Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

nouvelles

Ce tapuscrit est vraiment excellent.(3)

Publié le par Bernard Oheix

Suite et fin de la saga des anciens maoïstes perdus en pays des merveilles. Le talent de l'écriture ne pourra jamais remplacer l'art du vivre. Les deux précédents épisodes nous campaient deux êtres s'affrontant pour un bout de passé et un rêve d'avenir. Qu'en deviendra-t-il exactement de leur passion sans frontières ? Voilà donc le dénouement de cet affrontement entre mes espoirs cachés et le monde de l'édition.


-Et évidemment, comme c’est toi qui a le flingue, c’est moi qui prends la balle.

-Pas forcément, on peut tirer au sort.

-Comment ?

-Imagine, la vie sur un coup de poker. Je distribue les cartes, celui qui a la plus forte reçoit en cadeau un projectile qui lui troue la peau. Dans les deux cas mon livre est édité, l’odeur du sang attire les chacals et après un tel scandale, ils vont se battre pour me publier.

-Tu es cinglé.

-Mais efficace, tu as un jeu de cartes ?

-Je refuse, ce n’est plus de mon âge tes conneries.

 

Sa lèvre inférieure tremblait, les yeux rougis par la tension, il sentait que le dénouement approchait. Au fond, je l’avais toujours idolâtré, son intelligence, son brio, sa capacité d’improvisation m’avaient fasciné, et en le contemplant, trente années après, je ne pouvais le haïr, lui, ce qu’il représentait de renoncement, l’abjection de sa vie de compromissions, cet univers frelaté dans lequel il évoluait avec l’aisance d’un pachyderme que je ne serais jamais. Je discernais encore cette enveloppe coriace, cette force qui l’animait malgré tout. Il restait le grand Patrick Beausexe qui nous avait enflammés, apte à fédérer les élans communs pour les transcender, le modèle inaltérable de notre jeunesse. Il n’avait pas mérité cela.

 

-Il va falloir que tu me publies, mon grand, que tu aimes ou pas mon roman, il te reste cette tâche à accomplir.

 

J’ai introduit le revolver dans ma bouche et j’ai appuyé sur la détente. Je n’avais jamais envisagé de le tuer, juste lui faire peur, je connaissais depuis si longtemps le nom de la victime, je la portais en moi depuis des lustres, tant d’erreurs, tant d’aiguillages ratés, la vie au hasard du malheur. Le jeu avait assez duré et je savais désormais que mon œuvre passerait à la postérité. Avec le scandale que j’avais déclenché, il était certain que le premier tirage de mon livre serait conséquent, les médias ont aussi du bon.

Je n’ai pas souffert parce que c’est l’apanage de ceux qui laissent derrière eux quelque chose. Moi, le vide seul pouvait répondre à l’écho de ma vie, un vide né parce que j’avais trop rêvé et qu’il ne fait pas bon oublier la réalité, elle vous rattrape un jour ou l’autre et vous demande des comptes. Je n’avais plus rien à offrir, avais-je eu seulement ma place quelque part, d’ailleurs ?

Le noir s’est embrasé et j’ai sombré dans la nuit des temps.

 

 

Patrick Beausexe a regardé mon corps désarticulé et la tache de sang qui s’écoulait sur son bureau de mon crâne béant. Une étrange lueur au fond des yeux, il s’est emparé du tapuscrit pour le glisser dans un de ses tiroirs qu’il a fermé à double tour. Il a ouvert calmement aux forces de police qui s’étaient précipitées au son de la détonation. A l’interrogatoire, il n’a donné ni mon nom ni la raison de cette tragique prise d’otage. « Un comportement d’excité, quelqu’un manifestement dans un état de nerfs qui avait perdu son contrôle et tenait des propos absurdes où se mélangeaient des prières et des vindictes contre la société » L’affaire fit grand bruit et mit en valeur les publications de sa collection, Les romans de la vie, qui virent leur vente multipliée par trois et dégagèrent ainsi des bénéfices conséquents permettant de verser des émoluments aux actionnaires et l’autorisèrent à négocier le doublement de son salaire de directeur de collection. Il dut même régler l’impôt sur les grandes fortunes, cette année-là.

 

Deux ans après, l’événement littéraire de la rentrée fit courir le tout Paris dans les salons Gallimard pour une réception consacrant la dernière œuvre de Patrick Beausexe. « L’itinéraire d’un enfant perdu » obtint le Prix Goncourt et relança sa carrière littéraire. La critique salua cette tragédie d’un terroriste à la recherche de la vérité ultime qui décidait de s’immoler pour faire entendre son message de paix et d’harmonie. Sa composition romantique alliée à une précision extrême dans les descriptions des lieux et des personnages en firent un livre culte pour toute une génération de Bo-Bo qui frémissaient à la lecture des exploits de cette génération soixante-huitarde dont ils étaient vaguement jaloux et qu’ils méconnaissaient bien que ce soit celle de leurs parents.

 

Certains toutefois osèrent faire le rapprochement avec un drame qui s’était déroulé dans son bureau, d’autres notèrent la puissance réaliste du sujet et l’étrange évolution du style de Patrick Beausexe, mais tous savaient que seule la littérature permet l’impossible et que l’auteur est bien celui qui signe la pochette glacée qui capture les rêves dans des caractères d’imprimerie si froids.

 

Au fond, il avait eu raison et manifesté sa sincérité, ce « Tapuscrit était vraiment excellent, c’est vrai… »


A défaut d'écrire, on peut mourir...pour une belle page, une phrase géniale, un texte hors du commun. Il restera la poussière de nos espoirs, la vague trace d'une existence, le vent l'emportera comme pour effacer les craintes de survivre à la mort. C'est le néant assuré mais quelques signes en gras sur un papier jauni peuvent entretenir l'illusion de l'immortalité. C'est pour cette raison que les heures s'écoulent pour ceux qui tentent d'arrêter le temps avec leurs mots en or !

Voir les commentaires

Ce tapuscrit est vraiment excellent (2)

Publié le par Bernard Oheix

Voici la suite de la nouvelle précédente. Si vous avez raté le début, vous pouvez prendre le temps de lire le premier épisode. Je vous rappelle que tout ceci n'est que pure fiction, et que toute ressemblance avec des personnes existants ou ayant existé n'est absolumment pas fortuite mais bien produite par une volonté délibérée de travestir la réalité !


-On continue quoi ? Autant vous le dire, je n’ai plus la tête à lire votre prose. Je suis sincère en disant que cela me semble bon, mais j’ai des difficultés à me concentrer, je ne sais pas pourquoi…

-Je vais vous épargner cette tâche. Reprenons votre présentation, elle était incomplète me semble-t-il.

-Bon qu’est-ce que vous voulez savoir ?

-Mais rien, je sais tout de votre passé.

-Bon, et alors ?

-Leader des maoïstes à Nice de 1968 à leur implosion en 1970, près de deux années pendant lesquelles vous avez mené une guéguerre urbaine aux forces de l’ordre qui tentent actuellement de vous sauver. Vos aventures parlent pour vous. Détournement symbolique des camionnettes de la presse capitaliste dont vous brûliez en un autodafé festif des milliers d’exemplaires d’une prose infâme soumise aux intérêts des puissances impérialistes qui asservissaient les peuples en lutte, comités de vigilance et travail d’alphabétisation dans les bidonvilles qui existaient encore en face de l’aéroport, avec à la clef, un réseau de cellules qui devaient devenir le bras armé de la révolution du Grand Soir, élaborées sur le modèle de la bataille d’Alger, interrogatoires des militants afin de traquer les réflexes petits bourgeois, confessant leurs fautes et promettant de corriger leur comportement et de se fondre dans l’idéal révolutionnaire de la masse en se purgeant de ses pratiques individualistes, et tant d’autres faits d’armes que l’histoire ne vous est pas reconnaissante de ne pas avoir inscrit en lettres de feu la mémoire de vos gestes. Vous avez été un grand révolutionnaire, monsieur Beausexe !

-Mais, comment, c’est impossible !

-Il est certain que cet aspect de votre vie n’apparaît pas vraiment dans votre biographie du Who’s who. Fils de notaire de la bourgeoisie niçoise, père de deux enfants, diplômé de l’université de sociologie et titulaire d’un DEA de lettres, c’est quand même plus adapté à votre profil de grand prêtre de la littérature moderne, n’est-ce-pas ?

-Mais qui êtes-vous enfin ?

-Qu’avez-vous fait de votre passé, camarade, l’histoire vous mord-elle encore la nuque ? Est-ce que vous dormez du sommeil du juste après les infos de la télé capitaliste, quand des millions de nègres s’entre-tuent sous vos yeux pour entretenir vos désirs de paix sans ouïr leurs cris d’agonie, que les enfants asiatiques s’écorchent les mains pour chausser vos enfants du dernier cri de la technologie en Nike-Air, que les paysans d’Amérique du Sud crèvent à labourer des terres infertiles pendant que les conglomérats des Etats-Unis s’enrichissent de leur misère, que les riches deviennent de plus en plus puissants pendant que les pauvres s’appauvrissent, que sont devenus vos rêves ?

-Je veux bien entamer un cours de dialectique avec vous mon ami, mais enlevez votre cagoule, que je voie enfin à quoi ressemble l’avocat des peuples et des trahisons de nos révolutions. A visage découvert, on peut parler du passé.

 

J’ai ôté lentement mon masque. Je l’ai senti me regarder, scruter ce visage qui lui évoquait de vagues réminiscences, cherchant des souvenirs enfouis dans mes traits vieillis, trente années s’étaient écoulées depuis notre dernière rencontre. Son regard a vacillé, une lueur étrange s’est allumée dans ses yeux.

 

-Bernard Raynieux, toi, mais tu es fou. Qu’est-ce que tu fais là ?

-Je viens te chercher camarade, l’heure des comptes a sonné. Il fallait bien que cela advienne, nous ne pouvons nous exonérer indéfiniment de nos actes passés. On se doit au moins la vérité, tous les deux.

-Quelle vérité ? De quoi me parles-tu ? Je crois que la comédie a assez duré. Tu vas me donner cette arme, on va sortir tranquillement et on expliquera que c’est un gag que tu m’as fait en souvenir du bon vieux temps. Viens.

 

Il a tendu la main vers le revolver noir, ses yeux me suppliaient, l’espoir renaissait dans sa volonté de dénouer la situation, de reprendre le contrôle des événements. Il avait toujours agi en chef, mais je n’étais plus son lieutenant, son porteur de flingue, son exécuteur de basses œuvres. J’ai hésité quelques secondes d’éternité.

 

-C’est encore trop tôt, nous n’en avons pas fini. Ne crois pas que ce n’est qu’un jeu, ce revolver est armé, je tirerai si tu m’y obliges. Reprenons.

-Reprendre quoi ?

-Par exemple ce « tapuscrit » comme tu l’appelles, je te l’ai envoyé il y a un an, à cette adresse, il était signé de mon nom, tu ne l’as jamais lu, pourquoi ?

-Tu sais, je reçois environ 25 œuvres géniales de tous les écrivains méconnus de la France par semaine, il y a longtemps que je ne les regarde même plus, j’ai un comité de lecture qui les enregistre et tente de lire ces salmigondis, cet étalage d’ego insupportable. On tombe rarement sur des pépites dans cette boue de toutes les frustrations, dans ce torrent de toutes les passions contrariées, de rêves avortés. Je pense qu’ils sont passés au travers de ton livre. On peut arranger cela.

