant d’entrer en scène. Comme à chaque fois, une tension partait de mon ventre pour irradier mon corps. J’avais dépassé le stade de la panique qui saisit celui qui s’apprête à se livrer aux regards des autres mais le trac restait ancré, viscéralement enfoui dans mes entrailles. L’image que me renvoyait le miroir de cette loge dessinait la silhouette d’une femme que je ne connaissais pas, ou si peu. On a tant de mal à s’accepter, à être en concordance avec ses peurs. J’avais très souvent l’impression d’être double dans ma peau, une partie revendiquait ce que j’étais devenue, l’autre la regardait ironiquement, fragilité du temps, diffraction entre la réalité et les passions ensevelies jamais éteintes, fugacité des sentiments, illusion d’un pouvoir éphémère.

Les « dokodokos », coiffure traditionnelle de Madagascar adoptée pour la scène, déjà tressés, enroulés sur mon crâne, me donnaient une allure farouche et étrange. J’avais revêtu une tunique de couleur ocre avec des passements or et carmin, une ceinture de cuir autour de la taille. Jambes et pieds nus. C’était une tenue de scène inspirée de Dely, ma mère, une fille de roi à qui les rituels et les fêtes imposaient de paraître aux yeux du peuple dans ces habits chamarrés. Moi, c’est le monde que je parcourais vêtue ainsi, emblème des coutumes héritées de la nuit des temps sur une île de passion, ma terre sacrée.

Je me fardais le visage. La peau couleur de miel, entre le noir d’ébène de ma mère et le blanc subtil de mon père, était douce. J’apposais un fond crème sur les joues et un filet noir sur mes cils et autour des yeux pour approfondir mon regard. Un rouge clair sur mes lèvres pour chanter la vie. Les hommes me diraient la beauté dans leur regard, j’avais l’habitude.

Grand-père restait immobile. Présence rassurante, comme une ombre, mon ange gardien de toujours. Sa voix a résonné dans la loge vide, vague écho de sa présence rassurante.

-Même dans mes rêves, je n’imaginais pas à quel point je serais fier de toi. Si c’est ce que tu voulais entendre, alors Talike, tu es devenue exactement ce que je désirais pour ma petite fille, une reine, la chanteuse qui porte le souffle de l’air, la messagère d’un espoir d’une vie plus belle, meilleure. Tu es la métisse du peuple des épines, notre mémoire sacrée par le chant divin. Je t’aime Talike.

J’ai senti des larmes pointer. J’ai aspiré une grande bouffée d’air pour les faire refluer. Grand-père avait toujours su trouver les mots les plus simples pour exprimer la noblesse des sentiments, il représentait un phare dans les ténèbres et parlait à mon cœur. Une voix retentit dans le haut-parleur. « -Le spectacle commence dans trente minutes ». La voix enrouée en un anglais approximatif me rappelait à mes obligations. J’ai commencé à me chauffer la voix en effectuant des exercices puis je me suis tournée vers lui. J’avais encore besoin de ses conseils. 

-Grand-père, avec le cachet de cette série de concerts, notre village vivrait pendant un an. Nous pourrions assurer la nourriture de toutes nos familles, nous vêtir et donner quelques piécettes aux musiciens qui viendraient égayer nos soirées avec leur art. Les petites filles iraient à l’école et les garçons apprendraient un métier. Les champs refleuriraient et les animaux seraient bien gras. Ce n’est pas normal, pourquoi cette iniquité, cette disproportion entre les pays riches et la misère des miens ? Comment l’accepter ?

-Il y a tant d’injustices sur cette terre, ce n’est pas une découverte. Tu dois uniquement te préoccuper de porter ton art au plus haut niveau de la perfection, brandir l’honneur de notre race pour que les hommes et les femmes puissent ouvrir leurs cœurs à leurs frères et sœurs. Tu n’es qu’un maillon dans cette chaîne de la vie, il faut accepter le monde tel qu’il est pour espérer le transformer.

-C’est une grande responsabilité.

-On n’échappe pas à son destin, Talike. Les dieux distribuent des cartes, nous confient une mission pour nous abandonner comme si de rien n’était. C’est à nous de transformer le monde. Le futur est entre nos mains, il dépend de chacun d’entre nous que le monde soit plus beau, plus juste. Tu as ta part dans cette œuvre à réaliser et ton chant est un outil que les dieux t’ont octroyé pour devenir leur messagère. C’est une belle mission pour une métisse que d’être l’espoir d’un peuple nouveau, de surgir des cendres du passé pour tracer les chemins de l’avenir.

Grand-père adorait philosopher ainsi et pouvait soliloquer pendant des heures. Je le reconnaissais bien là, utilisant des images colorées, son verbe fleuri parlant des dieux, paraboles et sentences, un conteur fascinant qui avait nourrit l’imaginaire de ma jeunesse. Qu’il me semblait loin ce temps de l’innocence !

Moscou. Une ville chargée de symboles, charnière entre mon enfance à Madagascar et cette Europe qui tendait les bras à une femme décidant de rompre avec son passé. Je me souvenais encore de cet aéroport où j’avais contemplé pour la première fois des flocons de neige en train de fondre sur les baies sales d’un quai d’embarquement. Un homme tentait de m’oublier dans une académie militaire de cette capitale d’un empire en train de se déliter. Il avait traversé la moitié de la terre pour me fuir, moi et ses enfants qui dormaient à mes côtés, sur les bancs inconfortables du terminal de Sheremetyevo. Etais-je une bonne mère pour mes bébés conçus dans l’amour sous le soleil de mon pays ? Qu’avais-je dessiné comme avenir pour eux ? Qui donc pouvait m’avoir soufflé cette réponse à un désir d’exil destiné à sauver leur âme ?

Depuis, je n’ai toujours pas répondu à ces interrogations. Les réponses existent-elles d’ailleurs ? Le succès m’avait portée à chanter sur les scènes du monde entier, parcourant les continents, sillonnant les océans, croisant d’innombrables personnalités, nouant des liens d’amitié, offrant mon corps pour quelques amours éphémères, sans cesse en mouvements, trop pour regarder le gouffre ouvert derrière moi, pas assez pour m’obliger à interrompre cette fuite effrénée d’un temps qui ne m’appartenait plus. Les enfants ont grandi, ils avaient une vie à accomplir, des rêves à mettre en œuvre mais je chantais pour qu’ils n’oublient point les racines de leur peau d’ébène.

Grand-père m’accompagnait dans mon périple. Lui, qui n’avait jamais franchi les frontières de son territoire perdu au fin fond de Madagascar, désormais parcourait l’univers à la vitesse des jets, passait de pays en pays, d’un fuseau horaire à un autre, du jour à la nuit, de l’espace à la mer, pour me suivre de son regard attentif en me protégeant de blessures bien plus douloureuses que celles des épines de ma terre d’enfance. Quand je me préparais pour entrer en scène, que les questions se bousculaient dans mon esprit, que la tension montait avant de me livrer à un public inconnu, il avait toujours un mot, une réflexion, un geste qui apaisait mes angoisses. Il me rappelait la vanité de nos peurs, la frontière si étroite qui sépare la lumière de l’obscurité, l’immensité des déserts qui meublent nos mémoires et la vie m’apparaissait plus simple, plus accessible, nos chemins moins tortueux.

Mon agent avait été contacté au printemps. Le théâtre Na Dubrovke de Moscou souhaitait ouvrir sa saison 2002-2003 avec une série de 4 concerts de Talike, la star malgache. J’étais quelque peu sceptique. Un zeste de vieille rancœur envers cette ville qui m’avait dérobée mon mari, la tension politique dû à la guerre de Tchétchénie, la montée d’un ostracisme et de tensions raciales, tout cela n’apparaissait pas de bon augure. Le directeur de la salle avait su se montrer convaincant. Je m’étais laissée convaincre. 

J‘ai scruté mon image dans le miroir pendant qu’une voix dans les haut-parleurs annonçait mon entrée en scène dans 15 minutes.

-J’ai changé, Grand-père ?

-On change en permanence, c’est naturel, ma fille. Aucun point n’est proche de son centre quand l’univers tourne sur son axe. C’est une fuite vers un horizon indéterminé à la conquête des chimères.

-Que vais-je devenir ?

-Tu le sais au fond de toi, tu as déjà une grande partie des réponses, est-il besoin de t’en convaincre ?

J’arrivais d’un périple de 20 villes d’Amérique du Sud. Lima, Quito, Buenos-Aires, Santiago de Chili…J’avais aimé cette tournée, la chaleur du public, sa ferveur, le sentiment réel d’un partage. Terres de migrations, croisement de races et métissage profond les rendaient particulièrement réceptif au message de mon chant. L’avenir est ouvert pour ceux dont le passé est vivant. La beauté baroque de ces villes m’avait subjugué, l’agitation, le bruit, les couleurs et les odeurs transportées. J’avais ensemencé quelques bribes de ma culture dans le cœur du public. Il m’avait rendu un peu de cette chaleur humaine dont je me nourrissais.

Le choc avait été rude en débarquant sur le sol gelé de la Russie. Un hiver précoce, la neige déjà qui paraît les monuments moscovites d’un halo fantomatique. Le chauffeur de la voiture m’attendait avec un écriteau à la sortie de la zone de douane. Les musiciens de mon groupe étaient arrivés la veille, j’avais été retenue par une série d’interviews à Paris où nous devions donner un concert.

Je contemplais cette voie rapide interminable qui mène au centre ville, bordée d’immeubles tristes que des néons crûs zébraient de tâches de couleurs. J’étais donc en terre de Russie, reçue avec tous les égards d’une chanteuse réputée, j’allais donner le meilleur de moi-même pour ceux qui me feraient l’honneur de partager ma musique. 

 

 

 

II

 

 

 

 

 

Le Centre Théâtral Na Dubrovke se situe à quelques kilomètres seulement du Kremlin, des bulbes colorés de l’Eglise Saint Basile le Bienheureux, des remparts crénelés carmin qui ceinturent l’immense Place Rouge et du mausolée de Lénine, petit cube de pierre où repose sa dépouille momifiée. Le cœur de Moscou respire la beauté, j’eus un choc en traversant cette ville dans la limousine qui m’attendait à l’arrivée de l’avion. Elle était si différente de l’image que je m’en étais faite. Ma première vision de l’occident, après mon départ de Madagascar, fut un aéroport triste, un plafond bas et gris, un carrefour où ma vie s’écartelait dans une rupture irréversible. Moscou était synonyme  de trahison. L’homme que j’avais aimé y avait atterri après son départ précipité pour une fuite sans retour. Il avait abandonné ses enfants, son amour pour moi, il avait choisi l’exil pour ne pas assumer ses responsabilités. Mon existence avait basculé à ce moment précis. En s’éloignant, il m’avait contrainte à assumer mon destin, à faire des choix et à quitter ma terre, mes parents, tous ceux qui m’accompagnaient depuis mon enfance et comptaient pour moi. Il avait, sans le savoir, donné naissance à une artiste qui parcourait le monde, mais il l’avait fait en lui arrachant le cœur, en lui ôtant même une partie de sa chair. C’était si loin tout cela, pensais-je, en regardant défiler les monuments illuminés, les églises orthodoxes avec leurs toits biscornus, les rues au charme baroque avec leurs enseignes scintillantes. C’était si loin, c’était hier. Il avait bien fallu que je m’invente un futur puisque le présent se dérobait sous mes pas. 

Les anciens bâtiments d’un entrepôt avaient été rénovés pour offrir un espace culturel fonctionnel destiné à la culture moderne et à l’art contemporain. De grandes coursives, qui servaient de lieux d’exposition, permettaient d’accéder à une salle de spectacle de 1000 places aux fauteuils rouges. La scène de dimension imposante avait une ouverture de 16 mètres avec des cintres équipés pour accueillir des œuvres ambitieuses, le matériel lumière et son imposant était de qualité, l’acoustique de la salle parfaite. Le public se trouvait réparti sur 2 niveaux en amphithéâtre. Ce théâtre m’avait plu, il possédait une âme. Sur la scène vide, j’imaginais le bruissement de la salle où se pressait une foule attentive, l’attente impatiente du lever de rideau avec l’extinction des lumières. De bonnes vibrations l’habitaient, on s’y sentait immédiatement à l’aise. 