-Il y a six mois, la lettre que je t’ai envoyée pour te demander ce que tu en pensais, là aussi tu ne lis pas ton courrier ?

-Oui, je me souviens maintenant. Une lettre d’un ami, étions-nous vraiment des amis d’ailleurs, que j’ai perdu de vue depuis combien, trente ans au moins ? Que veux-tu exactement, que je saute au plafond parce que tous les jours j’attendais une lettre de toi, que je ne pouvais vivre sans savoir ce que tu devenais, que ma vie s’étiolait dans l’attente d’une missive où tu m’annoncerais que tu vivais encore, la belle affaire ! Tu me parlais d’un livre, c’est vrai, mais j’en reçois des tonnes de livres, des merdes innommables, des états d’âme de rien du tout, de la littérature de gamins attardés écrite avec les pieds. Les coffres des greniers sont pleins de chefs-d‘œuvre méconnus. Il va falloir que tu aies un peu d’humilité mon vieux camarade, la vie ne s’est pas arrêtée à la fin de nos idéaux révolutionnaires dans les années soixante-dix, elle a continué son fleuve tranquille si tu vois ce que je veux dire.

-Pas pour moi, j’avais confiance en toi. Je croyais que tu serais là quand j’aurais besoin de toi.

-Bernard, tu vas me faire pleurer, on tombe dans la littérature de gare pour midinettes, tu vaux mieux que ça ! Bon, dis-moi, exactement, ce que tu cherches là, il faut en sortir.

-Tu te rappelles la dissolution du mouvement étudiant, la désintégration de nos espoirs, ce rendez-vous que nous avons pris avec l’histoire en décidant d’intégrer les usines et de transformer les travailleurs en leur permettant d’acquérir la culture de l’insurrection et de la résistance, seul moyen de lutter de l’intérieur et de transformer le monde…c’était ton discours, moi j’y ai cru. Je me suis engagé dans une filature de Tourcoing, il y en avait encore à cette époque, et puis j’ai fait Renault, les aciéries du Nord, toute une géographie oubliée de l’asservissement des masses et à chaque fois, l’humiliation, l’échec, ces mêmes travailleurs qui me rejetaient, les licenciements, la fuite en avant, j’étais toujours le mao, le gauchiste, celui qui empêchait de tourner en rond.

-Nous étions jeunes, j’y croyais vraiment aussi, tu ne peux pas en douter.

-Oui, sans aucun doute, mais moi, je n’avais pas un père notaire, du fric, une villa au Mont-Boron, je n’avais aucun parachute pour amortir ma descente aux enfers, j’étais condamné à continuer parce que tu m’avais dit un jour que nous triompherions pour créer un monde plus juste, plus vrai. Où est-il ce monde de nos vingt ans, où l’as-tu planqué ?

-Mais on est au troisième millénaire, tu parles de quoi exactement, j’ai l’impression d’entendre un ptérodactyle pérorer sur un eldorado qui n’aurait jamais existé. Est-ce que tu te rends compte que les staliniens ont perdu la bataille, que le mur de Berlin est tombé, que la Chine est le premier pays capitaliste au monde devant la Russie, que Fidel est une caricature de dictateur qui aurait dû mourir avec le Che, au moins on en aurait fait des posters, que le peuple français attend le tour cycliste et le mondial de foot pour s’extasier et s’ébaudir en buvant des bières et en chantant la Marseillaise, on est loin de l’Internationale là, non ? Où étais-tu pendant toutes ces années ?

-Là où tu m’as envoyé !

-Ne me donne pas ce pouvoir, c’est un costume bien trop grand à porter pour mes épaules. C’est toi qui a tracé ta route, tu n’es tributaire que de tes choix, j’ai fait ma part du chemin, où donc t’a mené le tien, dans ce bureau de merde à me menacer avec un flingue, comme dans un western de série B, mais n’est pas Clint Eastwood qui veut, l’heure de la retraite générale a sonné cher compagnon de luttes, même si c’est moi qui ressemble à Sancho Pança, c’est toi qui te bats contre des moulins à vent avec une hallebarde. Pose ton sac collègue, il est temps de revenir à une réalité plus prosaïque, plus terre à terre, de ramener le débat vers des rives plus accueillantes.

-Plus sereines que les nuits que j’ai passées dans les caches de la Fraction Armée Rouge à attendre la descente des flics, que le passage au sein des Brigades Rouges dans l’Italie des années de plomb et les jambisations à la sortie des usines Fiat, que mon exil en Thaïlande au début des années 80, que la vie d’errance qui m’a mené pendant vingt ans aux quatre coins du monde, toujours à côtoyer la misère et la mort. Toujours en porte-flingue, toujours à la lisière de la légalité, et la fin de mes illusions que personne ne voulait partager, sais-tu ce que c’est que la solitude, l’agonie d’un monde dans lequel je n’avais plus de place, c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui, c’est le compte que je viens régler avec toi.

-Pourquoi moi ?

 

-Il faut bien quelqu’un pour assumer ma vie. Tu n’as pas voulu me publier alors j’agis, comme tu m’as appris à le faire quand tu étais notre leader maximo, il y a si longtemps. Tu as oublié les principes de base de notre stratégie révolutionnaire : analyser, décider, foncer et ne pas regretter. Je ne regrette pas ce qui va advenir, tu comprends bien qu’un de nous deux doive solder cette addition, aujourd’hui je viens te présenter la facture.

 

La sonnerie du téléphone a retenti, jetant une ombre entre nous, réintroduisant un extérieur menaçant, un facteur de tension. Il  m’a interrogé du regard pendant que le son strident remplissait la pièce. J’ai opiné de la tête, lui faisant signe de décrocher en mettant l’écoute collective.

-Bonjour monsieur Beausexe, ici le commissaire Bertrand du commissariat du 8ème. Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe ?

-Ecoutez, je crois que c’est un malentendu, tout devrait rentrer dans l’ordre.

-Etes-vous menacé physiquement, a-t-il une arme ?

-Oui, non… enfin c’est compliqué, disons que vous ne devez rien tenter, j’ai besoin encore d’un peu de temps, nous sommes en train de discuter.

-Passez-moi la personne qui est avec vous.

Il m’a tendu le combiné mais j’ai refusé de le prendre.

-Il ne souhaite pas vous parler. Je vous propose de rappeler dans trente minutes. Je pense que la situation se sera décantée et que j’y verrai un peu plus clair.

Il a raccroché et m’a fixé longuement. Il se demandait vraiment où nous allions et comment cette situation pouvait évoluer. Il avait moins peur, je le sentais à son attitude, il pressentait que notre lien ancien, que ces heures que nous avions partagées le protégeraient. Il avait tort..

 

-Bon, Bernard, cette comédie a assez duré, il faut en sortir d’une manière ou d’une autre. Le mieux serait de remballer cette arme et de sortir de ce bureau. Rien d’irréversible ne s’est encore déroulé.

-Nous avons une demi-heure, c’est plus qu’assez pour mourir, Patrick.

-Tu es fou !

-Peut-être, mais quand tu nous as déclaré qu’il fallait prendre rendez-vous avec l’histoire, moi j’y ai cru et j’ai foncé. Sais-tu ce que cela veut dire que de s’entraîner un an dans une base libyenne au milieu des années 80. Ramper, sauter, tirer avec des Kalachnikov, manier des explosifs pour être ce gentil soldat de la Révolution appelé à libérer le monde.

-Là, je rêve, ce n’est pas possible !

-Tu cauchemardes plutôt. Sais-tu que dans ce monde, il y a toujours une place pour des gens comme moi, perdus, amers, sans racines et sans avenir. Où que tu ailles, des recruteurs de l’ombre sont à l’affût, ils savent guetter leurs proies et nous prendre en main, nous habiller, nous entraîner et nous inclure dans leurs plans. L’argent coule à flots pour les mercenaires du désordre, c’est si facile de se laisser aller et d’abandonner son libre-arbitre. J’ai fait le Moyen-Orient, bien sûr, et c’est en Afghanistan que j’ai connu mes plus belles heures. Tu ne peux imaginer un camp d’Al Qaïda, moi j’y ai vécu et je suis devenu un instructeur respecté, j’ai vu mes élèves partir la taille ceinte d’un cordon d’explosifs en chantant les versets du Coran, la vie est si belle au paradis d’Allah quand il ne coûte rien de se libérer des attaches terrestres. Tu sais qu’ils sont des légions disséminées dans le monde, que leur terreau est ton renoncement, que vous avez forgé des hordes de désespérés qui vous demanderont des comptes au moment opportun. Ce n’est que le début d’une page sanglante, je t’assure, le 11 novembre n’est pas un aboutissement, juste les prémices d’un chaos auquel il va bien falloir vous habituer. Vous en êtes responsables parce que vous vous êtes trahis, les forces de la terreur seront toujours plus fortes que celles de la paix parce que les gens ont faim et qu’à ventre vide, l’espoir est impossible.

-Toi, le ventre vide avec ta rhétorique de merde, petit soldat raté qui a oublié de grandir, et moi, je t’aurais obligé à prendre ce chemin tortueux, quelques mots, un discours, des idées de jeunes attardés à démonter ce Vieux-Monde auraient conditionné ton existence de mercenaire en t’entraînant dans l’illégalité, un peu facile non ! Tu ne t’exonérerais pas de ton goût pour la violence, pour le sang, te rappelles-tu comme tu aimais cela, déjà ? Tu étais toujours le premier à bastonner les fachos, il fallait même te freiner sans arrêt pour éviter les bavures.

-Sans doute, mais je vous étais bien utile alors.

-Enfin, nous étions jeunes, ce n’était qu’une utopie.

-Elle avait un sens.

-Qui t’a mené où, exactement ? Tu as tué, tu as fait couler du sang, dans la foulée tu écris un livre sur ta vie où j’imagine que tu campes tes exploits en flattant ton ego et me menaces parce que ton talent ne serait pas reconnu, que tu ne veux plus rester dans l’ombre, tel un génie méconnu de la révolution permanente.

-Cela c’est Trotski, mon camarade, tu as oublié tes classiques.

-Ne joue pas avec les mots comme tu joues avec la vie des autres.

-Mais c’est de ma vie que tu parles, pas de celle des autres. C’est moi qui me suis engagé, qui suis allé jusqu’au bout de votre chemin pendant que vous vous reposiez de vos émotions de petits bourgeois, que vous repreniez le cours normal des évènements, la vie tranquille comme si tout ce qui avait été conçu n’existait pas, n’avait jamais été réel. Et que vive désormais le repos du guerrier !

-OK, je suis coupable, un grand pêcheur devant l’éternel révolutionnaire, alors maintenant, quelle est ta sentence, j’ai mérité la mort, l’exécution, en victime expiatoire de tous les malheurs de l’humanité ?Pendu, étripé, eviscéré, que sais-je encore ? 

-Pourquoi pas ? L’un de nous doit mourir aujourd’hui, c’est un fait.

(suite dans le dernier épisode, la semaine prochaine...)

Voir les commentaires

Ce tapuscrit est vraiment excellent.

Publié le par Bernard Oheix

J'aime cette nouvelle. Elle a été écrite un soir d'été, la colère au fond de moi. A cause d'un ancien ami, responsable d'une collection, qui avait oublié l'amitié, faute impardonnable à mes yeux. je lui avais transmis un tapuscrit, mais le passé n'a pas ravivé le présent apparemment, pas suffisamment pour qu'il le lise...Alors je me suis vengé ! Cette longue nouvelle vous sera livrée en 3 épisodes. Elle est d'ailleurs une des composantes d'un polar que j'ai écrit et qui restera sans doute dans la mémoire des greniers. Ils fourmillent d'oeuvres dont on ne saura jamais si elles méritaient d'apparaître au grand jour.
De profundis donc pour ces pages noircies de mon impatience.



A P.R, parce que les années n’effacent pas le passé
 

        
              -Ce tapuscrit est vraiment excellent, c’est vrai. Bien écrit, du style, exotique, une superbe histoire qui fonctionne, des personnages bien campés, ce Massoud l’Afghan par exemple quelle trouvaille !

-Oui, mais vous n’en avez lu que vingt pages, une demi-heure pour un chapitre, comment pouvez-vous le juger aussi vite. N’est-ce pas un peu précipité comme analyse, vous êtes sincère ?

-Monsieur, c’est mon métier, quand même, je sais reconnaître un vrai bon texte d’une daube, le style c’est ma vie.

 

Et sa vie ne tenait manifestement qu’à un fil, celui qui reliait sa tempe au canon du revolver et à mon doigt sur la gâchette, et derrière ce doigt, un bras immense vêtu de noir qui remontait jusqu’à ce visage inquiétant dont il n’apercevait que les yeux au centre d’une cagoule que j’avais récupérée en Corse, auprès d’un des participants de la célèbre conférence de presse des nationalistes de Tralonca. J’y étais à cette pantalonnade, des figurants déguisés en cow-boys de l’ombre, roulant des mécaniques en portant maladroitement des armes sorties tout droit de leurs caches, un rendez-vous si peu secret que toute l’île était au courant bien avant l’arrivée de Debré, le Ministre de l’Intérieur. Même les flics le savaient et je n’avais jamais pensé qu’elle me servirait un jour, cette cagoule du FLNC, elle produisait son effet dans ce bureau parisien.

Il devait vraiment se demander dans quoi il était tombé. La sueur qui ruisselait de son front en grosses gouttes lui piquait les yeux et il s’essuyait avec le revers de sa main pour l’empêcher de couler. Etait-il sincère dans son appréciation ?

 

Il avait employé ce terme stupide de « tapuscrit », je ne l’aimais pas. Dans le mot manuscrit, il y a la main comme porteuse de pleins et de déliés, de cursives et de majuscules, tout un langage qui évoque cette création d’un texte littéraire par un membre en osmose avec le cerveau qui commande, toute la poésie d’une imagination dont la notion de « taper » est si éloignée. Comment imaginer qu’il peut naître un roman d’un tapuscrit, du fait de martyriser un clavier, de se faire une tendinite à l’épaule à force de se ruer sur l’ordinateur, massacrer ses touches ne pouvait en aucun cas déboucher sur une œuvre, peut-être une recette de cuisine, un listing de ses angoisses, pas le roman d’une vie, pas la somme définitive que chaque écrivain rêve un jour de produire, fusion si parfaite des élans solitaires du créateur et de l’aspiration des lecteurs  à voyager dans l’univers de l’auteur.

 

Mais revenons à notre situation initiale.

 

-Je ne sais pas si vous êtes honnête, c’est ce qui me gêne dans cette situation. Puis-je vous faire confiance, avez-vous encore la capacité et la lucidité de comprendre ce que vous lisez, d’en apprécier toute la subtilité ?

-Monsieur, un bon texte reste un bon texte, et n’était cette manière un peu cavalière de m’obliger à le lire, je vous répondrais encore et toujours la même chose. Peut-être que vous pourriez poser ce revolver, on pourrait faire connaissance et envisager la publication de votre livre, il le mérite.

-Patrick Beausexe, créateur d’une collection devenue mythique aux Editions Gallimard, « Le roman de la vie », accoucheur de talent d’une génération soixante-huitarde qui a trouvé un espace pour partager ses illusions perdues avec une masse de lecteurs qui dépasse largement les socioprofessionnels cadres, habituels consommateurs de livres. Vous êtes vous-même écrivain de polars et votre premier roman, « Une tueuse dans les branches de sassafras », a été salué à l’époque par les critiques comme un bijou qui venait réconcilier la littérature engagée et les temps modernes. Vous n’avez pas toujours tenu vos promesses et votre œuvre respire parfois une certaine facilité, une mécanique bien rodée destinée à engranger les bénéfices de votre passé. Par ailleurs, depuis que Gallimard vous a confié la création de cette collection, vous êtes devenu la coqueluche des salons littéraires, un faiseur de carrières, celui qui peut sur un coup de dé, transformer le hasard.

-Je vois que vous vous êtes bien renseigné sur moi, il ne faut pas toujours croire ce qui est écrit, mon pouvoir dans le monde de l’édition est bien relatif, monsieur… ?

 

Il restait maître de soi, je le reconnaissais bien là, -le self-control- c’était son grand mot, savoir chasser les pulsions morbides, rester soi-même parce que rien n’est important-, combien de fois ne l’avais-je entendu pérorer ainsi pour chasser ses propres angoisses au moment des coups de feu, dans les nuits fauves de notre jeunesse, quand nous flirtions avec nos propres errances. Physiquement, il s’était avachi, l’excès de bonne chère et de vins fins, c’était sa faiblesse, même à l’époque. Ne pas l’imaginer affaibli de voir son corps bedonnant et ses rides sous une calvitie qui dégageait un front immense d’intellectuel. Il avait toujours de la gueule notre caïd niçois de la révolution, notre grand timonier des campus azuréens, ce tribun hors-pair qui savait enflammer la foule et convaincre les hésitants en écrivant les tracts les plus beaux de toute l’histoire de la révolution maoïste française. Le bougre avait du talent, toujours s’en souvenir et ne pas lui tendre la perche.

 

-Pour le moment, ce sera  l’Ecrivain, si vous voulez bien !

-Bon alors raisonnons, Monsieur l’Ecrivain, vous m’obligez à lire votre œuvre, car je suppose qu’il s’agit bien de votre création, un revolver sur la tempe, je vous dis que c’est bon, vous me laissez partir et on en reste là. Personne ne sait encore vraiment ce qui se passe dans ce bureau, je m’engage à ne rien dire ou faire qui vous mette en péril. Prenons rendez-vous pour la semaine prochaine, j’aurai fini le livre et au vu de ce premier chapitre, il ne devrait pas y avoir de problème pour convaincre mon comité de lecture. On signe un contrat et on oublie tout. Un pacte entre vous et moi.

-Et vous joueriez ce jeu, vous tiendriez parole ?

-Ma vie ne vaut pas un tapuscrit, vous pouvez le comprendre j’espère.

-Oui, c’est ce qui nous différencie, dans le moment présent.

 

Pendant qu’il parlait, je me suis écarté en le tenant dans la mire de mon arme, j’ai observé ce qui se passait dans la rue, trois étages plus bas. La circulation était coupée, des voitures de police en barraient les entrées et un cordon d’uniformes nous isolait du monde. Manifestement, la secrétaire du grand homme n’avait pas apprécié de voir un énergumène encagoulé, l’arme au poing forcer son passage et pénétrer dans l’antre de son chef. Elle avait fait ce qu’elle croyait juste en convoquant les forces de l’ordre et sans doute la presse à nos agapes littéraires.

 

-Je crois qu’il y a un problème, il me semble que pour la confidentialité de notre aimable discussion, c’est un peu tard. Regardez par vous-même.

-Merde.

Il s’est levé est s’est dirigé vers la baie vitrée, un coup d’œil a suffi. Je l’ai senti se crisper et j’ai deviné qu’il allait tenter quelque chose, un geste de désespoir si typique pour quelqu’un habitué à jauger les situations et qui comprenait désormais l’impasse dans laquelle nous nous trouvions. Il s’est ramassé, son poil s’est hérissé.

-Je ne le ferais pas, si j’étais vous, ce serait stupide, je serais obligé de tirer et je n’en ai pas encore envie, nous n’en avons pas terminé.

Cela l’a calmé, il est retourné s’asseoir derrière son bureau et m’a fixé longuement, scrutant ce visage dissimulé sous un tissu noir d’opérette dans ce qui devenait un drame trop réel pour lui.

 

-Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant, où va-t-on ?

-On continue.

(Suite au prochain numéro)

Voir les commentaires

La femme au visage d'ange

Publié le par Bernard Oheix


Bon, vous aviez oublié quel être pervers je suis, suppôt de mécréant, attiré par le mal, capable de se complaire dans la peinture du sordide en jouissant de la douleur des autres. Cela fait quelques temps que je ne vous ai pas présenté une nouvelle bien crade, glauque à souhait, avec du sang et du sexe, de la drogue et des coups...
Voilà donc l'histoire tragique d'un ange déchue, à vous de comprendre et de trouver le coupable. Et si c'était vous, le lecteur ! Et si c'était nous ?

Un visage au teint de pêche et deux yeux immenses à la prunelle d’un bleu translucide. La courbe de la joue, l’arc d’un sourcil et l’arête délicate du nez. Le front si lisse. La bouche en cœur découvre de petites dents à l’émail immaculé. Un casque doré de cheveux cendrés si fins que les pales du ventilateur les font bruisser dans le silence absolu qui règne, unique touche vivante de ce tableau d’une mort alanguie. Icône douloureuse, portrait d’ange déchu. C’est ainsi qu’elle m’est apparue pour la première fois, allongée sur la table d’autopsie, le corps dissimulé sous un linceul blanc. Elle reposait, la tête de guingois, elle respirait encore la sérénité d’une fin espérée, comme si ce bref passage d’un monde bien concret à un autre plus évanescent n’était que pure formalité, simple trait d’union entre la vie et la mort, entre l’horreur et le bonheur.

J’ai fait glisser le drap sur ses épaules, j’ai dévoilé sa nudité. Choc. Sa peau était marbrée, chaque centimètre arborant la marque de son calvaire. Teinte jaune en cercles concentriques, cœur marron, strates en auréoles d’un bleu sombre comme les nuits de son enfer. Tableau d’apocalypse des souffrances infligées. Calvaire au quotidien, des coups si profonds s’inscrivant à jamais dans sa chair pour écrire une partition abjecte. La peau était lacérée en plusieurs endroits, des blessures anciennes aux lèvres desséchées qui baillaient. Des marques de brûlures de cigarettes parsemaient sa poitrine maigre. J’ai observé ses bras. Des orifices purulents couraient le long de ses veines, chaque étape l’enfonçant toujours plus dans une dépendance à l’héroïne la plus dure, la plus sordide, d’une plongée dans l’enfer de son existence pour rien, pour le néant d’une vie sans illusion. Elle se piquait sans amour, sans considération pour une enveloppe charnelle qui ne lui importait plus, pour une coquille vide dont l’âme s’était depuis longtemps évanouie dans les affres de l’abomination. Il fallait suivre la géométrie de ses trous béants pour saisir les frontières de son désespoir. Des aiguilles sales qui injectaient un soupçon d’oubli en lui inoculant la force de survivre en la condamnant. Des infections à répétitions, germes de mort dans une chair déjà putride.