Les musiciens sont arrivés, nous nous sommes embrassés pour nos retrouvailles. L’ambiance était détendue, ils me racontèrent qu’ils avaient fait la fête, la veille dans le Moscou by night. La nuit avait été longue pour certains. Ils étaient quasiment tous de ma famille, ce n’était pas toujours facile à gérer mais cela avait aussi beaucoup d’avantages et personne ne mettait en doute ma direction. C’était mon groupe, j’en étais le leader incontesté. Le succès facilite la cohésion et les racines familiales restaient un ciment, j’y veillais particulièrement. La balance fut rondement menée, les techniciens efficaces du théâtre se mettant au service de notre ingénieur du son et de notre responsable des lumières. Quelques bribes de morceaux pour évaluer les niveaux, une chanson en déroulé et après 20 minutes de balayage du répertoire, le sonorisateur et notre régisseur nous donnèrent leur feu vert. Nous étions prêts, les derniers réglages se feraient en direct.  Je suis retournée dans ma loge pour me préparer et me concentrer.  

Les quelques secondes qui précédent mon entrée en scène sont toujours un moment de délicieuses tortures. Peur d’un public inconnu, plaisir de ces yeux qui se fixent et de cette écoute qui s’empare des silhouettes dérobées par l’ombre. Il y a des traits d’union invisibles qui nous relient, un lien charnel entre les anonymes qui peuplent les travées de la salle et mon corps en offrande. Mon angoisse se fond dans la dimension physique de ma présence sur scène, en face de leurs regards. J’ai toujours rêvé d’être en cet endroit précis, l’objet de leur attention et le prix à payer en tension n’est que le reflet de ma passion, un dérèglement total pour la réalisation de ce spectacle dont je suis le cœur battant. Etre artiste, c’est se livrer, c’est oser transgresser la peur du vide. Je sais que je suis cette artiste à jamais, je porte des espoirs qui me dépassent largement, ceux de mon peuple, ceux d’un grand-père qui m’offrit la possibilité de rêver, ceux de ma famille que j’ai quitté pour mieux les faire chanter dans le cœur du public. 

Le rituel de mon concert est bien réglé. J’entre dans le noir et me place sous le cône d’un spot qui s’allume au moment où j’entame mon tour de chant par une composition fétiche interprété à capella. Il s’agit d’un chant traditionnel des femmes du Peuple des Epines dont je porte le costume, la coiffure et les vêtements aux couleurs de ces terres arides où j’ai grandi. Complainte d’une mère devant son enfant agonisant que les dieux ont décidé de rappeler au monde des esprits, c’est triste, émouvant, les paroles glissent entre les sons, se font désespoir, lutte entre le bien et le mal, entre la soumission et la révolte, pour terminer en un glissando que seuls les esprits peuvent saisir. Je l’offre ce morceau au public qui me fait l’honneur de venir partager un peu de mon histoire. 

Mes sœurs entrent alors par le fond de la scène. Elles m’interpellent en arrivant sur le  plateau, saisies par le pinceau des poursuites et nous entamons un jeu de questions-réponses, variations enjouées sur le thème de la nature, sur le soleil qui nous brûle en apportant la vie, sur l’eau qui coule au fond des vallées, le vent qui porte un message d’espoir. Cet échange à moitié improvisé peut durer plus de 5 minutes avant qu’un chœur ne se dégage de la matière de nos voix mêlées. Nous achevons cette polyphonie en accordant nos timbres, en unissant nos souffles, et le profane devient sacré, ode à  la nature mystérieuse qui se joue des hommes.

Les musiciens qui se sont installés dans la pénombre, vont alors enchaîner par une final musical, à base de percussions et d’instruments traditionnels, langoro, outre de bois recouverte de peau de chèvre, Katsa, maracas aux graines de maïs, rimotse, violon en bois avec des cordes de nylon. Un solo de guitare vient couvrir nos voix au paroxysme, faisant mourir la mélodie dans un déluge de notes stridentes.

En général, c’est à ce moment que j’interviens pour une première présentation, que je commente les chansons et explique leur contenu, que je parle de Madagascar et de nos rites, de la mémoire de mon peuple. Le spectacle peut vraiment commencer, alternant les passages rythmés qui font vibrer les corps et les vocaux qui interpellent le coeur, les danses et la polyphonie, les deux facettes de mon art. J’aime cette sensation extraordinaire de pouvoir créer un monde artificiel, cette communication que je perçois si intensément entre le public et l’orchestre, mon monde idéal, celui dans lequel je pourrai vivre et mourir, être au centre et à la périphérie, dans le faisceau de la gloire ou au sein de la masse de ceux qui forme ma tribu, anonyme parce qu’aimée enfin. J’enchaîne et chaque minute sur cette scène est un don, un partage dans lequel le public m’octroie le droit d’être son écho, le miroir de ses désirs les plus profonds.

J’attaquais mon 7ème morceau, Holi Raho, une de mes premières  créations. Une chanson fétiche. Il s’agissait de la complainte d’une valebode au moment où sa belle famille vient la chercher. Son jeune âge au mariage et le don de sa virginité pour un maître inconnu. Je l’avais composée pour la mémoire d’Hoasie. On y trouvait une partie vocale initiale complexe avant que la guitare et la percussion me rejoignent et que le chœur me soutienne. Je n’ai pas compris immédiatement. Une silhouette sombre dans la lumière éclatante des projecteurs et un cri. Puis deux autres personnes sont apparues sur scène et j’ai discerné des formes étranges dans leurs mains. Une déflagration a retentit dans le silence d’un orchestre dont les instruments restaient impuissants à lutter contre une manifestation de la folie des hommes. Les musiciens venaient de comprendre que la fête allait tourner au cauchemar. 

Un hurlement a claqué. Stop. Un homme s’est dressé, il a crié, en russe quelques phrases incompréhensibles pendant que des détonations déchiraient la nuit et que des lambeaux de plâtre arrachés au plafond par les projectiles s’abattaient comme les flocons d’une neige en deuil. J’ai entrevu le visage de mon grand-père dans la poussière d’argent qui flottait en suspension, je lui ai hurlé de m’aider et de sauver Talike. Il ne m’a pas répondu. Il a fermé les yeux et son image s’est dissoute comme s’il m’abandonnait, incapable de m’arracher à la cruauté d’un monde d’horreur. 

La lumière s’est rallumée. Un silence de mort a succédé au bruit assourdissant des rafales de mitraillettes, juste une poignée de secondes, avant qu’une plainte monte telle une vague sourde des spectateurs hébétés. Une cinquantaine d’hommes et de femmes en uniformes, puissamment armés, venaient de prendre 912 otages et un groupe de musiciens de Madagascar se trouvaient dans la ligne de mire de leur Kalachnikov. 

Ce n’était plus un cauchemar, mais la réalité d’un drame dont j’étais, bien malgré moi, un témoin privilégié sans défense, perdue dans une jungle totalement inconnue. Et ces épines là, rien ne me permettait de les chasser de mon chemin.

La prise d’otage du théâtre Na Dubrovke du 23 octobre 2002 venait de commencer et mes rêves de partage et d’harmonie se brisaient sur l’acier froid des armes de la mort.

 

 

A Suivre !

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Je n'ai pas trouvé mon chemin.

Publié le par Bernard Oheix

Cela fait bien longtemps que je n'ai écrit une nouvelle. Je vous en offre donc une comme un premier jet. Elle est un peu longue, mais je n'ai pas voulu tailler à l'intérieur de son corps pour l'adapter au format lecture d'un blog traditionnel... Mais les traditions sont aussi présentes pour être foulées aux pieds ! Elle a une résonance toute particulière pour moi, rêves à l'intérieur d'une vie rêvée. Prenez-votre temps !

La distance infime qui me sépare de mes rêves m’a toujours paru infranchissable. Un abîme creusé entre ce désir d’être un autre et celui de m’accomplir, entre ces deux pôles qui m’obligent à me déchirer en moitiés jamais synchrones, toujours oscillants dans l’indicible expression d’une volonté inassouvie. J’ai parcouru des chemins de traverses, j’ai emprunté des voies impénétrables, j’ai foncé vers des horizons inaccessibles et je suis revenu vers mon centre, incomplet, dans le flou d’une incertitude dont je pressentais qu’elle ne pourrait jamais m’assurer d’être ancré en moi-même. Il m’a fallut du temps pour m’accepter comme je suis, il m’en faut encore pour savoir qui je suis. C’est ainsi.

Je ne connais pas votre vie et ne peux percer le mystère qui vous entoure. Je ne suis pas plus apte à me déchiffrer, comme si l’alphabet qui me composait ne pouvait se décrypter, se survoler peut-être, et encore, si difficilement que la tâche me semble trop ardue et que j’en perds cette maigre lucidité qui vacille comme une flammèche dans le vent. J’ai tenté par les mots de le faire, j’ai esquissé des phrases pour tisser des histoires et toutes avaient vocation de donner un sens à mon existence, une crédibilité à ce corps qui affronte les nuits de fureur, un objectif enfin dont j’aurais su qu’il était là et donnait une perspective à cette fuite en avant vers le néant.

La mort s’est perchée sur mon aile. Ma naissance n’est que le produit d’un hasard dont je subodore qu’il fut une fatalité, petit maillon d’une chaîne de cris assourdis, juste à la moitié d’un siècle orgueilleux qui oubliait sa part d’humanité. Pour combien de ce temps qui se dérobait déjà sous mes pieds ? Pour quelle mission devais-je donc accepter ce prix d’une vie en partage ? Sans cesse j’ai posé de fausses questions, espérant y dénicher une vraie réponse mais il est vain de parcourir des chimères, de chevaucher des utopies, d’enfourcher des destriers crachant les flammes de l’enfer. Je l’ai pressenti ce moment absurde qui me déchire, je le cachais derrière les murs de la honte, au revers de l’insatisfaction.

Ce volcan qui crache son fiel, c’est le mien, la femme qui se saisit de ce petit homme c’est ma mère, le roulement du tonnerre assourdissant dans l’odeur du soufre, c’est ce cauchemar dont je ne pourrais jamais m’extraire. Il m’a frappé à l’âge où l’on a pas encore d’âge, quand tout doit se dessiner et qu’il est bien trop tôt pour discerner l’avenir. C’était déjà trop tard pour moi. Il m’a fallu vivre avec cette panique dans mes entrailles et la certitude d’une différence inconcevable. Lumière crues des sunlights, des électrodes dans la tête, et des papiers grisés aux lignes brisées, toujours brisées pour me rappeler que j’étais incomplet. Le docteur blanc au savoir si noir, sentence rédhibitoire. Un monde venait de se fermer même si je reste persuadé qu’il ne s’était jamais ouvert pour moi. Ce n’était pas l’heure de la fuite. Subir le regard, sentir la peur des autres en écho à ses doutes. Pilules bleues, vertes, rouges, parcelles ingérées d’une normalité fuyante, j’ai tout tenté pour me raccrocher au monde, il ne me laissait pas beaucoup de prises.

Une fée rousse est venue balayer tout ce fatras, la fée et le temps, une femme au regard malicieux qui jonglait avec l’équilibre, un petit homme à la barbiche blanche taillée en pointe, appuyé à sa canne, des appareils barbares pour la fuite des yeux, les pulsions d’un corps qui aspirait à grandir, croître et l’espoir enfin, fugace, parce que le mal était si profond. On l’avait instillé là exactement où on l’attendait le moins, dans le futur, une arme à retardement qui dévorerait mes aspirations. J’ai respiré cet air vicié, on s’habitue à tout, on peut vivre avec la mort en compagne. Elle était si banale cette faux vengeresse qui refusait de s’abattre et s’exhibait en un rappel des errements du passé. Vestiges sanglants, j’ai dû hériter de la peur des autres et m’accomplir afin parce que l’on ne peut faire autrement.

Les révolutions du temps sont le produit des convulsions des âmes blessées, une addition mécanique des haines. Elles laissent des scories sur les bords des chemins pavés du sang des innocents. C’est dans ce dérèglement que j’ai trouvé une issue. Pas celle qui me mènerait vers un champ d’azur au blé qui lève, pas encore celle des mots qui s’inscriraient en lettre de feu, non, juste celle qui m’offrirait un souffle de vie, un oxygène pulsant des sentiments dans les terres en jachère de mon cœur qui s’éveillait.