Le drap qui la recouvrait a chu sur le carrelage froid, dévoilant son ventre. Sa nudité incongrue parlait d’elle-même. Il n’y avait pas besoin de légende. Son pubis rasé surmontait un amas de chair informe. Cette alchimie mystérieuse d’un corps de femme se trouvait soudain confronté aux délires d’un tableau de la perversion. Un pilori lui avait labouré le sexe au fil d’heures sordides. Les lèvres écartées de son intimité n’étaient que crêtes racornies striées de traînées de sang séché. Son clitoris violacé se dressait comme un ergot racorni inutile, petit phare attirant la tempête, siège d’un plaisir qu’on lui avait dérobé, simple indication d’un corps brisé à qui l’on pouvait tout demander, sauf la jouissance, sauf la certitude d’exister. Plus profondément encore, une cicatrice verticale aux rives ourlées de scarifications, une ultime étape avant la plongée dans son enfer.

Elle avait 19 ans. Elle pesait 38 kg. C’est peu, même pour un petit bout de femme d’1,52 m. Malgré tout, c’est beaucoup pour une anorexique qui régurgite depuis de longues années tout ce qu’elle ingère et vomit par la bouche toute la haine accumulée dans des journées sans lumière. De ses ténèbres, le plus étrange est qu’elle ait conservé ce visage d’ange, comme pour rappeler aux hommes le poids de leurs crimes. On l’avait retrouvée dans la chambre d’un squat crasseux, à peine éteinte, brûlée au soleil d’une longue agonie, dans les déchets d’une humanité d’infortune. Elle s’appelait Rosemonde et sa destinée lui avait échappée, il y a bien longtemps, des siècles si l’on considère le poids de ses douleurs, quelques années seulement si l’on parle d’une femme qui aurait pu être une enfant malicieuse au regard dévorant la vie.

 

Rosemonde était née dans la banlieue de Paris, un petit cottage simple et nu, intermédiaire entre la cité où s’entassaient des peuples chassés par la misère de leur terre d’origine et la ville noyée de lumières qui flamboyait en bordant leur horizon. Un trait d’union traçant une frontière indélébile entre leur aspiration à être propriétaire en s’affranchissant de leur condition modeste et le cancer de cette zone promise à la fureur d’habitants sans espoir. On était en 1983 et l’union de la gauche se fondait dans la nuit. Sa mère avait voté Mitterrand, son père, militant communiste, vivait la trahison de ses idéaux comme un renoncement à un monde meilleur, plus juste, un monde où les hommes auraient regardé l’avenir avec confiance. Il prônait une radicalité et un alignement sur les vestiges d’un empire soviétique encore rassurant.

C’est une voiture volée qui vint le percuter au sortir d’une réunion de la cellule Maurice Thorez du Parti Communiste dont il était le secrétaire actif. Deux jeunes sans permis avec plus de 2 g d’alcool charriant la haine dans leur sang. Ils cherchaient à fuir la sirène hurlante d’un véhicule de la gendarmerie et à 120 Km à l’heure, éperonnèrent une silhouette flou. Il mourut sur le coup et sa fin fut le début du calvaire de Rosemonde.

On peut survivre à la disparition d’un être cher. Le temps a des vertus cicatrisantes et l’on apprend à vivre sans l’aimé. C’est ainsi depuis toujours, une loi de la nature qui protège ceux qui restent devant ceux que le destin appelle à se fondre dans le grand désert tout blanc. Au début, la douleur semble si violente qu’il apparaît que plus rien n’a d’importance et que les contours du monde s’estompent à jamais. Et puis les vagues de la réalité viennent submerger la douleur, offrir l’asile d’un oubli salvateur. L’absence au cœur, on peut se reconstruire et renaître à l’espoir. Il reste une épine dans la chair comme un rappel vivace de celui qui fut, mais la vie est plus forte que la mort. On fait avec. Et Rosemonde n’avait que 8 ans après tout.

Sa mère n’avait jamais travaillé, elle élevait cette fille trop vite née d’une union précoce. Elle était passée sans transition de l’état d’apprentie coiffeuse à celui de génitrice enfermée dans un pavillon trop étroit. C’était son mari qui tenait les fils de sa vie, elle fut abandonnée à elle-même. Sa peine se doublait d’une angoisse devant l’avenir. Elle dut se résoudre à vendre le pavillon trop tôt pour en tirer profit, l’essentiel de la vente couvrant le crédit qui courait sur 20 ans dont les intérêts dévorèrent le maigre pécule qu’elle put en tirer. Elle se retrouva dans cette cité qui bordait leur horizon et qu’elle avait tenté de fuir, seule et sans ressources.

Peut-on lui en vouloir de n’avoir su élever cette fille qu’elle comprenait si peu ? Elle trouva un travail de serveuse dans un bar de nuit, fréquenta quelques hommes pour rompre sa solitude et entendre des mots d’amour que plus personne ne pouvait lui susurrer sur l’oreiller de ses nuits blanches. Elle but, et prit l’habitude de se faire raccompagner chez elle. Au début elle fermait la porte et demandait à ses hôtes d’une nuit d’être silencieux. L’usure du temps, une proie si facile, l’ingestion d’alcool, elle était payée au rendement et au pourcentage, l’argent facile que lui octroyaient quelques clients, eurent rapidement raison de ses ultimes résistances.

C’est à l’âge de 12 ans que Rosemonde fut violée par deux clients ivres que sa mère avait eu l’imprudence de ramener chez elle. Elle s’abattit sur le canapé, terrassée par les nombreux verres ingérés, frappée d’un sommeil comateux sans rêves. En déambulant dans la maison, ils trouvèrent la chambre de l’enfant, une petite fille si belle et fragile au regard terrorisé. Elle était assise dans son lit, muette, et regardait la nuit se déchirer devant elle. Ils jouèrent à la poupée avec son corps sans défense. Leurs doigts sales parcourant sa peau si tendre et pinçaient avec violence son épiderme délicat. Elle serrait les dents et son corps se fermait devant l’assaut. Elle ne pleurait pas. Le premier la força de son sexe dur, de ses tissus déchirés un filet de sang s’écoula traçant un chemin d’ignominie sur le drap froissé. Le deuxième la retourna pour la sodomiser et elle s’évanouit en mordant l’oreiller, seule et unique révolte d’un jouet trop vivant dans les mains de ses bourreaux Ils lui dérobèrent les maigres restes d’humanité et d’amour qui restaient ancrés en elle. Rosemonde était prête à affronter son destin.

Sa mère refusa de voir le drame qui s’était joué sous son toit. Inconsciemment, sa culpabilité l’étouffait. Elle l’enferma dans un silence de complicité et rien ne pu s’exprimer qui aurait dû la libérer de ce qui l’oppressait. Elle cessa de parler pendant des mois avant de retrouver un semblant de vie normale. Ses études étaient mauvaises, sa vie sociale inexistante. Elle semblait incapable de suivre le cours d’une pensée, le raisonnement qui devait la mener d’un point à un autre. Il n’y avait plus de centre pour elle, plus de contours non plus, juste un grand vide délétère dans lequel elle s’enlisait de ne pouvoir enfin être la victime nommée des autres. Le silence était assourdissant.

A 14 ans, elle se prostitua pour la première fois, un homme lui tendit un billet de 100 francs pour qu’elle le suce dans la cave de son immeuble. Elle n’hésita pas, se retrouvant dans les hoquets de son dégoût, enfin en accord avec ce mal qui la rongeait insidieusement et qu’elle expurgeait en déglutissant le sperme de ce sexe enfourné entre ses lèvres fines. Elle était encore belle, un visage d’ange mais son cœur était noir, de la noirceur de ceux qui l’avait avilie à jamais. Son anorexie date de cette époque. Elle prit l’habitude de dégueuler tout ce qui tentait de pénétrer dans son corps. Elle était incapable de conserver la moindre parcelle de nourriture sans l’expulser avec rage. Il lui restait le sexe des hommes pour se remplir et bientôt, l’héroïne à s’injecter dans les veines pour se fuir.

Sa carrière de pute fut brève, intense et violente. Un concentré en quelques années de ce qui prend une vie d’avilissement chez la plupart des autres prostituées. Elle vivait en accéléré, comme un film dont la vitesse se serait déréglée, pantin aux gestes mécaniques. Elle brûlait les étapes de son chemin de croix.

Un petit loubard du quartier avait mis la main sur elle. Contre un peu d’argent, quelques joints ou une bouteille de gin, il l’offrait à qui la voulait dans la cité. Sa réputation grandissait, débordant largement les cages d’escaliers et les caves sombres et humides dans lesquelles elle se vautrait. Petites transactions marchandes insatisfaisantes. Il la céda pour 2000 balles, le prix d’une chaîne pour écouter sa musique, à un mac de Belleville qui l’installa dans un studio et elle reçut, pendant près de deux années, des clients plus fortunés, exigeants venant chercher leur content de sensations brutes. Elle apprit les gestes de l’amour tarifé, les codes en vigueur, se mettre à quatre pattes pour se faire enculer, se vêtir de cuir et fouetter des postérieurs gras et luisants, se faire uriner sur le visage et simuler des orgasmes avec sa voix de petite fille qu’elle conservait comme un trésor caché. Elle lavait les queues dures ou molles d’hommes qui ne la voyaient pas, elle s’occupait de leur vider leur tension en gros crachats saccadés de sperme d’une bite soudain folle, tétanisée. C’était une bonne gagneuse qui ne lésinait pas sur le travail et rapportait gros à ses protecteurs, un investissement rentable. Elle eut même son heure de gloire éphémère dans le monde de la nuit perverse.

C’est à cette période qu’elle se piqua pour la première fois, de l’héroïne pure et dure qu’un client s’injectait avant de se faire enfoncer un goulot de bouteille dans l’anus. Elle goûta aux paradis d’artifices. C’est là qu’elle sut avec certitude que son calvaire allait enfin cesser et qu’une voie pour échapper à son enfer se dessinait. Elle se piqua alors avec l’énergie du désespoir, attendant ces quelques minutes de rémission d’un fix avec la volupté d’un ange déchu. Tout son argent passait chez les dealers du quartier et elle perdit rapidement pied, n’eut plus goût à son travail, accomplit mécaniquement sa mission sans prendre garde à ses clients. Les réputations se font vite et se défont encore plus rapidement. Le mac, ne pouvant plus la contrôler malgré les coups qu’il lui assenait pour la faire rentrer dans le rang, se dépêcha de la revendre 20 000 francs à une bande de Croates qui tenait les trottoirs de Vitry. Il avait largement amorti son investissement dégageant même une plus value conséquente. Il savait, dans cette lie qui était son quotidien, que l’on ne peut lutter contre le désespoir absolu d’un être, même la peur est inopérante. Quand le fiel s’est installé, l’on ne peut que s’incliner. Le mac perdit ainsi un de ses meilleurs placements, les Croates misèrent sur du court terme.

Elle du faire de l’abattage par vents et par pluie, dans le froid, toutes les nuits de chaque semaine sans jamais un jour de repos, exposant ses formes faméliques sous des tenues de cuir, ombres sans visage qui lui défonçaient le cul sans capotes dans des voitures qui empestaient la bière et la sueur, à même le goudron et les immondices des impasses dans lesquelles les anonymes sans paroles venaient assouvir leur besoin pour quelques billets qu’on lui arrachait immédiatement. Elle devait rembourser sa dette, à ses souteneurs comme à la société, à ses clients comme à ses espoirs avortés. Il n’était pas question de rentrer avant d’avoir gagné 5000 francs en moyenne, entre 15 et 20 clients par nuit suivant leurs demandes spécifiques. Elle y arrivait difficilement, c’était si dur de se traîner sur ce carré de trottoir sale pendant des heures à attendre qu’un éclair de feu puisse de nouveau l’embraser en la projetant dans un ailleurs sans rémission. Il y avait les coups qui pleuvaient quand elle n’atteignait pas son objectif, des bâtes de baseball, des ceintures à bout clouté, du fil de téléphone pour la ligoter et jouer de son corps en d’interminables joutes horrifiques. Il existait tant d’autres moyens de faire plier sa volonté sans briser son désespoir. Et jamais elle ne mangeait, le mot obscène de nourriture la révulsait. Elle grignotait quelques miettes et se vidait à son tour dans un flot de bile noire comme son anéantissement.

Elle passa à des drogues moins chères et plus sordides, des cocktails coupés à la strychnine, des compositions artisanales incertaines qu’on lui fourguait parce qu’elle était connue désormais, que l’on savait que rien ne l’arrêterait dans sa chute, qu’elle pouvait tout ingérer, même les drogues qui font exploser la tête sans apporter de bleu à l’âme, sans soleil, juste des éclairs sauvages qui privent d’horizon et laissent pantois, la bouche sèche, le corps envahi d’amertume. Et plus elle consommait de son poison, plus elle devenait une poupée mécanique privée de sens, incapable d’assurer son service, rebut de la fange, pute de bas étage jetant l’opprobre sur cette corporation de matrones où toutes se côtoyaient, s’épiaient et se dénonçaient sans vergogne. Rosemonde puait la mort et rien n’indispose plus celui qui paye que ces relents putrides, quand plus rien n’a d’importance et que le jeu ne terrorise même plus. Il lui fallait descendre encore d’un étage dans la boue de l’humanité avant de s’en évader. Elle plongea alors vers son destin funèbre avec le détachement de ceux qui ne peuvent que tomber en se brisant les ailes.

Elle fut rétrocédée pour effacer une dette de poker à un Turc taillé dans la pierre. Un géant d’Anatolie aux muscles noueux, le front bas, la moustache noire et fournie. Il s’était fait une spécialité d’apporter du sexe à bon marché dans les foyers de travailleurs immigrés de la région parisienne. Zones de non droit tenues par des caïds locaux profitant de toutes les faiblesses de ceux que la solitude rongeait et qui s’abîmaient les mains à défoncer les rues et bâtir des maisons accueillantes aux fenêtres ajourées. Une aubaine pour des ventres sans tendresse. Son cerbère troquait une chambre contre un bon repas et une passe gratuite, redistribuait 5 francs par client au responsable du bâtiment et les résidents, avertis par quelques relais occultes, se présentaient avec leurs 50 francs à la main, faisant la queue dans le couloir à l’éclairage glauque. Une queue pour la queue. Ils disposaient de dix minutes pour satisfaire leur besoin. La pièce était plongée dans la pénombre tant son corps dénudé désormais inspirait du dégoût. C’est le Turc qui encaissait directement à l’entrée. Elle pouvait se faire, les bons jours, jusqu’à 80 clients à la chaîne. Près de 4000 balles en petites coupures même s’il fallait déduire les frais et entretenir Rosemonde en drogue.

Chacun entrait et dans la pénombre, malaxait son sexe afin d’entrer en érection et se frayait un chemin dans les replis de sa chatte déchirée, accentuant toujours plus le vide qui régnait en elle. A certaines aubes blafardes, son ventre dégoulinait de sperme, ruisselait sur ses jambes, s’écoulait sur le carrelage froid, formant une mare dans laquelle le Turc glissait en comptant les billets fatigués qu’il attachait avec un élastique. Elle n’était qu’une poupée froide en latex, presque morte. Un endroit où éjaculer à bas prix pour un salaire de l’horreur, l’antre noir de la mort rampante.

 

Qui est responsable ?

Elle ne se posait plus ce genre de questions depuis très longtemps, plus de ces interrogations inutiles qui font resurgir des mémoires enterrées, des bribes d’un passé en lambeaux. Le mac lui jetait quelques billets gluants sur le visage, lui donnait sa dope, et la raccompagnait dans un squat sous la garde d’un de ses cousins qui se faisait sucer pour passer le temps. Il fallait qu’elle tienne le plus longtemps possible, il avait encore tant de dettes de jeu, une malchance permanente aux cartes qui durait depuis de longs mois. Il savait que ce n’était qu’une mauvaise passe et que la fortune reviendrait pour lui sourire. En attendant, il honorait ses dettes grâce à l’abattage de Rosemonde, celle que tout le monde pouvait s’offrir tant son prix n’était plus une contrainte. Elle était 38 kg de viande avariée.

 Elle se couchait entre des draps sales, se piquait dans un endroit de sa peau encore accessible à la seringue crade qu’elle conservait à la tête de son grabat. Elle devait chercher sa veine et fouailler longuement avant de pouvoir pomper le venin dans son sang. Il en restait si peu. Alors, seulement, elle se laissait aller dans un coma bienfaiteur, dans cet état d’insensibilité pendant lequel elle n’avait plus faim, plus soif, le cerveau au ralenti incapable de fonctionner sur le temps. Elle s’accrochait à des images simples comme le bonheur. Un coin de rideau propre, la couleur pâle du ciel, l’éclair d’un rayon lumineux. Le vide aussi.

 

Un matin, il la retrouva le regard fixe, l’œil halluciné, le souffle court. Il décampa et disparut de la ville pendant quelque mois. Ce n’est qu’au bout de trois jours qu’un coup de fil anonyme informa les pompiers de sa présence dans l’immeuble sordide. Ils vinrent la chercher et l’ambulance la déposa à l’hôpital. Un dernier halo blanc au fond de sa rétine et elle s’éteignit comme une chandelle au souffle de la tourmente.

 

Qui est responsable ?  

Son père, qui aurait pu éviter cette voiture folle s’il avait un peu moins pensé à Staline et un peu plus à sa fille ? Sa mère, si seule et désemparée dans un monde où elle n’avait pas de place ? Ces deux monstres qui la forcèrent à des jeux d’adultes dans leur ivresse et souillèrent à jamais son corps meurtri en déchirant son horizon ? Son premier copain qui la refilait à des potes pour quelques cigarettes de shit ? Toute cette chaîne de souteneurs qui organisaient sa fuite dans l’indicible sans un regard pour sa douleur et son corps en lambeaux ? Celui qui lui fit découvrir l’héroïne et la fixa à jamais dans des territoires sans frontières ? Les Croates ? Les Turcs ? Les travailleurs immigrés qui abusaient de son corps pour 50 francs ?

 

Qui est responsable au fond de cette tragédie ?

Pas le manque de chance, il est si également partagé que l’on ne peut s’appuyer sur lui pour la juger. Pas son courage emporté comme un fétu de paille par les passions avides, elle était si démunie devant la force brutale de l’homme. Pas une fatalité morbide qui ferait que certains devraient payer à l’aune de leur sang afin que les autres puissent leur survivre. Non, il reste la pureté miraculeuse d’un visage d’ange étrangement épargné pour nous renvoyer aux miroirs de nos actes. Ne voulait-elle point, tout simplement, nous faire regretter par-delà les nuages de ne pas l’avoir protégée et par notre propre faiblesse, de l’avoir condamnée à une si brève vie de douleurs ? Tant de gens à la croiser sans la voir. A l’ignorer par dédain. A détourner les yeux. Tant d’autres à sortir des billets sales pour des plaisirs égoïstes. Tant d’appels pressants restés sans réponses.

Tant d’indifférence.

 

Voir les commentaires

L'enfant de la Guerre

Publié le par Bernard Oheix

Une nouvelle étrange, née de vieux souvenirs, mélange d'héroïsme et de ces riens qui remplissent une vie. Une nouvelle sur le vide qui remplit tant d'hommes. A vous de lire et  peut-être de comprendre le prix à payer quand l'on court derrière des rêves de gloire !
 
 
 
 
 