J’avais eu la peur au bout des doigts des siècles auparavant. La petite fille de laine m’avait enfermé dans son cloaque, un cachot pour volatiles, et j’en avais pleuré d’être si peu homme et pas encore fini, un simple bâton de maréchal brisé, une décoration salie de la fiente des pigeons. J’étais terrorisé mais on survit à la terreur, il n’y a que la mort pour être sans partage. Elle ne voulait pas de moi.

Mes chemins de la liberté dévorés trop jeune donnaient sur la geste héroïque d’un homme de désespoir en train de s’enfoncer cette lame dans sa paume. Elle s’est gravée, sublime, comme si de la folie pouvait naître la sagesse, de la peur, la sérénité. Le plein de la chair contre le fil de l’acier, le vide de l’espoir offrant enfin un angle d’attaque pour vaincre le néant. Il m’a accompagné cet homme, et mille fois, ce couteau rédempteur venait signer un bail avec l’espoir, solder les comptes de la mémoire. J’ai accepté de lever la tête, de hisser mon pavois, d’être mon porte-voix. J’ai parlé à m’en saouler pour ne pas entendre le silence. Le bruit m’était devenu indispensable, il me permettait d’entendre cette musique qui montait de mes entrailles et d’en saisir le tempo. Je pouvais discerner la marche du monde, je savais lire derrière les murs sans paroles et recueillir le sable sous les pavés.

Ma première nuit d’homme sent le Skaï, après-midi de frayeur, la femme mûre désirée aux années lumières de mon inexpérience. Elle se sent mortifié de m’avoir légué la peur et aspire à faire de moi un homme, c’est déjà du passé. Elle brise le cocon qui me protège et j’hérite d’un monde de fureur où les sentiments peinent à se dévoiler. La jalousie morbide et la porte si peu fermée me laissent en émoi, pantin désarticulé et je sais qu’il me faudra vivre avec, le restant de ces jours qui m’apparaissent comptés. J’ai bondi, fuit la promiscuité et suis devenu arrogant. J’avais aussi des exigences et mon corps assoiffé, ses propres cicatrices.

Je reviens de Moscou. En juillet de l’été dernier, il me fut proposé de me rendre à Vologda pour un baptême dans l’eau d’un lac perdu aux confins du Nord. Janvier des Rois Mages. Une route droite et verglacée comme un trait d’union entre le rien et le tout. Une datcha sur un piton, un sauna, une sente qui mène vers ce trou obsédant creusée à même la glace épaisse qu’il faut sans arrêts briser. Deux silhouettes emmitouflées tels des cosaques s’en occupent et nous regardent goguenards. Il fait –37° et le ciel étoilé compose une voûte translucide que les ombres blanches de cette étendue peignent d’auréoles blafardes. Le rite des eaux glacées, purification et mortification, dans ce froid qui paralyse et brûle les poumons, j’ai posé un pied nu dans l’eau noire, je me suis glissé dans cette matrice et j’ai hurlé des mots inconnus. Texture épaisse d’une substance chargée de givre, bise qui serti de perles les gouttelettes qui se solidifient en s’agrippant aux cheveux, aux poils, à la peau qui devient râpeuse et perd sa sensibilité. Entre la chaleur du froid et la froideur du chaud, il n’y a plus de frontières, une simple ligne de partage qui nous maintient en équilibre dans l’éther. Désincarné, je vais m’extraire, mes jambes ripent contre les congères accumulées, je sens sous la plante des pieds, une vrille s’insinuer et je cours, nu dans la nuit et le froid polaire, et j’oblige mon corps à se mouvoir, chaque partie indépendante se révolte, chaque centimètre de mon épiderme m’interpelle, il n’y a que le mouvement pour me sauver. C’est ce que j’ai aimé dans cette épreuve. La preuve que mon salut vient de ma capacité à m’affranchir, à franchir les frontières. J’étais heureux et si fier de l’avoir réalisé, me vaincre, m’offrir le luxe d’une conquête inutile sur mes angoisses, dérouler la partition d’un héroïque et absurde défi contre moi-même.

Ils m’ont salué, nous avons bu et mangé, des toasts en rafales avec des discours célébrant ma vaillance, mon amour pour leurs rites et la culture des autres, de ceux qui se cherchent une direction parce que leur état n’a pas de limites. Je suis devenu un des leurs, l’espace d’une fraction, entre la vaillance et l’inconscience. Cela a du bon, c’est un onguent que l’on utilise trop rarement sur les lèvres des peines qui tourmentent. Et puis, je suis allé dormir, ivre de tout, mais le matin ne m’a pas changé, j’étais toujours le même, j’avais accompli tout cela pour rien, c’est dommage.

J’aime bien me mesurer. Les limites des autres m’importent peu, c’est mes propres peurs qui m’intéressent. Les médailles ne comptent pas. Courir contre un record, c’est s’inscrire dans la logique de ceux qui font les lois, ils sont si vains de vous reconnaître un quelconque pouvoir que l’inanité de ces efforts crève les yeux. Courir pour perdre haleine, nager pour transpirer dans l’eau, voler pour avoir peur. L’enjeu est à la mesure de notre vacuité, le néant est si concret.

J’ai souvent voyagé. Par goût, par occupation professionnelle, par désespoir et parce que l’ailleurs offre des refuges inespérés. C’est dans la nature de ma génération d’avoir reculé les frontières et balayé les différences pour mieux s’en pénétrer. L’espace se réduisant, la vitesse acquise dans nos civilisations nous autorisait à nous affranchir et bondir pour une fuite sans dommage. Toujours plus vite, toujours plus loin, on peut se mouvoir quand les racines sont solides.

Les chemins de Katmandou, bien avant les sentiers qui sillonnent les plateaux d’Anatolie, menaient toujours vers le centre de nos dérives. Impatience d’une société qui ne nous avait pas appris la patience. L’exotisme se paraît de toute les vertus, comme si de rencontrer les autres nous permettait de croire en nous et de nous oublier. Certains produits empruntaient ces routes de la soie. De la résine, des feuilles hachées menues, elles complétaient le voyage en cassant vos portes de la perception. Ce n’était pas du jeu, il n’y a pas de rythme dans le voyage intérieur, c’est une prison dont on ne s’évade pas, ou alors par le mort fatale, celle qui vous nie. La danse létale peut vous attirer, elle vous laisse exsangue, sans ressources et bien plus démuni qu’à la naissance.

Au sommet de l’Etna, j’ai observé, du refuge des philosophes, jaillir la lave dans un bombardement de pierres rougies, l’odeur du soufre âcre, le tremblement convulsif de la terre. Forces démoniaques provoquant une excitation et un embrasement de tous les sens. Il m’en reste la perception de notre petitesse, ce spectacle fabuleux de la terre en colère, ce gigantesque opéra tragique d’un monde qui nous dépasse en nous méprisant. Une équipe de cinéastes australien filmait la scène. Un homme, l’œil vissé à l’objectif de la caméra, saisissait en direct du rebord du cratère, les spasmes de la nature. Un autre, derrière lui, guidait ses pas et lui permettait d’éviter les bombes que crachait le volcan. Il y avait la beauté de la mort dans leur jeu sanglant. Couple solidaire, l’œil de l’homme pour autoriser l’œil de la machine, chaque erreur se réglant en prix d’une vie. Il y avait la grandeur du dérisoire dans cet effort de figer la révolte de notre planète. Le filet sanglant de la lave s’est transformé en fleuve débordant, la coulée rouge s’est emparée du sommet, se déversant sur la pente dans notre direction. Nous avons été évacués. Autre refuge, à l’écart des stries venimeuses qui attaquaient le sol fumant. Une femme est passée. Je sais que je l’ai désirée, dans son regard fou, l’impatience brillait. Nous avons communié à même le sol brûlant, arrachant nos vêtements pour se glisser dans la peau de l’autre. Sans désir mais avec rage, le temps d’un soupir de la terre, d’un rictus de la montagne en fureur.

C’est comme le soleil se levant dans le grand erg du sud du Maroc. La nuit, dans nos 4/4 brinquebalants, les pinceaux des phares balayent des pistes poussiéreuses qui s’enfoncent entre d’immenses dunes pétrifiées par la lumière des étoiles. Il fait froid. Marcher dans le sable, les pieds toujours plus lourds au fur et à mesure que l’on grimpe vers le sommet. Déjà une vague lueur prémonitoire et soudain une clameur jaillit de nulle part, de partout. Un rayon vient percer la nuit, les gorges hurlent des encouragements. Le soleil est revenu de l’enfer. Il est en train de crever la chape de plomb qui nous oppresse. Il va réchauffer nos cœurs. Dentelures crénelées, les masses sableuses dressent des silhouettes fantomatiques qui jouent avec la clarté d’un jour naissant. C’est beau comme la naissance d’un enfant, c’est pur comme l’aube de l’humanité. Imaginer être éternel pour avoir vu ce soleil nous tutoyer.

Il y a la beauté des lieux, l’orgueil des sites, la majesté des paysages de couleurs mais que sont-ils sans les hommes qui l’habitent, sans les femmes qui peuplent ses rêves ? La magie des yeux de rencontre, des voix qui se cherchent, la sensualité trouble des désirs non exprimés que les codes enferment dans des interdits. Je me souviens du regard de jais de cette Libyenne voilée qu’un haïk dissimulait pour mieux la dévoiler. Elle était belle, elle aurait pu être ma mère de douceurs. Je voyais distinctement ses pupilles noires accrochées à mon regard. Nous avons communié, nous n’étions pas dupes, dans le désir de chair, dans l’impossible fusion de nos êtres. Tout aurait dû nous séparer et sous sa gandoura de laine, un cœur palpitait qui ne battrait jamais pour moi. Battait-il seulement pour elle ?

Dans le sud libyen de ces années de conquête verte d’un dictateur au faîte de sa puissance, le projet fou d’un barrage dans le désert engloutissait des sommes d’argent qui s’évanouissaient sous le soleil caniculaire. De ce ruissellement d’une eau trop rare devait naître une prospérité impossible et le jaune dénudé des ergs se teinter du vert de l’herbe de l’espoir. C’est comme toutes les chimères de l’homme quand il transgresse les lois de la nature. Il ne sait pas que le prix à payer dépasse largement ses capacités, il n’est qu’un jouet dans les bras de la nature qu’il veut contraindre et asservir. Pourtant les vestiges romains de Leptis Magna auraient dû le mettre ne garde. On ne peut vaincre les forces de l’ordre éternel, on peut les provoquer mais jamais l’emporter. Il faut parfois rester humble et courber l’échine devant le vent. Il y a trop d’orgueil en nous.

La fête des lumières de Chien Maï réuni des millions de Thaïlandais qui vont se percher le nez dans les étoiles pour communier. Ils expédient dans les cieux des ballons que la flamme d’une bougie fait grimper en tremblotant au gré du vent et chaque ballon emporte une âme vers son créateur. Ces milliers de flammes fragiles peuplent la voûte d’une fresque magique. Arrivés en bout de course, le papier devient incandescent et une torchère zèbre le ciel, striant la nuit constellée de points lumineux. Sur l’eau, des barques de bois minuscules s’écoulent au long du fleuve qui paresse dans la ville. Chaque embarcation porte une bougie qui miroite dans l’onde nonchalante. A terre, des pétards crachotants, des fusées sifflantes, volent d’un groupe à l’autre sans que jamais le bruit ne cesse. Cette fureur subite vient sans doute en compensation de la douceur affectée de leur caractère égal. Les Thaïlandais prennent le temps de réfléchir avant de laisser leur émotion s’exprimer. Ils en contrôlent chaque expression, chaque facette jusqu’à arborer ce visage lisse et impassible qui nous heurte tant. Beauté des femmes, yeux en amande, silhouette gracile, taille fine et seins menus. Elles ont une sensualité trouble et pratique le sexe comme si c’était quelque chose de normal et de simple. Elles vous offrent leur corps comme leur sourire, sans y prêter vraiment attention, jusqu’à ce qu’un rire cristallin monte dans leur gorge en vous libérant de vous-même. Contact des doigts sur vos chairs, chaque parcelle de votre corps aux mains de l’inconnue et les tensions qui s’évanouissent dans le trouble qu’elles font jaillir.