A seize ans, on se veut homme, la moustache ourle les lèvres, les nuits sont peuplées de rêves de femmes et l’avenir vous appartient. A seize ans, l’enfant qui est en vous se met en sommeil, se tapit dans les profondeurs, se dissimule derrière la voix qui mue, vous le repoussez de toutes vos forces mais il n’est jamais très loin, juste à fleur de vos certitudes, si près de cette pulsion qui vous pousse à grandir et à regarder le monde de haut.
Georges allait sur ses seize ans et l’univers lui appartenait même s’il ne le connaissait pas. Son horizon s’était subitement bouché quand sa mère mourut d’enfanter un frère qu’il ne désirait pas. Il avait six ans et son père mit un an à mourir de chagrin. On pense que l’on ne peut s’éteindre de voir sa flamme se moucher. Pourtant il le fit. Il se laissa quelques mois de sursis pour se complaire dans son malheur et rien ne put le décider à vaincre la fin prématurée de son épouse. Veuf inconsolable, les vertus cicatrisantes du temps qui passe ne jouèrent point pour ce père amoureux fou d’une ombre qui s’était évanouie dans la nuit et il la rejoignit dans un paradis d’amants éplorés. Au passage, il abandonna à leur triste sort ses deux bambins et si le cadet était trop petit pour se rendre compte de l’engrenage dans lequel sa naissance avait poussé ses parents, Georges, lui, se rappelait encore les douces caresses de sa mère, la moustache du père quand il venait l’embrasser le soir. Il ressentait encore le poids des bras de son père l’initiant au vélo et conservait pieusement la photo saisie par un journaliste de « la Vendée » où on le voyait, sous le titre du plus jeune cycliste de l’Hexagone, en prélude à une étape du Tour de France, effectuer un périple sur la piste cendrée de La Roche-sur-Yon. C’était en 1935, il avait six ans, le bruit des cannes résonnait sur les pavés et les travailleurs allaient bientôt élire un gouvernement de Front Populaire qui lui offrirait les congés payés.
A la mort de ses parents, la famille se réunit pour sceller le sort des enfants maudits par la disparition de leurs géniteurs. Le petit dernier, cause indirecte de tous ces malheurs, trouva asile auprès d’une famille éloignée de Brest qui ne pouvait avoir d’enfants. Ils l’élevèrent avec amour et lui offrirent la possibilité de faire des études et d’intégrer l’école des cheminots. Il devint conducteur de trains et communiste, fonda une famille et lutta pour la libération des peuples et l’idéal que Staline incarnait d’une société plus juste et harmonieuse. Georges lui en voulut toute sa vie et ne lui pardonna jamais. Il n’avait pas eu cette chance. Deux tantes se chargèrent de cet enfant rétif et difficile et se partagèrent la lourde charge de l’élever. Il fut trimbalé de l’une à l’autre et, sans amour, dut se débrouiller pour trouver une place dans un monde de tourmente que les bottes nazies vinrent rapidement arpenter.
A douze ans, il fut placé comme mitron chez un boulanger et travaillait 18 heures par jour, dormant sur un grabat jeté à même le sol derrière le fournil, son horizon borné par les coups que le maître faisait pleuvoir sur le dos de l’apprenti pour lui inculquer les rudiments du métier. Le réveil à 3 heures du matin se faisait par une talonnade sur la forme allongée qui gisait sur sa couche les yeux embrumés. Il s’acharnait alors à pétrir, enfourner et démouler les miches de pain croustillantes, ronde incessante qui l’occupait jusqu’à l’heure du déjeuner.
A la table du patron et de la patronne, sa gamelle était remplie de bouillie, reste de soupe, pain dur non vendu pendant que ceux-ci se coupaient des tranches de jambon, dégustaient leur bifteck, et il se souvint toute sa courte vie de l’odeur qui montait de leurs assiettes et du brouet qu’on lui servait. Il n’était pas martyrisé, seulement un apprenti orphelin que leur complaisance à lui apprendre le noble métier de la boulange autorisait à diriger d’une main de fer.
L’après-midi, il nettoyait les fours, faisait les livraisons, déchargeait les camions de farine, préparait les ingrédients pour la fournée du lendemain, et quand le soir tombait, les heures écoulées pesaient sur ses épaules pleines de vie d’un gamin de seize ans. Il s’endormait vite après la soupe du soir, vite et sans rêves pour des nuits trop courtes. Il n’avait pas d’horizon, pas de passé, seulement un présent dans ce lieu sans avenir, une mécanique fluide de jours interminables qui s’enchaînaient attaché à ce fournil rougeoyant.
Georges avait grandi dans le bruit des chars allemands de la colonne qui avait défilé sur l’avenue, un après-midi de cet hiver 1940 et il se souvenait des casques étranges qui couvraient les oreilles des envahisseurs, de l’effroi qui avait saisi la population, des regards furtifs jetés par les passants devant la nouvelle Kommandantur bariolée de lettres gothiques. Il avait moins de dix ans à leur arrivée, son adolescence de labeur ne l’avait pas empêché de constater que la vie s’était organisée autour de leur présence. Oh ! Il faut bien avouer qu’ils n’étaient pas toujours impressionnants ces « schleus » qui campaient dans sa ville, les garnisons dépêchées dans ce chef-lieu de province par le haut commandement étant composées du rebut de l’armée du grand Reich, blessés du front russe en convalescence, jeunes incorporés trop tôt, vieux de la grande guerre réquisitionnés pour compléter les effectifs… on était loin des bêtes sanglantes assoiffées de sang qui décimaient les zones de combats.
Dans cette région de France si conformiste, on s’habitua facilement à des forces si discrètes d’oppression. Les affaires marchaient bien, métaux, produits de la ferme, tissus étaient achetés par les Allemands et leurs commissionnaires. Il y avait si peu de juifs que même les rares miliciens se sentaient désœuvrés, la résistance brillant par sa discrétion. Les années s’écoulèrent au rythme du fracas lointain des champs de combats de l’Afrique, du front de l’Est. Pourtant la tenaille se refermait sur les armées d’Hitler, et plus leur pouvoir semblait chancelant, plus des opposants de l’ombre s’inventaient des vertus d’un combat mystérieux, celui d’une résistance que le temps n’aurait entamée.
On s’attribuait des actes héroïques, on tramait dans le silence de la nuit des plans machiavéliques destinés à chasser l’occupant soudainement honni, des armes surgissaient dans les mains malhabiles de ceux que l’imminence de l’arrivée des Américains faisaient sortir de leur léthargie. En ce mois de juin 1944, l’ébullition portée à son incandescence entraînait à la passion ceux-là même qui avaient si bien composé avec la présence d’hommes verts de plus en plus discrets, se terrant dans leur cantonnement, effectuant quelques patrouilles sous l’œil désormais furibard de ces résistants d’opérette.
Le boulanger tentait de se racheter une bonne conduite après s’être engraissé en vendant force pains et viennoiseries aux Allemands, son Gaullisme fervent étant étalé à longueur de journée devant les clients qui opinaient, eux-mêmes à la recherche d’une virginité tardive. Ce n’était que bruits et fureurs devant cette présence devenue intolérable maintenant que les canons de la libération prochaine résonnaient à l’horizon. Devant l’apprenti Georges, quantité si négligeable qu’il n’avait pas d’existence réelle, pendant ces mornes repas où le visage soumis de son épouse lui renvoyait l’image de sa veulerie, il s’épanchait sur cette période trouble qui s’annonçait, l’arrivée imminente des communistes et des étrangers, angoissé devant cette perte d’une stabilité que les Allemands avaient si bien incarnée.
Georges bouillait intérieurement, tout son être aspirait à une déflagration rédemptrice, un bouleversement qui seul lui permettrait de s’évader de cette prison dans laquelle ses forces de vie s’étiolaient. Il pressentait que cette période de la libération lui ouvrirait des horizons nouveaux, élargirait son espace en lui offrant un champ d’expérimentation inégalé. Il contacta les chefs avérés de la nouvelle résistance et offrit ses services. On était le 6 juin 1944 et le Chanel bruissait de tant de rumeurs qu’il ne pouvait plus rester en marge du combat qui s’annonçait.
Après forces tergiversations, le comité de résistance de La Roche-sur-Yon intégra le jeune Georges dont la servilité et l’incroyable désir de bien faire flattaient l’ego des valeureux guerriers du crépuscule. On lui fournit un vieux Lebel qui avait fait 14-18 et il se retrouva sur une barricade érigée à la hâte, dans un chemin de traverse du bocage vendéen que personne ne fréquentait, à effectuer sa première garde, un 8 juin qui voyait les armées alliées débarquer sur des langues de sable bien vite rougies du sang fluide des combattants.
Georges ouvrait grands ses yeux pour scruter la nuit, écoutant les bruits de la campagne. Il ne savait pas qu’il n’y avait aucun danger, la garnison allemande terrée dans son bunker attendait le feu vert pour évacuer vers le Bassin Parisien pendant que les troupes aguerries de Rommel s’acharnaient à défendre la Normandie et à affronter les alliés pied à pied. Le sort de la guerre se déterminait dans ce petit coin verdoyant de la France où deux armées entraînées se livraient un assaut titanesque pendant qu’une poignée de résistants s’inventaient en marge une geste héroïque dans la quiétude d’une soirée de printemps que rien ne pouvait troubler.
C’était sans compter la nervosité d’une troupe d’opérette et d’un gamin trop vite grandi. Au cœur de la nuit, des fourrés touffus, monta un bruissement inquiétant. De toute évidence, une cohorte tentait de prendre à revers la barricade. Georges aux aguets, décela la manœuvre et épaulant sa pétoire, visa au cœur de la masse ennemie pour décocher sa balle et signer de son empreinte ce combat meurtrier contre les forces du mal.
Le fusil regimba. Enterré depuis de longues années, rouillé et rafistolé à sa renaissance, il avait si peu inspiré confiance qu’on l’avait confié au plus jeune en pensant que nul coup de feu ne pourrait en être décoché. Ils avaient tort, le percuteur vint s’écraser sur l’amorce et le coup partit, explosant le fût du canon et blessant grièvement Georges au visage. Le sang jaillit dans son hurlement de douleur et il tomba inconscient sur cette barricade de charrettes et de troncs entremêlés qu’il défendait avec tant de conscience pendant que les deux vaches qui s’étaient égarées dans le bocage déguerpissaient en meuglant de panique.
Il fut transporté à l’hôpital voisin, unique victime de cette nuit d’un débarquement que les sanglots longs des violons de l’automne avaient déclenché. La blessure était sérieuse, la balle avait ricoché sur son maxillaire et un débris de ferraille s’était fiché dans son os temporal. Il survécut, sa constitution jeune et sa soif de vivre compensant la honte et le ridicule d’assister de son lit à la déferlante des armées de la libération et à la fête qui s’ensuivit. Il resta plus de trois mois dans l’hôpital pendant qu’une nouvelle vie s’organisait autour de lui, les anciens édiles mystérieusement reconvertis en résistants farouches exécutèrent un trafiquant notoire et tondirent quelques femmes qui avaient eu le tort de s’afficher avec de beaux éphèbes blonds pendant que leurs hommes se pliaient à l’exercice de la guerre et du travail obligatoire. Une longue cicatrice barrait son visage mal dégrossi, descendant de la pommette vers le menton, lui donnant cet aspect viril d’un masque de combat qui, s’il le priva de conquêtes féminines par la suite, lui permit par contre de s’imposer dans un monde d’hommes où ce stigmate prouvait son courage et sa valeur.
Se réadapter à la vie civile après ce fait d’arme n’était pas chose aisée, d’autant plus que la permanence des regards de ceux qui connaissaient l’origine de sa cicatrice le renvoyait à un acte héroïque au goût d’inachevé qu’il préférait oublier. Il quitta son maître boulanger après quelques mois pendant lesquels celui-ci sut reconquérir le cœur des habitantes et put en toute sérénité continuer son commerce même si son chiffre d’affaires baissa du fait de l’absence de commandes de ses clients germaniques. Il ne leur pardonna jamais de ne point avoir réglé leurs dernières fournées. Georges étouffait dans cette ville de province trop étroite, il s’exila dans un Paris fraîchement libéré et trouva un emploi de commissionnaire en vélo, livreur à toute heure du jour et de la nuit, des colis d’un tailleur dont l’atelier s’était remis à tourner malgré la pénurie de tissus et les difficultés d’approvisionnement. L’heure était à la fête même si les armes ne s’étaient pas encore totalement éteintes.
La vie lui semblait pourtant bien morne. A plus de dix-sept ans, Georges, qui avait effleuré son rêve de gloire dans cette nuit du 8 juin 1944, ne pouvait se contenter de pédaler sur sa bicyclette alors que le souvenir de cette crosse à son épaule et de ses responsabilités sur cette barricade lui semblait si frais. Il aspirait à une vie d’aventures, il désirait s’évader et conquérir le monde, fouler des terres inconnues, affronter des dangers que sa soif de mystères lui rendait attrayants. Après quelques mois de cette vie solitaire à parcourir les rues de Paris, il décida de s’engager dans l’armée française qui recrutait pour défendre son empire colonial.
C’est dans la marine qu’il fit ses classes. Pour un homme de l’Ouest cela semblait l’évidence. Derrière l’horizon se profilaient des pays d’enchantement, le rêve d’un ailleurs à explorer, la certitude de s’affranchir de son univers quotidien. Il avait enfin trouvé une famille d’adoption, une famille rude avec ses codes et ses rites, qui le protégeait. Lui qui avait vécu la boulange ne craignait pas les levers au petit matin, les marches pendant les classes, le compagnonnage d’êtres frustes, la soumission à l’ordre établi et la stricte hiérarchisation qui ordonnaient la vie de ce groupe d’hommes jeunes qui aspiraient à en découdre avec le monde entier. Il dut s’imposer par la force, n’hésitant pas à faire le coup de poing pour se faire respecter et gagner une respectabilité à laquelle il aspirait.
Leur bateau, une corvette « le Degueldre », appareilla en 1947 pour rejoindre le Tonkin qui s’agitait. De longs mois à sillonner les mers, à sentir les brises océanes déposer le sel de l’inconnu sur ses lèvres, à se rapprocher d’une guerre qu’il se devait d’accomplir le rendit plus mûr, plus adulte, enfin réconcilié avec lui-même. Il était fin prêt à trouver sa place dans un monde qui l’avait toujours rejeté.
Affecté au radar, il passait de longues heures à fixer un écran vert qui scintillait, dénichant les traces des présences des navires qui les croisaient, la ligne rouge du curseur balayant la fenêtre ouverte sur l’extérieur était comme un repère permanent de sa volonté de découverte et d’exotisme. Quand ils s’amarrèrent par un matin de septembre ensoleillé au quai grouillant de Hanoi, il sut qu’il était arrivé à bon port et que sa vie commençait.
Sa spécialité de radariste lui permettait d’avoir du temps libre quand le bâtiment ne voguait pas et il profitait largement de longues permissions. Son bel uniforme, ses galons de quartier-maître, l’air canaille de son visage couturé, l’énergie qu’il dégageait dans ce pays qui allait s’enflammer mais autorisait encore quelques répits lui permirent de passer les plus beaux mois de sa courte vie. Quand il flânait dans les rues de Saigon, buvait des bières dans les bars enfumés en compagnie de serveuses dénudées, finissait ses nuits dans les bras d’une femme au parfum exotique, il avait l’impression de toucher au bonheur. La vie d’un marin est scandée par ces moments de liberté, quand l’ordre des choses autorise toutes les errances, obère l’angoisse de l’avenir, libère des contraintes du présent. Nourri, blanchi, pris en main du soir au matin pour finir libre comme l’air dans un pays où la tension perceptible n’était pas encore un frein aux expéditions nocturnes, il savourait chaque jour avec la certitude d’avoir choisi la voie royale qui le mènerait au bonheur.
Ce pays magnifique le fascinait. Dans les rues animées, les pousse-pousse se frayaient un chemin, s’écartant aux coups intempestifs des klaxons de limousines rutilantes, des arbres inconnus égayaient de leur ombre des ruelles où un peuple chamarré, souriant, volubile déversait une bonne humeur contagieuse. La pluie chaude s’abattait pendant la mousson noyant l’horizon dans ses plis pour disparaître et s’évanouir en un instant magique où le soleil éclatait, irisant d’arcs en ciel les toits de la ville. Melting-pot de populations, croisement de tous les aventuriers de la terre et des affairistes qui venaient chercher fortune, il semblait impossible que la situation dégénérât et que les affrontements que l’on percevait au loin débouchent sur un conflit qui allait embraser la péninsule pour de longues années de cauchemar. Georges dans l’abri de cette corvette devenu son hâvre, était si loin de la guerre malgré son uniforme qu’il ne vit pas s’installer la terreur autour de lui.
Cela commença par des règlements de comptes, des agressions, des disparitions et petit à petit, les permissions se firent plus rares, les consignes plus strictes, la mise en place insidieuse d’une mécanique d’attaques ripostes condamnant les mondes de l’Occident et de l’Orient à un affrontement direct. La guerre réelle venait de commencer et il se retrouva vissé à son radar, emprisonné dans son bateau de fer, ligoté par des points scintillants sur l’écran vert qui sonnaient l’heure de la déroute de cette grande armée française accrochée aux miettes d’un empire colonial qui craquait de toute part.
Au fond, il ne vit rien de ces années de plomb, et dans ce tunnel qui menait droit vers un Diên Biên Phu d’apocalypse, il n’entendit que le canon de son bâtiment qui lançait des obus meurtriers à l’aveuglette sur des cibles mouvantes jamais concrètes. Cette guerre était si loin de son imaginaire, une théorie dont il sentait la réalité autour de lui mais sur laquelle il ne pouvait mettre de visage. Il n’avait toujours pas tiré de coups de feu sur un ennemi concret, son héroïsme s’épuisant dans les longues veilles de sa salle d’opération, à suivre des yeux des abstractions en mouvement.
Quand l’heure de la retraite sonna, il n’avait toujours pas subi le moindre engagement actif et gardait le goût âcre de l’inachevé dans sa soif d’absolu. La panique de la défaite le toucha comme des milliers de Français qui comprenaient que leur époque était révolue et qu’ils devaient laisser la place à la nation américaine pour défendre les valeurs de l’Occident contre un communisme qui gangrenait la planète. Les barbares avaient gagné, il était si loin le temps des douceurs des nuits de Saigon, les odeurs et les saveurs d’un pays de mystères. Le réveil était douloureux.
 