Le voyage intérieur n’est pas possible. Il se confronte à l’infini d’un départ éternel. Venir pour repartir et n’entrevoir qu’une lucarne parce que le temps n’a pas de prise sur le mouvement. C’est une équation que l’homme ne peut résoudre, il lui manque une clef, le don d’ubiquité, être ici et ailleurs en même temps, pouvoir comprendre et se détacher, adhérer et se détacher. C’est le sort du voyageur d’appréhender que la beauté n’est perceptible que dans son absence. A peine touchée du doigt, elle s’évanouit et disparaît. Il reste seul avec son histoire. Il n’y a pas de règles, que des situations vécues, des moments de vérité, des instants partagés par le seul bonheur d’être présent et qui s’évanouissent dès que la réalité réclame son dû, le départ, le retour, la fuite en arrière afin de retrouver la cause même de son exil.

Un jour, j’ai pris mon vélo. Je l’ai chargé d’une tente, d’un duvet, de mes vêtements de rechange, des outils qui ne servent à rien puisque je ne sais pas les utiliser, de quelques médicaments et d’un livre d’Alexandre Dumas, épais sur papier fin pour en diminuer le poids. Je me suis baigné dans l’Adriatique, aux portes de Venise et j’ai commencé à pédaler. J’étais si lourd, de tout et de ma graisse. Par Tarvisio j’ai gagné l’Autriche. Les vallées alpines d’est en ouest coupent cette route qui mène du sud au nord vers mon objectif. Je pédalais avec deux amis, et nous avancions dans la solitude de l’épuisement. De 7h à 18h, ligotés à nos machines de torture, sans possibilité de casser le rythme parce que nous l’avions décidé, nous avons sué, braqué nos bécanes, hissé le long des pentes nos carcasses grinçantes. Le 5ème jour, nous avons traversé le Danube, juste avant une côte de 10 km aux pourcentages insoutenables, j’étais si fier. Par la République Tchèque, Telc, Hradec, petites villes pimpantes et accueillantes, nous avons gagné les monts de Bohème pour pénétrer dans une Pologne sombre, noyée de pluie, un vent contraire s’escrimant contre notre progression. Litanie de km, 140, 150 par jour, les muscles raides du petit matin, la douleur qui s’estompe pour revenir en force par vagues incontrôlables, les heures infinies jamais terminées au fur et à mesure que les distances s’étirent et que la Baltique s’approche.

Le plus surprenant sans doute est cette aptitude naturelle à plier son corps à sa volonté. Chaque lever une calvaire, chaque coucher une libération teintée de l’angoisse du lendemain. Et pourtant, dans cette symphonie de sensations déchirantes, la griserie de percevoir son propre corps se façonner, s’affiner, maigrir de cette surcharge des années de chair. Toucher cette plaque de Gdansk et se sentir enfin maître du temps et de l’espace. C’est alors l’heure du retour, il ne reste que les souvenirs dans le cœur de l’homme et les stigmates dans la chair pour se souvenir que cela fut.

Le travail reste une valeur sûre, du moins, c’est ce que l’on imagine et qui nous est transmis dès la naissance. Réussir, faire des études, oser et s’engager dans une société dans laquelle notre place naturelle est à conquérir. J’en ai fait l’amère expérience. J’ai grandi dans ces certitudes qu’un mois de Mai ont fait voler en éclats. Et si l’aliénation provenait de cet esclavage, de ce conformisme qui nous ligote et nous occulte l’horizon ? Nous nous sommes révoltés et rien n’était trop beau pour notre soif d’abattre les idoles. Nous avons oublié le poids des habitudes, les peurs du lendemain et léguons à nos enfants un monde déchiré qui leur refuse tout espace, une place pour quel soleil de minuit ? J’ai un fils qui perçoit 1042€ de salaire et qui pour cela s’est battu vaillamment en obtenant un bac+5 avec mention. Il est chargé de la communication et du marketing dans un club professionnel et se sent méprisé par le seul fait de dépendre encore à 28 ans de cette dernière vague du baby-boom à engranger les prébendes des années glorieuses. Je sais que je l’ai trompé, je sais que nous offrons un monde imparfait à cette génération que nous avons engendré de ne savoir que faire de nos rêves avortés. Je contemple les dégâts, ce champ de ruines dans lequel errent nos enfants, et je me demande pourquoi c’est ainsi. Que s’est-il donc passé pour que nous nous trompions avec autant d’assurance et offrions un tel univers à la génération qui a succédé à la notre ? Nous ne pouvons que nous en vouloir, c’est nous qui l’avons façonnée cette société inique où les vieux ont le pouvoir d’empêcher les jeunes de grandir et de se faire une place au soleil. Ils ont tout à portée de mains, dans les étals débordants des supermarchés de la consommation, dans les travées regorgeant de la révolution technologique, dans les miracles d’une informatique qui envahit l’espace de la vie, mais ce tout est un mirage et leur colère déborde, je les comprends si bien, mais cela ne les aide point.

J’ai travaillé jusqu’à m’user. Pour une génération qui méprisait le travail, nous avons rompu nos échines devant les lois sacro-saintes de l’économie moderne et remonté nos manches pour obtenir par le salaire ce que nous ne pouvions conquérir par la révolte. Casser le moule et les protections si maigres de nos anciens. Libre circulation, abandon des conforts, dérégulation sauvage, culte de l’engagement, participation volontariste, jusqu’à cette productivité devenue mère de toutes les économies et qui fait ployer d’une semelle de plomb les ailes de la créativité. Monde ouvert enfin, pour mieux nous emprisonner. Mais c’est nos enfants qui en paieront le prix et solderont de leur misère le fait que les plus riches s’enrichissent toujours plus devant les plus pauvres qui se paupérisent.

Des heures à rêver, nous en avons passé. Mais pour quel résultat ?

L’âge avance et les chemins sont de plus en plus tortueux. Il reste des miettes de ce banquet auquel notre naissance nous a invités. Reliefs de ces voyages qui rythment nos congés, femmes croisées qu’une libération du corps autorisaient à partager toutes les formes de renonciation, jouissances sans conscience pour les aventuriers sans lendemain. On a puisé dans l’arsenal des plaisirs fugitifs en espérant gommer la fuite du temps, en refusant de lever la tête pour comprendre le monde. Images dorées de nos nuits fauves. Cris et gémissements, lèvres pourpres mordues du sceau de la violence, spasmes d’une petite mort sans avenir, sueur toujours et aubes blafardes.

De ce chapelet où chacun cherchait sa place, il ne reste que la fresque dérisoire d’une humanité d’infortune. Mauriciennes parées de couleurs et de senteurs, elles sillonnaient ce marché de Port-Louis en déhanchant leurs fesses comme une invitation à un voyage mystérieux. Black aux yeux de chat, je me souviens d’Amalvis, ma cubaine du social club de Trinidad. Son corps imposant qui me guidait dans cette salsa d’un orchestre qui jouait à même la terre battue, son sourire qui lui mangeait le visage devant mes efforts malhabiles pour la suivre en cadence, et la beauté de ses yeux qui me suivaient avec tout l’amour qu’elle m’offrait en partage. Cette allemande qui me prit par la main une nuit de tempête et me guida vers la félicité avec le naturel de celles qui savent que l’origine du monde est entre leurs cuisses accueillantes. Une Italienne de passion, à l’âge où rien ne peut s’opposer à la volonté farouche d’en finir avec la puissance de l’homme et qui se donne avec désespoir pour accomplir un rite païen et en finir avec le machisme en le subissant.

Des cœurs qui enchaînent, des sentiments plus palpables que les sens à fleur de peau qui provoquent les ruptures. Magma de visages que le temps délave, j’ai oublié leurs noms, leurs professions, qu’elles étaient si belles, qu’elles donnaient au monde un peu de certitude parce que je ne savais pas regarder et que j’imaginais la vie éternelle. Il reste quelques vagues nuages.

L’amour décliné sous toutes ses formes, l’amour déclinant au fil d’un temps d’usure. L’amour comme une thérapie, une nécessité, un espoir et trop souvent un tout qui ne veut rien dire, qui ne peut combler le vide intérieur. Passage obligé vers la vieillesse, remparts contre les frayeurs de la nuit opaque, pulsions que le cerveau libère et dont il se repaît sans vergogne. Un jeu d’effets pervers. S’oublier dans son plaisir pour ne pas contempler la mort au travail, se perdre dans des bras d’infortunes afin de dénicher une vérité éphémère. Qui sommes-nous donc pour tant craindre le présent et ne pas oser le regarder ?

Je continue mon périple. Je sais que les chemins sont multiples qui me guident vers l’agonie de mes idéaux. Je n’en assume ni les causes, ni les conséquences. Un jour, je cesserai de penser aux autres et contemplerai les ruines fumantes de mon univers. J’ai peur d’avoir à partager cette vision avec ceux qui me sont chers, j’aimerais tant les protéger et leur offrir un asile définitif. Je n’y peux rien, je ne suis pas dieu, je ne crois pas en lui, je ne crois qu’en l’homme même s’il me désespère.

Alors je cherche encore et toujours mon chemin. Je sais pourtant que si je ne l’ai pas trouvé, c’est qu’il n’existe pas. J’en ai tant suivi que je suis las de m’efforcer à les parcourir. Mais il me reste du temps, un jour peut-être, je pourrai vous regarder dans les yeux et vous dire : -Je vous ai suffisamment aimé, je peux enfin renoncer à vous séduire. Ce jour-là, je n’aurai plus besoin de cheminer sur les entiers de la vie. Vous me manquerez, je le pressens, mais c’est ainsi, chacun doit jouer sa partition, chacun doit trouver sa voie, chacun est prisonnier de ses peurs… Nos routes mènent toutes vers le seul point que nous partagions, la mort impatiente. Et celle-ci se moque des chemins qui mènent vers elle.

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Marcelle Duval

Publié le par Bernard Oheix

 Une histoire à naître, entre la vérité et la fiction, avec si peu d'imagination à avoir... Ecouter ces cassettes endormies qui gisent dans une boîte de chaussures et partir sur les pas de cette petite vieille qui avait toujours été si vieille mais dont l'existence se confondait avec ma propre enfance, l'âge de tous les possibles, de l'innocence et de la cruauté. Rendre la vie à la mémoire afin de dévoiler les secrets d'un monde qui s'évanouit. Alors, ces quelques lignes pour ma fille, qui l'aura si peu connue, et pour l'humilité de ces femmes qui ont forgé la modernité de leurs larmes ! 

 

                                                     Chapitre I

 


 

 

J’étais très jeune, très belle et très naïve. Mais la  jeunesse s’est envolée si rapidement. A dix ans, je travaillais 14 heures par jour dans une blanchisserie dans la promiscuité des adultes, cela n’autorise pas les rêves. Un homme a croisé ma route, le premier, et dans ma chair, la conséquence d'un plaisir qui s’était refusé grandissait en chassant mes dernières illusions d’une enfance volée. La beauté, je la possédais dans ce corps que le miroir me renvoyait, dans le regard des hommes qui s’accrochait à ma silhouette. Je ne l’ai jamais vraiment comprise. Mon reflet me dévoilait une image qui me semblait étrangère. J’ai cherché à la déchiffrer, j’observais chaque grain de ma peau, chaque contour de mon visage mais je m’y suis perdue. Je n’ai pas su lire mon destin dans les courbes de mon corps. Et puis, je n’en voyais que les défauts, on m’a si peu appris à m’aimer. Il me restait la naïveté. Celle-là, elle m’a accompagnée tout au long de ce siècle, elle m’a permis de survivre, elle m’a protégée de moi-même, même si le prix à payer a été celui de ma vie avortée. Une vie pour rien, une vie au rabais, une vie comme tant d’autres plongés dans le siècle des horreurs et qui survécurent pour être la mémoire de la folie des hommes. C’est cela mon histoire, un rien entre tant d’événements qui ont permis à l’homme de s’émanciper de sa terre, d’aller dans l’espace, de conquérir la planète et d’oublier sa part d’humanité en forgeant son malheur. Je suis si vieille mon chéri, si usée, que la délivrance ne saurait tarder, désormais. Je n’ai pas peur de la mort, je l’attends sans impatience, j’ai tant soldé de vies que la mienne n’a plus d’importance. Mon parcours s’achève et je n’ai toujours pas compris pourquoi j’ai vécu si longtemps. Il y a tant de morts qui m’entourent que je ne suis plus vraiment vivante. Je leur appartiens déjà. 