Georges revint en métropole avec l’image de la défaite collée à ses basques. Il ne connaissait personne, sa famille n’existait plus, il avait coupé tous les liens, ses rares relations s’étaient évanouies dans une France qui se reconstruisait. Il ne comprenait pas les règles de ce nouveau monde qui s’érigeait. La population demandait à toucher les dividendes d’un essor que rien ne semblait pouvoir entraver, les chantiers effaçaient les traces encore visibles des stigmates de cette guerre qui l’avait ravagée. Ceux qui portaient l’uniforme sali par la défaite d’un peuple de jaunes débraillés n’avaient pas de place dans une société qui voulait oublier alors que se profilait un nouvel abcès du côté des Aurès. Il rempila dans les fusiliers marins car il ne savait où aller avec sa cicatrice qui lui barrait le visage et sa solitude que seuls les ordres d’une hiérarchie pouvaient rompre.
C’est en 1957 qu’il franchit la Méditerranée pour conserver dans le giron de la France ce morceau de terre aride que les indigènes voulaient s’approprier. Il rêvait de combats, de tirs qui faisaient mouche, d’escalades à marche forcée pour investir des fortins grouillant d’ennemis, le panache au vent et l’ivresse au bord des lèvres. Il ne connut que la bataille d’Alger, les attentats, les mutilations et ne voyait jamais d’ennemis, juste des ombres qui s’évanouissaient. Il n’aimait pas ce pays. Autant les charmes de l’Asie l’avaient subjugué, autant ce soleil qui écrasait la ville, cette population vêtue de gandouras, les femmes voilées, la saleté de la casbah l’insupportaient. Il ne se sentait aucun atome crochu pour cette culture trop austère à ses yeux. Le moindre regard, la plus bénigne réflexion pouvaient dégénérer en rixe, les femmes confinées dans leur rôle de mère ne trouvaient pas grâce à ses yeux. Il n’aimait pas l’islam et le pays lui rendait bien, lui, oppresseur entaché de tous les vices d’une société plongée dans la frénésie des années glorieuses qui s’annonçaient et faisaient craquer les habits trop étroits du conformisme.
 
 
Georges est affecté dans une Wilaya perdue au fond des Aurès. Les neuf européens de la section et les trente supplétifs locaux tiennent une bâtisse carrée de bois et de boue séchée. L’espace confiné tranche avec ce ciel si pur et si beau qui grise le matin, quand le regard s’évade et perce l’horizon. Les fellaghas grouillent et tiennent la nuit, exerçant une pression constante. Le jour les voit débouler, sortir de leur cocon pour des  patrouilles dangereuses qui maintiennent l’illusion d’un ordre établi et le temps s’écoule inexorablement, dans le bruit et la fureur de ce groupe d’hommes que tout sépare, que seule la mort réunit.
Georges n’a pas encore tué un ennemi, ou s’il l’a fait c’est sans le savoir, dans l’inconnu d’un tir de riposte à l’aveuglette, par une nuit sans lune d’une énième escarmouche. Il est le chef de section de cet avant-poste perdu dans les collines, sous-officier issu de la base que seules les années passées sous le harnais consacrent d’une quelconque légitimité. Il vit le quotidien de ses hommes, la saleté et le manque d’eau, les poux et les blessures infectées, les ordres qui tombent dans une radio qui crachote et les mènent vers ces sentiers semés de pièges, les habits froissés de la peur permanente. Georges est un combattant de la libération qui se rappelle encore cette nuit dans le bocage vendéen et une cicatrice atteste de sa valeur. Georges aimerait pouvoir éprouver son courage et voir s’éteindre dans les yeux de l’ennemi sa soif de vengeance, sa certitude de ne pas avoir raté sa vie.
Georges n’a pas trente ans et le monde qui rit et pleure dans les joies domestiques est si loin de lui, si impossible à concevoir qu’il ne comprend pas que c’est le vide qui a nourri sa vie d’homme, succédant à ce vide d’une enfance brisée par la mort de ses parents. Georges a oublié le parfum d’une mère, la douceur d’une peau et l’exotisme de cette parenthèse tonkinoise qui fut la seule période où il lui a semblé que la vie avait un sens. Tout se dérobe à son souvenir.
Il marche d’un pas alerte de militaire de sa carrée au poste de vigie, se remémorant ses rêves de prestige et les médailles à conquérir. Il attend toujours cet instant de gloire qu’une confrontation lui permettrait de mesurer, l’aune de son courage, la valeur de cet individu qui a si vite grandi sans connaître le prix de la vie. Il ne sait pas encore et ne saura jamais que de l’ombre, un projectile va venir se ficher dans son cœur, un coup heureux, un signe du destin pour un combattant du silence dissimulé sur la crête qui fait face au camp retranché.
Il va encore avancer sur sa lancée, deux pas tanguant qui le mèneront au bout de sa destinée et s’écroulera dans un flot de sang chassé de son corps. Il ne souffrira pas vraiment et à l’instant précis où ce fil qui le relie à l’humanité se distend pour le laisser voguer vers d’autres cieux, sa dernière pensée sera pour cet ennemi avec qui il aurait tant aimé se battre d’égal à égal.
Georges est mort comme il a vécu, pour rien, parce qu’il n’avait pas sa place dans cette grande comédie de la vie. Sa tombe repose dans un petit cimetière de Vendée et il n’y a personne pour la fleurir le jour de la Toussaint. Il reste seul dans la mort comme il a été seul dans la vie.
 
 
 
 
 
 
 

Voir les commentaires

Un père Noël pour les Pères Noël

Publié le par Bernard Oheix

 
C’est un incunable que je vous offre. Un texte composé il y a 25 ans exactement ! A l’époque, le Courrier de l’Ain m’avait proposé d’écrire un conte de Noël et pendant 3 ans, j’ai eu ce privilège de la « Une » d’un quotidien de la Bresse. J’aimais cela.
Bon, il faut resituer le contexte : le mur de Berlin existait plus que jamais, le parti communiste en France faisait plus de 15%, la gauche n’avait plus détenu le pouvoir depuis 35 ans et moi je pétais le feu, directeur de la MJC de Bourg en Bresse, 30 ans, toutes mes dents et plein d’espoir. Il y avait des blocs idéologiques, des combats d’idées et la tentation de refaire le monde était permanente.
Si je devais écrire un conte aujourd’hui, pensez-vous que la belle Carla pourrait incarner l’avenir radieux d’une nation ? Et le Père Noël français  ne ferait-il point peur aux petits enfants ? J’ai préféré exhumer le passé, il fleurait bon la France d’avenir !
 
« La vocation se perd, éructait le représentant de l’Imam. De vieux vicelards qui serrent sur leurs genoux de petits chérubins blonds… voilà ce que nous devenons ! »
« Fascistes », l’interpella le Père Noël américain en enfournant une tablette entière de chewing-gum, papier compris.
Le bloc des Pères Noël socialistes, groupé autour du soviétique, se leva alors…
« Monsieur le président, nous sommons les impérialistes américains de retirer ce mot. La provocation contre un pays qui se libère du joug américain n’a que trop duré. Nous soutiendrons jusqu’au bout la juste cause des enfants opprimés par l’exploitation capitaliste du temps de loisir enfantin »
Le Père Noël de l’Allemagne (de l’Ouest) applaudit bruyamment pendant que celui de l’Allemagne (de l’Est) lui filait un coup de coude dans le plexus solaire.
Dans le chahut général, le délégué du Zimbabwe annonça une rupture unilatérale des Pères Noël noirs avec les enfants blancs de l’Afrique du Sud et exigea une augmentation de 30% des frais de déplacement pour le continent Africain.
 