 

J’ai coupé le magnétophone, retiré l’oreillette. Cette voix me poursuivait depuis des années, depuis la vision de ce visage figé par la mort dans un lit d’abandon, depuis que j’avais décidé d’enregistrer cette vieille dame qui avait été ma grand-mère pendant  les 40 ans de ma vie où je l’avais côtoyée. L’avais-je vraiment connue, l’avais-je suffisamment aimée pour lui offrir de survivre par-delà les nuages ? Qui était-elle, comment avait-elle survécu à deux guerres, à la maladie, à la misère, à l’amour  durant près d’un siècle ? J’étais la trace vivante de son acharnement à exister, le produit d’une chaîne qui la précédait depuis la nuit des temps, quand l’homme se redressait pour devenir le maître du monde, forgeait son langage, bâtissait des maisons et cultivait la terre afin d’assurer sa survie et celle de sa progéniture. Une somme gigantesque de pleurs et de rires, de drames et de quotidien, une parcelle vivante de cette humanité en marche forcée vers son destin. Elle en était l’apogée, née dans la boue de ce XXème siècle pour finir à l’aube du troisième millénaire.

 

Un iguane s’est rapproché en se dandinant. C’est un reptile saurien que l’on trouve en Amérique et à Madagascar. Sa queue traçait un sillon dans le sable blanc réfléchissant le soleil de la mer des caraïbes qui venait s’échouer sur la grève. Sa tête dodelinait, ses deux yeux observaient cet étrange animal que j’étais, allongé sur la plage naturelle d’un lagon à l’eau azur translucide. Il s’est arrêté à un mètre de moi. J’avais encore les inflexions de la voix de Marcelle Duval dans la tête, ces phrases qu’elle prononçait en chantant, la lucidité aiguë d’une vieille dame en équilibre sur le fil de la vie, contant à son petit-fils la grande histoire de la petite, la réalité que les livres d’histoire ne peuvent cerner, la vie quotidienne dans le ventre mou de ce siècle. Je venais de terminer les huit cassettes de deux heures et l’iguane émergeait de son taillis, enchevêtrement de cocotiers, de palmiers et de buissons épineux, sa crête dorsale érigée d’épines, des fanons en bourrelés autour de sa gorge. Il était le modèle réduit de nos cauchemars d’enfance, ces montres préhistoriques qui venaient perturber nos nuits en dérangeant nos certitudes. Il s’interrogeait sur ce monstre apparu dans son univers et derrière ses dards dressés sur son dos en une corolle menaçante, ses pattes recourbées, les mouvements lents de son torse, je me sentais le prédateur humain de cette nature que nous avions à jamais déflorée, je me percevais comme l’étranger en train de salir les derniers lambeaux d’une planète à l’abandon. Nous avions échoué à construire un monde harmonieux, nous allions réussir à condamner les derniers vestiges de cette planète, à en faire ce tas d’immondices définitives que nous lèguerions à nos enfants. Tout s’était déroulé en si peu de temps, un claquement de doigts, une fraction infinitésimale à l’échelle du monde et plus rien ne pouvait être réparé, plus rien. Le temps des illusions était bien terminé pour Marcelle Duval comme pour sa fille, pour ses petits enfants comme pour les enfants de ses petits enfants, pour tous ceux qui avaient espéré que le progrès offrirait un avenir radieux au monde des êtres humains. 

L’iguane s’est encore approché, j’ai ressenti son souffle inquiet, ses yeux fureteurs, il m’a touché la cuisse de sa queue battante et je n’ai pas eu peur, j’ai juste perçu le souffle de la vie monter de cette nuit soufrée dont il émergeait. J’ai communié avec le passé infini pour conjurer l’avenir trop précis. L’espoir refusait de mourir et j’ai décidé d’écrire cette vie de rien d’une femme commune. Loin des décorations, des ors et lumières, loin des mausolées, je me suis promis de hisser son oriflamme afin que sa mémoire trouve sa place dans les sillons de l’humanité. Elle existait bien malgré tout, malgré nous, tout autant que les puissants et les menteurs, ceux qui écrivent les pages dorées de l’histoire et ceux qui les réécrivent. Elle s’appelait Marcelle Duval, était née le 3 juillet 1905 par une nuit d’orage étouffant, dans les éclairs d’un ciel voilé, et avait décidé de vivre 100 ans de malheur et de solitude pour expier les fautes des autres. Ma grand-mère Marcelle Duval, aux yeux bleus délavés par toutes les larmes qu’elle avait versées qui auraient rempli un océan de son sel. L’iguane a geint comme un animal blessé. Il a ouvert sa gueule et ses dents insérées sur les bords internes des mâchoires ressemblaient à des crénelures menaçantes. Les pupilles de ses yeux roulaient dans leurs orbites. Sa langue est sortie de sa bouche et a léché ma hanche. J’étais immobile, pétrifié tel un roc. Nous avons communié, ensemble. Il a rompu le contact et s’est fondu dans la végétation, laissant un sillon derrière sa queue battante, m’invitant à suivre sa trace. Je me suis relevé, j’ai ressenti la brûlure sur ma peau des rayons du soleil, je me suis jeté à l’eau, une mer si chaude aux effluves salée, et j’ai nagé vers le catamaran qui m’attendait ancré paresseusement, dans l’anse de l’île de la …… Cuba flottait à l’horizon, des hommes buvaient du rhum, des femmes dansaient une salsa endiablée en remuant les fesses, le Che paradait sur tous les murs des bâtisses de l’île et je percevais maintenant le message qu’elle m’avait lancé dans ces nuits froides d’hiver, quand son crépuscule devenait tellement évident qu’elle se préparait à la mort comme elle avait toujours vécu : avec discrétion et sans haine, juste cette distance qu’elle avait toujours entretenue entre la clarté du jour et les ombres de la nuit. 

Cette vieille dame m’évoque irrésistiblement un ragoût de mouton mijotant dans un grand faitout de fonte, la buée qui perle, l’odeur qui monte dans cette vaste cuisine d’une maison accrochée aux pentes de Levens, un petit village de l’arrière pays niçois où elle avait élu domicile à la perte de son entreprise de broderie. En 1958, pour cause d’une cuti mal virée, elle m’avait accueilli pour 6 mois d’école au grand air de la montagne, cure indispensable pour m’armer contre la tuberculose et toutes les maladies qui guettent les enfants, une poignée d’années seulement après la fin de cette guerre dont les traces étaient encore visibles dans les yeux des adultes. Aller à Levens à cette époque était une vraie expédition aux yeux d’un gamin de sept ans. Le train à la vapeur noire en panaches de Cannes à Nice, le tram avec les éclairs du caténaire pour la gare routière et le bus grinçant et brinquebalant qui fonçait dans un nuage de poussière vers les gorges de Tourettes, accédait aux plateaux et venait finir au pied du village perché sur un piton rocheux avant de plonger vers la Vésubie en emportant sa cargaison de voyageurs et de colis.

Avec le recul, je m’aperçois qu’elle était jeune, à peine plus âgée que moi aujourd’hui, pourquoi donc en ai-je le souvenir d’une vieille dame, les cheveux blancs maintenus par un foulard noir, la peau ridée, les lunettes perchées sur le bout du nez ? La mémoire est traîtresse pour celui qui n’a pas d’âge et qui assiste à l’usure du temps sans  repères. C’est ainsi, une petite vieille s’acoquinant avec un petit-fils inconnu, qui partage les longues nuits sans télévision, l’après-midi des jeudis sans école, le dimanche de la toilette et des beaux habits pour une glace sur la place du village. Elle émergeait d’une opération du sein, un cancer traître qui la laissait mutilée, conséquence, il fait nul doute, d’une somme de malheurs et de drames qu’elle devait solder avec sa chair.

Je me perchais sur une grande chaise et je la regardais penchée sur sa machine, concentrée, ses pieds lançant le balancier pour entraîner le moteur, ornant des tissus blancs de macarons de couleurs, dessinant des symboles abstraits, mélangeant les fils chatoyants pour peindre des rosaces, des inscriptions ésotériques, des motifs qu’elle reproduisait à la chaîne pour l’entreprise Lauvergeon dont elle était une petite main exilée dans la montagne. Tâcheron attaché à sa machine à coudre, elle remplissait les heures du bruit chuintant de son aiguille perçant les étoffes. Parfois la nuit, je m’éveillais d’un cauchemar violent au balancer cadencé de ses jambes, au sifflement de l’aiguille argentée mordant le tissu qu’elle tournait avec ses doigts pour effectuer ses desseins abscons. C’était rassurant, la veilleuse du couloir, le bruit familier, je pouvais me rendormir alors et elle continuait des heures durant pour quelques sous le motif, afin de vivre, sans se poser de questions, comme si les choses les plus naturelles sont celles qui n’ont aucunes réponses. Je ne me rendais pas compte de cette solitude, je ne savais pas le prix de la vie, j’étais si jeune, ce n’est que bien plus tard que les évidences sont nées, trop tard.

 

C’est en 1995 que j’ai décidé de la faire parler de sa vie dans le but avoué d’écrire son histoire pour mes enfants, ses arrières-petits-enfants. Mon fils avait 17 ans et la connaissait suffisamment pour en conserver un souvenir précis. Par contre, ma fille, du haut de ses 11 ans, me laissait craindre que sa fin prochaine gommerait l’image de cette petite vieille enfermée dans son deux pièces du "Ranchito" à Ranguin, la banlieue de Cannes, qu’elle couperait ce lien ténu qui court de génération en génération et tisse des souvenirs que les adultes entassent dans les cases de leur mémoire, apparemment inutiles, mais si présents quand le besoin s’en fait sentir et qu’il s’agit de se raccrocher à une réalité qui nous dépasse. Etre au cœur pour ne pas avoir peur des marges, s’agripper aux racines pour ne pas se laisser emporter par la tourmente de la vie. Je sentais l’usure irrémédiable de cette femme qui avait borné mon horizon du plus loin que je me souvinsse. Je ne pouvais imaginer qu’elle se fonde dans le néant et qu’aucune trace ne nous resterait, que son propre passé s’évanouirait, que la fin d’une vie impliquait la fin d’une histoire. Je voulais qu’un jour, par la magie de ses mots volés, elle renaisse, même fugitivement, même artificiellement. Il me fallait ses mots pour le dire, sa musique comme partition.

Je lui ai expliqué ce que je voulais faire. Elle a eut l’air gêné, trop d’attentions sans aucun doute pour celle qui se noyait dans le paysage ambiant et n’apparaissait que fugitivement, le jour des anniversaires et des fêtes réunissant la famille, déjà presque momifiée dans ses souvenirs arrachés comme pour la faire exister malgré elle. Des moments de plus en plus rares, au fur et à mesure que le temps créait des vides entre les membres de la fratrie. Eloignements, ruptures, décès, compensés par quelques maigres naissances comptées parcimonieusement. La vie moderne de cette deuxième partie du XXème siècle faisait exploser tous les codes en vigueur, impitoyable logique d’une société aspirée par le mouvement, où tous les repères se brouillait dans la confusion et l’extrême frénésie d’une consommation à tout crin et d’un univers laborieux aux règles volant en éclats. Nous l’avions enfin dans les mains cet avenir pour lequel nous nous étions levés en masse, nous étions la génération soixante-huit et l’avenir nous appartenait. Mais à qui donc appartenait le passé, celui-là même devant lequel nous avions fuit avec tant de rage et de détermination ?

 

J’ai grimpé les deux étages qui l’empêchaient désormais de sortir. J’ai sonné au carillon et j’ai entendu sa voix qui annonçait son arrivée. Elle s’était pomponnée, robe gaie à motif de fleurs et collerette en dentelles, cheveux blancs bien tirés, lunettes sur le bout du nez. On percevait derrière les outrages imposés par les années, toute la noblesse de ce port altier, la vivacité de ses yeux. Elle avait une grâce naturelle, une élégance toujours évidente, la marque de cette distance qu’elle avait maintenue contre vents et marées et qui lui avait permis de dépasser les rides qui lui dévoraient le visage, un dos légèrement voûté, un ventre ballonnant. Elle avait tout cela aussi, et les yeux rougis, et un duvet sur la lèvre supérieure, mais elle restait belle même pour un inconnu. Elle pouvait représenter cette grand-mère que chacun gardait dans son cœur, enfermait dans ses souvenirs et refusait de voir disparaître. C’est ce que je venais accomplir.

 

J’ai sorti mon cahier à spirale, un 7 conquérant vert acheté pour l’occasion à la papeterie de La Bocca et j’ai posé, soigneusement alignés, un crayon et une gomme à côté. Puis j’ai branché le petit magnétophone à une prise du salon et installé le micro sur son trépied. Elle restait debout en me regardant. A ma grande surprise, elle était toute intimidée, se dandinant d’un pied sur l’autre.

 

-Tu sais, mon grand, j’en ai pas dormi de la nuit. J’ai peur de te décevoir. Tu penses vraiment qu’il faut le faire ?

-Mamy, je t’ai tout expliqué. Il faut juste que tu me racontes du plus loin que tu t’en souviennes, l’histoire de ta vie, les événements marquants, tes amours et tes peines, le travail, tes amis, les guerres que tu as traversées, des anecdotes aussi. Tu verras, cela va aller, il faut juste que tu te détendes, laisse-toi faire.

-Mais j’ai peur de ne pas me souvenir, de tout mélanger… Et puis cela ne peut intéresser personne, ma vie a eu si peu d’importance !

-Elle en a pour moi, elle en aura pour ta petite fille quand elle lira ta biographie. Tu as traversé tout le siècle. Tu es née en 1905, à l’aube du XXème, on est à son crépuscule. On va rentrer dans le XXIème avec toi, on le verra ensemble, je te le promets et tu verras ton arrière-petite-fille dévorer l’histoire de Marcelle Duval.

-Tu es gentil de me mentir. Je n’y crois pas, cinq ans, c’est une éternité à mon âge, mais bon, j’ai essayé, tu pourras toujours lui faire écouter les cassettes !

 

Elle s’est assise en face du micro et à ma grande surprise, a sorti un petit carnet de sa poche. Elle a vu mon étonnement et j’ai entendu ce trop rare rire cristallin, le regard en coin, qu’elle dispensait quand elle était particulièrement contente d’elle.

-Et alors, j’ai travaillé moi-aussi. Je note ce que je dois te dire depuis deux jours, au moins je ne tomberai pas en panne de souvenirs ! J’ai encore toute ma tête ! 

 

J’ai enclenché la touche d’enregistrement et c’est ainsi que tout a commencé. Nous avons réalisé 16 entretiens d’une heure à raison de deux par semaine. C’était largement suffisant pour ses forces déclinantes. Au bout d’une face de la cassette, je sentais sa tension, l’effort que lui imposait cette plongée dans sa mémoire. J’arrêtais systématiquement à la fin d’une face, quand bien même elle souhaitait continuer. Pendant que je rangeais le matériel, elle me préparait un verre bien frais de citronnade et en aparté, revenait sur certains des aspects qu’elle avait développés. Dire que ces moments furent magiques est une évidence. Elle se livrait totalement, sans affectation ni complaisance. Elle conservait une mémoire étonnante concernant les dates. Autant elle était capable de citer des jours précis, autant parfois, l’ordonnancement des événements se brouillait en elle. Nous reconstruisions alors patiemment, ensemble, grâce à mes notes, et je sentais son soulagement quand nous retombions enfin sur une cohérence qui la ravissait. Elle avait des sourires de petite fille en parlant de sa vie, elle aimait nos rencontres. Elle m’attendait à 17 heures et les rares fois où un retard quelconque me fit décaler ce rendez-vous rituel, je vis le soulagement se peindre sur son visage à l’ouverture de la porte.

Pendant deux mois, de mars à avril, nous avons partagé une complicité sans égal. Je n’étais plus si jeune pour m’illusionner, elle ne serait jamais assez vieille pour renoncer aux rêves. Tous les deux, nous cheminions sur ses traces, suivant sa mémoire fertile, au fil des années qui s’écoulaient en un accéléré avec des fondus au noir, des gros plans, des panoramiques, des personnages secondaires qui revenaient de séances en séances, des drames qui la plongeaient dans une langueur mélancolique, des fêtes et des bonheurs qui éclairaient son visage de sourires malicieux. J’aime à penser qu’elle se livra sans retenue, emporté par ce qui, d’un jeu, se transforma en  une course effrénée vers sa propre histoire. Je lui ai permis de renaître, d’aimer pour la première fois de nouveau, d’enfanter et de voir le monde à travers le prisme de sa mémoire. Ce fut mon cadeau d’adieu et je ne peux évoquer ses souvenirs sans ressentir un pincement au cœur, sans voir apparaître ce bout de femme tenace écartelée entre deux siècles, entre deux vies.

Les beaux jours sont revenus, le travail m’a aspiré, les notes reposaient dans le cahier vert à spirale, les cassettes dormaient en conservant cette voix chantante dans leur fibre, la vie continuait, éternelle, sans que rien ne semble pouvoir en perturber le déroulement. C’est la mort qui nous rappelle combien est fugitif le temps de l’espoir. Elle ne s’annonce pas, je le pressentais pourtant en entamant cette démarche, mais on ne vit pas avec elle, elle nous surprendra toujours, au détour d’une après-midi, quand rien ne doit déroger à l’ordre des choses et que tout paraît figé pour l’éternité. Il m’a fallut du temps pour le comprendre et tirer de ses mots cette histoire si vraie qu’elle en devient un chant, une ode à la mémoire retrouvée de ceux qui n’ont jamais eu de temps pour écrire leur histoire, de ceux qui ont vécu pour que les autres puissent continuer à espérer.

 

A suivre (?)

Alors, une histoire à naître ? Un récit à composer ? Pour qui d'abord ?
Les fils d'une histoire d'un siècle, du siècle de tous les paradoxes, de l'explosion de la science et de la technique à l'apogée de l'horreur et des crimes à grande échelle ? Pour quelle histoire donc, la grande des inconnus célébrés ou la petite d'une vie réelle anonyme ?
A vous de me le dire, à toi, Angela, de m'y inciter !

 

 

 

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Sur le fil

Publié le par Bernard Oheix

Tiens, tiens...

Une nouvelle. Cela fait un bon moment que je ne vous en ai pas proposée. Alors, pendant que  je suis en Crête, en train de profiter du soleil et de la mer chez mon ami Richard Stephant, une nouvelle pour les amateurs de tendresse et d'un monde d'harmonie.

Bonne lecture

 

Naître entre le premier et le douzième tintement de la cloche de minuit, le 31 décembre 1999, fait-il de vous un être humain du 2ème millénaire agonisant ou  l’acteur d’un monde nouveau en train de s’ériger vers la conquête du troisième millénaire ? Cette question m’a longuement taraudée tant elle me semble symbolique de l’agitation et du désordre que mon corps véhicule. J’ai bien tenté d’en savoir plus, interrogeant sans répit ma mère et mon père, j’ai envoyé des courriels au médecin qui m’avait accouché et à tous ses collaborateurs, j’ai enquêté auprès de tous ceux et celles qui avaient assisté à cette parturition suffisamment dramatique pour marquer les esprits et laisser un souvenir indélébile aux présents qui affrontèrent les affres de ma naissance. Tous sont formels, au douzième coup de minuit, l’ensemble des témoins oculaires peuvent vous confirmer que mon torse et les deux bras étaient à l’air libre et que seul mon ventre et les jambes restaient emprisonnés dans le ventre de ma mère. Ma naissance est donc bien intervenue au moment précis où le siècle bascule et je fais fi des polémiques sur le début du millénaire. Je suis bien né  à 0 heure de l’an 2000.

Je glissais naturellement de ce cocon qui m’avait abrité pendant de si longs mois, personne ne se doutant de ce qui allait arriver, à commencer par ce médecin de garde qui s’était ramené en catastrophe à l’appel du service de garde et qui, les mains tremblantes, tentaient de me saisir au passage en dissimulant son état d’ébriété avancée.

Il est vrai que j’avais surpris tout le monde en avançant péremptoirement la date de ma délivrance, à commencer par ma mère qui ne comprenait pas mon acharnement à venir au monde si rapidement et qui en découvrirait bien assez tôt les raisons, et à fortiori, ce médecin de permanence qui  avait profité  de la proximité d’un nouveau millénaire pour le fêter en l’arrosant abondamment.

Désirant en finir au plus vite et n’ayant qu’une connaissance très intuitive de mon environnement, tirant toute mon énergie de ce placenta qui me nourrissait, j’avais dans l’urgence de ce temps qui filait déjà si rapidement pour moi, décidé d’en finir avec les préliminaires et de naître in petto. Las ! J’aurais dû prendre quelques précautions, observer et capter les signes du dérèglement ambiant, mais j’étais jeune à l’époque et mon impétuosité n’avait d’égale que cette frénésie de vie qui bouillonnait en moi. A ma décharge, notez que je n’avais vraiment pas une minute à perdre.

Le médecin ne tenait pas l’alcool, il le savait pourtant, et quand ma mère a perdu les eaux et que le travail a commencé à marche forcée, il était trop tard, le mal était fait. L’hôpital est un monde clos qui a ses propres règles, où les hiérarchies en place ne se contestent pas, où l’inexpérience d’un médecin commis d’office à ce réveillon de la Saint Sylvestre ne peut bousculer les rituels et les codes en vigueur. Il était l’accoucheur et le resterait pour mon malheur et celui de ma mère. Quand il m’a saisi pour me tirer de ma tanière, au douzième coup de minuit, ses mains tremblaient tellement qu’il m’a lâché et que j’ai ricoché sur le ventre de ma mère. J’ai commencé à glisser sur la peau rebondie et luisante de celle qui m’avait engendré au 1er avril précédent, réconciliation tardive de la sortie nocturne de mon père avec ses collègues du bureau et qui, en titubant, s’était fait pardonner ses infidélités en l’honorant mécaniquement après lui avoir juré de ne plus recommencer et de devenir enfin cet adulte qu’elle pensait épouser de longues années auparavant, quand elle rêvait encore d’un monde à construire dans lequel les femmes et les hommes regarderaient dans la même direction. N’imaginez point qu’elle était faible et inconsistante, mais elle était femme, elle pensait sincèrement que l’amour exonère des vilenies et qu’il suffit de si peu pour ériger le bonheur en art de vie.

Voilà donc que je ricoche sur ses genoux et que je bascule dans le vide. Je sais que je n’ai pas eu peur, juste étonné et perplexe de ces cris qui montaient et couvraient le mien. C’est le cordon qui m’a protégé, un lien ombilical si solide qu’il s’est tendu à se rompre et que j’ai commencé à me balancer, les pieds s’agitant furieusement à la recherche d’un point d’appui, le visage bleuissant sous l’effet d’une anorexie qui me gagnait du fait de ce lien qui s’était entortillé autour de mon cou et qui, tout en m’évitant une chute qui aurait pu être mortelle, m’étouffait inexorablement.

J’ai vu mes premières étoiles dans les éclairs blancs qui déchiraient ma nuit, j’ai entendu un concert d’exclamations et je peux vous assurer que j’ai eu la force de sourire quand le médecin s’est évanoui en régurgitant tout le champagne dont il avait abusé, en ce soir de veille, sur le carrelage de cette salle d’opération transformée en champ de combat, moi, me balançant en cadence dans les hurlements de ma mère, la tête à quelques centimètres des déjections qui jonchaient le pavé froid.

C’est une jeune stagiaire mignonne et délurée qui m’a sauvé en se saisissant d’un de mes pieds pour me brandir, tel un premier trophée accroché à sa future panoplie de sage-femme, tout en me dénouant du collet qui m’asphyxiait et en me frappant vigoureusement les fesses afin de permettre à la circulation sanguine de revenir baigner mes poumons. Je ne suis pas certain qu’elle ait eu raison et que sa promptitude à me sauver soit la meilleure chose qui me soit arrivé…mais que voulez-vous, elle pensait bien faire, elle était à l’orée de sa vie professionnelle. Elle ne savait pas encore, qu’en cette nuit de cauchemar, elle allait sauver un bébé et trouver un mari en la personne du médecin qui, au sortir du coma éthylique dont il était victime, lui fut tellement reconnaissant de son réflexe salvateur, qu’il l’épousa quelques mois après pour se faire pardonner, lui offrant une existence de confort et un statut envié auprès de toutes les élèves infirmières aspirant à trouver un mari dans les plus hauts strates de la hiérarchie médicale.

Mon père avait refusé d’assister à l’accouchement, et même s’il l’avait voulu, il serait arrivé en retard, buvant copieusement à cette occasion, dans une boîte de nuit en anticipation de ma naissance. Il enterrait pour la énième fois sa vie de garçon dans les bras d’une pute polonaise qui lui offrait son corps contre un peu de menue monnaie et la certitude de pouvoir oublier tout ce qui se tramait dans cette salle d’opération d’un hôpital de province qui le terrorisait. Il n’était pas vraiment doué, ce père, et même son spermatozoïde avait des faiblesses, bien qu’il faille reconnaître qu’il n’y était pour rien dans cette malédiction et ne pouvait la deviner. Il ne fait aucun doute qu’il eût mieux valu qu’il ne puisse fertiliser ma mère, en ce 1er avril où il m’offrit un beau cadeau, avec la fécondation réussie de l’ovule qui s’ouvrait aux coups de boutoir de son sexe. Il aurait mieux fait de rester, cette  nuit-là, avec une de ces prostituées qui lui permettaient de fuir son présent et de clore définitivement ses rêves d’adolescent troublé par les charmes d’une demoiselle qui partageait son temps entre le lycée et sa couche et qui m’enfanterait presque dix ans après, dans la douleur d’une fuite éperdue.

Voilà donc l’histoire authentique de ma naissance, pas celle de ma vie qui est encore plus éphémère, mais celle qui prélude à ma destinée tragique. Produit du coït insatisfaisant d’un couple désaccordé, surgi inopinément, une nuit qui fit basculer l’humanité dans un nouveau millénaire, dans les bourrasques d’un dérèglement dont mon horloge interne allait  être le cruel dépositaire, j’ai donc été amené à grandir…et cela je sais le faire !

Si vous calculez bien, j’ai  quatre années de vie civile derrière moi, un compte très facile à effectuer puisque nous sommes le 31 décembre 2004, et si je vous écris, c’est que dans ma tête, j’ai trente ans, la force de l’âge mental…même si mon enveloppe charnelle atteste que 60 années biologiques m’ont usé prématurément.

Vous ne me croyez pas ? Vous pensez à un de ces délires de mythomane pervers, aux élucubrations d’un fumeur de haschich ou pire, aux dérives d’un psychopathe en train d’échafauder ses plans tordus pour justifier l’innommable ! Allez donc demander à messieurs Hutchinson et Gilford, si vous les rencontrez ! Posez leur la question qui me taraude : pourquoi le chromosome 1 ? Pour quelle raison mon code génétique comporte-t-il une minuscule erreur, une simple faute d’orthographe sur la séquence LMNA ? Peut-être connaissez-vous cette monstruosité sous le nom de « progéria » (du grec geron qui signifie vieillard), ou plutôt sous sa terminologie populaire de vieillissement pathologique accéléré … Vous avez dû, sans aucun doute, en voir à la télévision les soirs de téléthon, d’étranges enfants au corps difforme, le cheveu rare, les muscles atrophiés, la peau tavelée et le cerveau si jeune dans cette cosse percluse que l’on détourne le regard pour ne point sonder leur vision du néant qui les guette comme un corbeau juché sur leurs épaules.

Je ne verrai pas la fin de ce millénaire, je ne serai pas centenaire, je n’ai fait qu’entrevoir une étape de la vie, et je ne sais pas si je dois le regretter !  Quelqu’un qui naît dans des conditions aussi rocambolesques a-t-il le droit de vivre pour se moquer des hommes et de leurs lois ? Peut-être ai-je un peu de compassion pour tous ceux qui m’ont connu et que j’aurais aimé remercier de leurs soins, ceux qui se sont accrochés à ma vie pour la rendre possible en un si court laps de temps que la tâche en était inhumaine et qu’ils doivent se sentir trahis que je les quitte déjà. Mais le film était en accéléré et l’opérateur n’avait plus le contrôle de ma destinée.

N’ayez pas peur, mon calvaire se termine. Chaque minute me rapproche encore plus de la vraie délivrance, et ce jour-là, je n’aurai pas de toubib ivre pour me laisser échapper, pas de mignonne infirmière nue sous sa blouse en provocation à l’ordre établi, pas de mère éplorée et de père bourré au bar du coin, non, je serai seul comme j’aspire à l’être, je serai libre comme vous ne l’avez jamais été, je serai moi, comme jamais je ne l’ai été.

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La mort de l'Ecriture (suite et fin)

Publié le par Bernard Oheix

Vous allez enfin savoir comment on devient écrivain. Mais retenez votre souffle, on ne sait jamais ce qui peut advenir quand on lit ! Livraison de la dernière partie de cette nouvelle donc...

              Mon premier manuscrit contait l’histoire d’une révolte, parcours initiatique d’un jeune révolutionnaire sur les terres d’une humanité qui se déchirait au son des canons. J’avais du style, des histoires à raconter, les moyens de prendre mon temps et je mis 3 ans à achever cette œuvre capitale pour comprendre une jeunesse qui réclamait son dû à ses anciens. Quand j’apposai le mot fin à la 384ème page de ce manuscrit de près d’un million de caractères, un sentiment de vide s’empara de moi. Enfin libéré, je le transmis à tous les éditeurs de la place Parisienne et attendit patiemment le résultat. C’est après plusieurs mois que j’ai commencé à recevoir quelques réponses, de celles qui blessent aussi sûrement que la lame d’un couteau qui s’enfonce dans la chair, de celles qui vous nient et vous renvoient vers la solitude. Salmigondis illisible, ego surdimensionné, aimable promenade dans le dilettantisme, sexe et drogue doivent cesser, rangez vos stylos et profitez de la vie, laissez l’écriture à ceux qui ont appris à écrire, pas un de mes correspondants ne daigna même me laisser entrevoir un espoir. Les médecins me firent hospitaliser et je passai le plus clair des trois mois suivants à dormir dans une clinique spécialisée.

 

Je suis sorti plus fort, plus convaincu que jamais de la nécessité d’être un écrivain, d’être publié, de voir mon nom sur la page d’un livre que j’aurais conçu et serait un objet de partage. Je rêvais de rencontrer à Brest un lecteur qui me confierait son émotion d’avoir communié à mes mots et  me suis attelé à la rédaction de mon deuxième roman. J’avais compris la leçon du premier et m’octroyais une plus grande liberté avec la réalité. J’ai conçu une histoire intemporelle, un subtil puzzle qui traversait les cultures et le temps  frisant avec le Fantastique. Une manière de me réconcilier avec mes futurs lecteurs. Ce n’était pas le réel qui importait mais ma capacité à les toucher dans leurs émotions premières, la possibilité de les prendre par la main et de cheminer vers la lumière de concert et j’étais déterminé à réussir cette nouvelle épreuve que je m’imposais.

J’ai mis de nouveau 5 ans à achever cette œuvre, Le pays des mille montagnes, 5 ans tous les jours devant mon ordinateur à taper sans cesse, gommer, recomposer, faire entrer dans le moule de mon imaginaire ces bouts de mots, ces phrases déterminantes, cette alchimie mystérieuse qui me menait vers la lumière et je sais que je l’ai réussi ce livre et qu’il justifiait en soit ma présence sur cette terre. C’était un livre magnifique, un OVNI dans un ciel trop bas, une vraie composition qui faisait honneur à son auteur…mais personne ne le saurait jamais !

Abscond, trop révolutionnaire, non inscrit dans la ligne éditoriale, impubliable, refus de me prendre au téléphone, de m’accorder un rendez-vous, comme si je n’existais pas. J’ai vraiment eu la haine alors, j’ai su alors que ma mission venait de changer d’orientation et que je ne reviendrai plus en arrière. Je me suis remis au travail, j’avais quelques idées sur la façon de procéder.


J’avais créé une petite fondation avec quelques miettes de l’argent que mon père m’avait légué qui, par le jeu mécanique de la bourse et des placements assurés par des conseillers financiers à la botte de ma fortune, continuait à croître sans que je m’en occupe, l’argent sécrétant l’argent pour enrichir toujours plus le riche. Dans un accès de faiblesse envers l’humanité souffrante j’avais décidé de consacrer quelques moyens pour aider des écrivains et chercheurs particulièrement méritants, c’était ma période altruiste et pleine de rêves ! C’est grâce à elle que j’avais rencontré le professeur Lanakowski, linguiste émérite et méconnu qui avait survécu au camp de la mort et vivotait trop occupé par ses recherches fondamentales pour s’intéresser aux biens matériels et à un destin personnel. Il devint rapidement l’unique bénéficiaire de ma fondation et sans aucun doute, le seul être vivant que je pouvais supporter. Il était fou, d’une vraie folie contagieuse et sa théorie tenait en une phrase : les mots sont des armes !

 

Sa culture encyclopédique prenait sa source dans les arcanes d’un cerveau flirtant avec les frontières de l’être humain, une ligne rouge sinuant entre la masse du savoir qu’il ingurgitait en autodidacte et les pulsions qui l’amenaient à transgresser en permanence les lois élémentaires édictées par le cerveau humain. J’ai pu quelquefois le suivre dans les méandres qui lui permettaient de connecter les pôles les plus invraisemblables de sa raison et tenter de m’immerger dans son univers.

Après deux maîtrises en linguistique et en mathématiques fondamentales, il s’était consacré à une thèse portant sur les implications physiques des phonèmes, découvrant au passage les travaux du professeur Rinko sur les embryons de langage chez les animaux.  C’est grâce à des expériences que ma fondation lui avait permis de mener sur des chiens qu’il avait affiné sa théorie des propriétés sous-jacentes de la dynamique des mots. Tournant le dos à l’axe sémantique traditionnel, il avait développé un paradoxe sur les vertus intrinsèques de la communication écrite et cherché à en décomposer la structure et les lignes de force.

 

Je ne peux vous expliquer sa vie de recherche en quelques phrases, mais un exemple peut vous aider à comprendre son cheminement. On sait que la puissance de la voix d’une cantatrice dans un contre-ut peut briser un verre de cristal. Imaginez que son travail et sa puissance l’autorise à affronter la matière spongieuse d’un cerveau humain… à partir de là, toute la gamme du possible s’ouvre en un vertige effrayant, l’arme ultime dans l’organe vocal, le potentiel destructeur effrayant que cela représente ! Allons plus loin encore, sur ses pas et cette frontière qu’il a franchie : ce qu’une voix peut enclencher comme désordre naturel, l’écriture le porte en germe et il suffit alors de creuser sous la surface du sens pour en définir la charge corrosive et la mettre à son service.

Il est mort trop tôt, rongé par un esprit qui lui faisait côtoyer les affres de la déraison  mais il m’a légué ses travaux et j’ai compris le sens de son message, j’ai poursuivi sur ce chemin tortueux, passant de la théorie à la pratique dans le seul but de prouver à tous ceux qui avaient méprisé mes œuvres que l’on pouvait se venger par les mots d’un silence dans lequel leur incompétence et leurs préjugés me plongeaient.

 

 

Je me suis attelé à la rédaction de cette nouvelle « les chants de l’infini » et il m’a fallu 10 ans pour terminer ses 5 pages d’écriture. 10 années d’un acharnement à gommer les aspérités des mots, à les faire s’imbriquer dans les interstices de leur structure, à procéder par tâtonnements avant de trouver l’exacte composante impliquée par le rythme capable de se fondre dans cette litanie obsédante d’un glissement vers le néant. Il fallait pouvoir saisir l’esprit du lecteur, l’enfermer dans un réseau de fils ténus en resserrant la prise jusqu’à le mener vers le point ultime de non-retour, cette déconnexion des fonctions intellectuelles et du savoir sur la vie lymphatique

J’ai souffert mille morts pour achever mon œuvre, l’unique texte à mon nom qui restera comme la signature finale d’un monde imparfait. J’ai tout brûlé de ces milliers de pages noircies pour rien, y compris les recherches de ce pauvre fou, mon maître Lanakowski, j’ai tout renvoyé dans un grand néant, ne faisant qu’anticiper ce que vous allez vivre car dans cette opération, il ne s’agissait aucunement de vous connecter au monde de l’infini mais bien de vous y transporter… physiquement, de vous enfermer dans ce néant d’un ailleurs  programmé, et si j’en juge par mes trois envois et par l’état de mes premiers lecteurs, j’ai enfin trouvé la clef pour vous empêcher de vous dérober à ma prose.

 

 

C’est cela que j’ai réussi et si vous ne me croyez point, pas de problème, je tiens à votre disposition une nouvelle de 5 pages, lisez-la, elle est très instructive ! J’ai d’ailleurs téléchargé cette nouvelle dans un fichier de plus de mille adresses de tous les médias disponibles et sur les principaux forums de discussion du net, j’attends le son de la sirène des policiers pour appuyer sur la touche envoi avec des ricochets potentiels tout azimut, une belle cacophonie en perspective et quelques surprises en prime. Un titre qui mute automatiquement et aléatoirement, avec la perspective pour ceux qui survivront à la première vague de ce glissement progressif vers le néant, chaque fois qu’ils se mettront à lire, de tomber sur mon texte et de nous quitter pour un monde inconnu. Sa capacité de s’infiltrer insidieusement dans tous les textes informatiques de tous les réseaux du monde et de s’afficher partout avec, je vous le signale quand même, le fait qu’il n’est pas nécessaire de comprendre le sens des mots pour les rendre efficaces. Il ne s’agit aucunement d’une sémantique banale mais bien plutôt d’une structure inhérente à l’architecture des phrases, un piège létal imparable quelque soit la langue du lecteur.

 

 

Voilà, si vous avez encore le courage de lire, c’est que vous aimez la roulette russe car derrière chaque texte, chaque information écrite, mon chant de l’infini vous guette et peut fondre sur vous à tout instant pour un voyage sans retour. Ne me maudissez pas, pensez à tous ces éditeurs, ces comités de lecture, ces comptables, ces professionnels bardés de certitude qui ont décidé depuis  la nuit des temps du sort de ceux qui avaient quelque chose à écrire, tous ceux qui ont vécu en privilégiés et ont pu disposer du devenir d’un texte, de la naissance d’un livre, ils vont enfin  devoir payer un prix pour continuer leur activité : ce prix est à l’aune de leur vie !

Moi, je vais vous quitter, je vais enfin me plonger dans mon texte, je vais le lire dans son intégralité pour faire le grand saut. Il fait nul doute que je vous attendrai en grande compagnie dans les champs dévastés de mon orgueil, on s’y sent enfin seul au milieu de la foule, si seul que le paradis devient inutile.

Rappelez-vous, il y a un texte qui rôde dans l’éther pour vous ouvrir les portes de l’infini et c’est le mien ! 

 

A bon entendendeur, salut ! Si vous avez encore envie de lire, c'est que vous êtes sacrément inconscient, n'est-ce pas ? Moi, je vais continuer d'écrire, j'ai un texte particulièrement complexe à polir, un texte que vous lirez un jour, sans aucun doute !
  En attendant, méfiez-vous donc de 2010 !

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La mort de l'Ecriture

Publié le par Bernard Oheix

De retour de mes pérégrinations, Womex de Copenhague, avec son horizon plat brisé par des cubes de verre et de métal illuminés, le sourire de ses blondes et les distances infinies à parcourir, l'exiguïté de ses chambres d'hôtels, debout entre deux concerts et la bruine froide qui colle à la peau, entre deux moritos consommés avec mes amis les frappadingues, Moscou où j'ai fait le zébre au Festival de Cinéma de L'Ange Rayonnant (cf., les articles !), Puis Paris avec son théâtre et des rencontres d'amitié, Nilda Fernandez, Yves Simon...juste une nouvelle, pour vous. J'ai aimé l"écrire. J'ose espérer que vous prendrez du plaisir à la lire...quoique au vu de son sujet, méfiez-vous quand même ! 


A Florence Demartino

 

 

 

 

L’article du journal s’étalait sous mes yeux avec son titre sur trois colonnes en lettres capitales. J’avais la nausée à la simple idée de lire ce papier grossier, à caresser de mes yeux cette encre grasse qui bavait, à tenter de suivre la prose informe de ce journaliste en mal de copie. Les mots avaient toujours été sacrés pour moi et il y a bien longtemps que mon rapport aux autres et à l’écriture se limitait au strict nécessaire. Il fallait pourtant que j’aille jusqu’au bout, que je sache enfin ce qu’il en était.

 

 

Malaise(s) dans le monde de l’édition.

Une étrange affaire remue le petit univers des faiseurs de livre de la capitale. Depuis quelques jours bruissent des rumeurs sur un mal qui semble frapper certains des responsables des maisons d’édition de la place Parisienne. Il apparaît que tout a commencé chez Milan De Giuglio, la belle et envoûtante directrice d’Idéal Livre, une boîte atypique dont la marque de fabrique est la découverte de nouveaux auteurs qui a lancé sur le marché le talentueux Bô Dukhan dont le prix Goncourt 2005 est venu récompenser sa vision paroxystique d’une société qui ploie sous le joug de la tyrannie de l’argent et des ambitions des puissants et porte un regard novateur sur les mutations des relations amoureuses de ce début du troisième  millénaire. D’après nos informations, sa secrétaire étonnée de ne pas la voir au bureau, s’est rendue chez elle et l’a trouvée dans un état de catatonie devant sa table de travail. Transportée à l’hôpital de Lariboisière, les médecins sont impuissants à définir le mal qui la plonge dans cette inconscience caractérisée par une déconnexion de la réalité. Non-réponse aux stimuli, électroencéphalogramme plat, fonctions réduites à la vie végétative, elle reste totalement coupée du monde extérieur telle un zombie dont seul le souffle attesterait qu’elle est encore de ce monde. Les médecins perplexes, malgré les examens les plus sophistiqués, ne comprennent pas la nature d’un mal dont aucune trace visible n’apparaît sur le corps. Ce qui pourrait n’être qu’un cas isolé, un de ces mystères récurrents de la médecine qui parsèment l’histoire de l’humanité, devient particulièrement troublant quand une série de faits similaires affectent plusieurs autres responsables du domaine de l’édition à Paris.

Un deuxième cas surprenant concerne Stéphane de la Poudrière, le fils particulièrement actif  de la pédégère des éditions du même nom. C’est à son bureau devant son ordinateur en marche qu’il a été découvert inconscient par sa mère éplorée. Transporté aux urgences, c’est le médecin de garde qui avait accueilli Milan de Giuglio qui l’a réceptionné et a averti immédiatement les services du ministère de la Santé de cette étrange coïncidence. L’auscultation de ces deux cas a fait penser à un syndrome nouveau, un cas atypique de maladie dont la source proviendrait d’un virus inconnu et une cellule de crise a été immédiatement constituée par le Ministre.

La troisième alerte est encore plus incroyable dans la mesure où elle touche l’ensemble du comité de lecture des Editions du Figuier réuni pour un « gueuloir », cette démarche si atypique de lecture publique impitoyable imposée par le directeur général afin de filtrer les textes de leurs scories et d’en déceler les lignes de force et les passages faibles. Les huit membres gisaient sur leur table, certains avaient chût dans des positions grotesques, d’autres, dans des attitudes montrant qu’ils avaient été saisis en plein mouvement, portaient les stigmates d’une surprise violente sur leurs traits, tous respiraient mais le présent semble s’être arrêté pour eux, comme si une scansion de notre espace-temps les figeait  dans une dimension parallèle à notre univers.

Au-delà des signes cliniques communs incompréhensibles par la médecine, une enquête est en cours pour tenter de dénouer cette sombre affaire qui a fait immédiatement plonger les actions boursières des sociétés liées à l’édition qui ont perdu entre 9 et 14% de leur valeur. A l’heure des rapprochements, de la reconstruction du paysage éditorial français, quand les grands groupes sont en train de conclure des cessions et des fusions afin de recomposer l’industrie du livre, cette affaire inquiète particulièrement les milieux financiers qui détestent les facteurs aléatoires d’un marché qui subit une crise structurelle.

Parallèlement, l’enquête policière progresse. De source sûre, il apparaîtrait qu’un lien unirait toutes ces victimes, en l’occurrence le texte d’un auteur inconnu des milieux de l’édition. Milan di Guiglio lisait apparemment cette nouvelle intitulée « les chants de l’infini », pour Stéphane de la Poudrière, elle était affichée sur l’écran de son ordinateur et dans le cas du comité de lecture, l’orateur de service en tenait un exemplaire dans sa main crispée. Coïncidence ? Les services de police se perdent en conjonctures et recherchent activement son auteur qui vivrait sur les bords de la Méditerranée, à proximité de la frontière italienne.

 

 

  J’ai posé le journal sur la table et j’ai laissé mon regard fuir vers l’horizon. Le ciel clair me permettait de voir la silhouette de la Corse se dessiner en ligne de fuite. Il est avéré que le vent qui chasse les nuages et la chaleur qui fait évaporer la mer permettent cet effet d’optique et rendent cette île si proche qu’elle semble suspendue dans l’éther. Ma maison perchée sur les hauteurs de Eze surplombait la baie de Villefranche et je pouvais embrasser la côte de Saint-Tropez à la riviera italienne. Le soleil tapait si dur et j’avais la nausée. Ainsi donc j’étais le responsable de cette épidémie, j’avais enfin réussi après tant d’années, je touchais désormais au but ultime. Il ne me restait plus qu’à passer à l’étape pandémique, juste un téléchargement de mon fichier et un coup d’index sur la touche envoi, 45 kilo-octects qui se diffuseraient dans les fils souterrains que l’homme avait tissé pour abolir les frontières, une minuscule portion de la mémoire collective qui allait déferler comme un tsunami et dévaster l’univers. J’avais réussi, il ne me restait plus qu’à attendre la venue de la police et à presser sur ce foutu bouton et j’aurai enfin accompli ma mission.

 

 

Que vous dire de ma vie ? Que ma mère s’est enfuie avec un danseur de tango en Argentine pour l’anniversaire de mes quatre ans. Elle s’est fondue dans les nuits moites de Buenos Aires dans les bras de son « gaucho » et je n’ai plus jamais entendu parler d’elle ! Que mon père, qu’elle a eu raison de quitter si ce n’est qu’elle aurait pu m’emmener, était un immigré dont le sang pulsait toutes les traces des croisements sauvages qui l’avaient mené de son Anatolie à une France occupée dans laquelle il  trouva un terrain d’expérimentation pour son inventivité et son absence de scrupules si caractéristiques de ceux que la faim et la peur du lendemain marquent de leur sceau. Que son commerce avec l’occupant nazi à qui il fournissait des métaux rares fut couvert à la libération par des aides soigneusement dispensées, échappant ainsi à l’épuration et pouvant accumuler des biens jamais en quantité suffisante tout au long de ces glorieuses années de la reconstruction ?  Il devint si riche que cela en était indécent et quand en Mai 68, il découvrit ma photo à la Une de Paris-Match en train de lancer un pavé vers les Gardes Mobiles encadré par les leaders de la révolution étudiante, il attrapa une attaque qui lui paralysa le flanc gauche et le laissa impotent le reste de sa triste vie. Il mourut quelques années après pendant que, jeune maoïste, je tentais d’apporter le souffle de la révolution culturelle dans une filature de Tourcoing aux masses opprimées si rétives  à se mettre en marche que notre élan se brisa sur leur inertie. Je ne l’avais pas revu depuis 4 ans et il me manquait si peu que sa mort fut aussi inutile que sa vie.

Il fit pourtant quelque chose dont je lui suis particulièrement gré. Il verrouilla si bien sa succession que je ne pus, comme je l’avais décidé, remettre l’intégralité de mon héritage au parti de la Gauche Prolétarienne en train de voler en éclats sur les aspérités de la réalité. J’ai dû conserver jusqu’à 30 ans l’usufruit confortable de son travail et ne rentra en possession de mon bien que trentenaire et bien décidé à conserver ce magot acquit à la sueur du front des exploités qui m’avaient si lâchement trahis. Le temps des rêves était bien terminé. J’ai voyagé pendant dix ans sur toutes les terres de cette planète en train de s’ouvrir, d’éliminer ses frontières et de se coucher devant l’art de vivre des anciens impérialistes. J’ai touché à toutes les formes de voyages et quand je plongeais dans les bras d’une femme d’un coin perdu d’un continent lointain, bourré de cachets ou de substances plus ou moins illicites, je me fuyais, je me détournais de moi-même, je refusais d’entendre cette voix qui s’imposait, me susurrant avec toujours plus de force et d’insistances que j’avais quelque chose à donner au monde, une trace à laisser, une œuvre à accomplir et qu’il était temps désormais de m’y consacrer. Je deviendrai donc écrivain pour accrocher mon nom aux étoiles, pour m’inscrire dans la réalité, pour fuir le présent et devenir immortel.

 


Bon, vous vous demandez quel est le rapport entre cet article initial qui parle d'une mystérieuse maladie et les textes à venir de cet écrivain ? Et bien, il faudra attendre la suite dans ma prochaine livraison....
A la semaine prochaine, juste avant la nouvelle année !

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