Le symposium des Pères Noël tournait à la foire d’empoigne quand le Chinois (malgré l’éclatante réussite du plan de régulation des naissances) demanda le respect intégral des quotas-foyers, l’Albanie et la Corée du Nord saisirent la Yougoslavie et la République de Formose par leur grande barbe et les traînèrent par terre.
Le président intérimaire des Pères Noël, un Suédois, devant la gravité de la situation, envisagea même de faire un putsch militaire avec le Père Noël argentin, un grand spécialiste de la question, quand soudain…
 
Comment vous raconter ?
Un ange, oui, pas un Père Noël, un ange se leva, devenant le point de mire, faisant taire même les plus obstinés. Le Père Noël chilien rengaina son fouet, le Suisse oublia de remonter sa montre, l’Italien dissimula ses mains dans plis de sa grande houppelande.
Il dégageait une impression de calme, de force, mais d’une force – comment dire- oui – tranquille. Oui, c’est cela, une force tranquille. D’un geste dominateur, sa voix sensuelle…
 
« Avant que de subir l’anarchie, engendrée par nos propres errements, eux-mêmes sous-produits d’une conjoncture à dominante de crise, parlons franc : le Sud a des problèmes… et bien nous l’appellerons le Nord, l’Est et l’Ouest s’affrontent, réglons cela à la belote, vous avez des chômeurs, faites-en des Pères Noël supplétifs, les titulaires devenant ministres des droits de la femme ».
Enfin, pêle-mêle, une série de 378,5 mesures furent annoncées, parmi lesquelles nous pouvions noter la détaxation des barbiers de Père Noël, une augmentation (0,33%) de la TVA des piles de voitures de course Renault et Fiat, la suppression du catalogue Goldorak pour incitation à la violence, la gratuité des poupées gonflables pour les plus de 72 ans avec assistance technique…
L’assemblée se déchaîna, ovationnant le Père Noël français. Une ronde spontanée entraîna les hommes rouges à grandes barbes blanches, l’Américain et le Russe en profitèrent pour s’embrasser sur la bouche, l’Afghan et le Polonais riaient à gorge déployée, l’Arabe versait des rasades de pétroles à n’en plus finir… c’était du délire !
Et oui ! Après avoir frôlé la rupture, le désastre… Noël 82 laissait présager d’un bon 83 harmonieux, relevé à souhait.
Qu’en sera-t-il exactement ?
Et bien cher lecteur, rendez-vous au 25 décembre 1983 !
 

Voir les commentaires

Gibiers et prédateurs

Publié le par Bernard Oheix

Je vous rappelle que vous pouvez profiter de ma si longue absence pour vous replonger dans quelques nouvelles précédentes. Il suffit de cliquer sur la rubrique 'nouvelles' à gauche de l'écran et elles s'offriront à vous. Je vous conseille "les amants du froid", "La malle en cuir", "Un après-midi d'automne" et "Le collier de phalanges"... mais il y en a d'autres ! Immergez-vous dans les entrailles de mon blog et faites votre self-service !
Bon, avant de partir en vacances pour quelques jours, je vais vous laisser avec un de mes textes qui reste une énigme... même pour moi !
Pourquoi cette rencontre entre une guerrière du futur et un chef de bande d'une favela si contemporaine ? Bon si vous trouvez la solution, faites-moi signe, cela peut m'aider !
 
 
 
Lhermane allongeait le pas, son instinct attiré par l’odeur alléchante, simple silhouette se fondant parmi les ombres de cette ruelle perdue dans ce port de l’espace des confins galactiques. Fière et altière, ses lèvres ourlées, avides, de carnassière, ses cheveux de jais, encadrant deux yeux de feu jetant des éclairs, un menton carré dans lequel une bouche laissait voir des dents pointues prêtes à déchirer, un corps nerveux forgé dans l’acier, une aisance animale dans sa démarche, tout respirait la chasse chez Lhermane, un prédateur venu pour achever sa traque dans ce lieu perdu de la galaxie, à des années lumière de sa horde.
Elle n’avait pas hésité à franchir l’espace, quittant son peuple agonisant sur une planète de boue, un bagne terrible dans lequel la justice des hommes les avait confinés, une planète où ses frères et sœurs devaient expier pour les fautes commises par leurs aïeux. La sentence du conglomérat qui régissait cette portion de l’univers ne laissait aucun doute quant à leur volonté de les anéantir, de briser cette force qui leur faisait peur et dérangeait l’harmonie du cartel des mines et du flux commercial qui tissait une toile d’araignée entre les planètes de la confédération.
Elle avait le sang rouge des guerriers qui pulsait dans ses veines, elle s’enorgueillissait de cette énergie des grands seigneurs qui charriait en elle la fureur et le combat. Elle n’avait jamais pu accepter de mourir à petits feux et portait le flambeau de la révolte, symbole de toutes leurs désillusions, de leur amertume, des rêves passés de gloire et du fracas des combats d’antan.
Elle connaissait le prix de sa révolte. Elle ne se faisait pas d’illusions sur la sentence implacable qui découlerait de sa fuite et de la traque qu’elle avait entamée. Elle l’acceptait parce qu’elle avait choisi, que le retour en arrière n’était plus possible et que pardessus tout, elle aimait cette chevauchée sur les ailes d’une passion démesurée. Elle vengerait les siens, elle accomplirait le rite de la chasse, elle deviendrait une déesse vivante, celle qui avait redonné le courage de combattre à ses pairs. Elle était un chasseur, elle restait un formidable combattant des marges et le prouverait pour la grandeur de son peuple.
 
 
 Il sautait et bondissait dans la ruelle sombre, glissant sur les immondices que les habitants de cette favela déversaient par leurs fenêtres. Sa course durait depuis tant de temps qu’il en perdait le sens de l’orientation et enfilait les passages étroits sentant la meute accrochée à suivre sa trace. Il ricocha sur une boîte de conserve et faillit perdre l’équilibre. Ses bras battirent l’air et il se rattrapa de justesse, esquissant un coup d’œil en arrière pour repartir de plus belle, le pas cadencé, sans puiser dans ses réserves. Il savait que la traque ne faisait que commencer et qu’il aurait besoin de toutes ses forces pour leur échapper, pour aller jusqu’au bout de la nuit et voir le soleil se lever. Il n’avait pas toujours été le gibier, et même plus souvent qu’à son tour, il avait pourchassé et sentit l’odeur de la mort aux basques de ses proies. Aujourd’hui c’était son tour et le jour se lèverait sur le seul nom du vainqueur dans ce combat à mort qui l’obligeait à fuir.
Le territoire de la chasse s’étirait à l’infini. Partout où ses pieds le porteraient, un ennemi pouvait se dresser et l’achever. Il n’avait pas d’armes, c’était ainsi, et ne comptait que sur sa force et sa résistance pour survivre à cette nuit d’horreur.
Il entendit un aboiement suspect vers la base, des bruits divers minaient la nuit, ricochant sur les persiennes fermées du lacis des favelas qui couvraient la montagne adossée à la ville. La peur régnait et les habitants se calfeutraient dans leurs abris de fortune. Une ombre bougea à la périphérie de sa vision, sur sa gauche. Il n’hésita pas une seconde et s’engouffra dans une venelle qui montait vers les cimes. Il augmenta la cadence de sa foulée et se dirigea vers le col, il n’avait pas de plan précis, il ne savait qu’une chose, héritée de son expérience, il ne pouvait s’arrêter pour chercher un asile, seule sa mobilité lui assurerait la vie sauve.
 
 
Son œil accrochait la rue sombre comme une cicatrice mouillée, elle guettait les recoins déchirés par de pâles lumières, attentive à tout mouvement, scrutant l’éternelle aube diaphane. Elle sentait la misère de ces colons chassés de leur terre qui avaient échoué dans ce misérable port de l’espace, les mains vides, le cœur rempli de haine. Quelques rares ombres croisaient son chemin, silhouettes furtives enfantées dans une obscurité complice, rabattant leurs serre-têtes, la main collée à la hanche au contact du radiant.
Rien n’était trop beau dans cette ivresse, ces tremblements furtifs, ce rappel des heures de traque d’un passé si éloigné mais que sa décision et le mouvement faisaient ressurgir avec délectation. C’était il y a si longtemps que sa servitude lui semblait irréelle, conditionnement libéré par cette odeur particulière de la chasse.
Elle avait enfilé la tenue traditionnelle, une combinaison qui la moulait, imperfectible bouclier, les bras gainés de cuir, les fuseaux rentrant dans ses bottines souples à la pointe empoisonnée. Une grande cape la dissimulait, l’enveloppant d’un suaire qui dérobait la vivacité et la grâce de son corps. Seule son odeur la précédait et les passants qui croisaient son chemin se signaient, la mort n’avait pas de frontières. Elle était redevenue la plus formidable machine à tuer que la civilisation ait pu concevoir, Lhermane la chasseresse.
Déjà, au bout de cette ruelle, un fanal rouge, un phare dans la nuit qu’une faible brise agitait et qui grinçait dans le silence, trois marches de pierres sous l’enseigne racornie que l’humidité avait rongée, ses pas qui la menaient sous les voûtes du dédale qui menait vers l’entrée de la gargote sordide où les sons d’un vieux piano martelaient un silence lourd et feutré.
Elle jeta un dernier regard aux lunes qui dérapaient vers l’horizon, son esprit communia une dernière fois avec son peuple prisonnier. Elle s’engagea derechef en écartant les tentures élimées pour pénétrer dans la salle enfumée. Son informateur ne l’avait pas trompée.
 
 
Il ne savait plus qui avait élaboré ce code, cela remontait à si longtemps. Pour faire partie du gang, il n’y avait que deux règles, la soumission au chef et le mode de désignation de ce chef. C’est lui qui imposait l’épreuve du test en choisissant l’acte qui scellait le statut de membre du gang, la mort d’un ennemi, le vol d’une banque afin d’enrichir la cagnotte de la bande, un acte glorieux qui montrerait leur capacité à devenir les rois de la ville. Le chef avait tous les droits, même celui de vie et de mort sur ses compagnons, il présidait et l’on se devait d’exécuter, la faiblesse n’avait pas sa place dans leur vie, ils étaient les guerriers du futur, l’armée des bas fonds et craints comme la peste par le reste de la population. Il y avait bien longtemps que les forces de l’ordre avaient déserté leur territoire, ne s’aventurant plus dans ces taudis qui s’accrochaient à la ville comme une tumeur qui proliférait. Les habitants de cette zone de non-droit représentaient leur terreau, un formidable champ d’expérimentation, et c’est dans cette ville-champignon qu’ils accomplissaient leurs premiers faits d’armes avant de descendre dans les quartiers plus huppés, vers les trois rivières, afin de prouver leur courage.
Le gang se compose de 60 membres. Pour y entrer, il faut avoir démontré sa valeur, être proposé par un des fidèles et surtout qu’une place se libère par la mort de l’un d’entre eux. On ne quitte pas le gang, on meurt à son service en offrant la possibilité à un des nombreux aspirants qui gravitent autour de pouvoir l’intégrer. Une dure école de la vie qui est le rêve des enfants des favelas, devenir un élément de la famille, rejoindre le clan.
Chaque année, à une date fixe, les soixante membres se réunissent et le chef se démet de son pouvoir en annonçant la fête de la nomination, une cérémonie capitale à laquelle nul ne peut déroger. Dans un immense réceptacle, 59 boules blanches et une noire sont disposées et par un système complexe, attribuées à chaque membre du clan. Celui qui tire la boule noire devra alors passer l’épreuve de la grande traque. Il lui faudra survivre sans armes à une nuit de chasse et dans le cas contraire, c’est celui qui l’aura abattu qui deviendra le nouveau chef pour une année.
J’avais tiré la boule noire et j’hériterais de cet honneur si je survivais à cette nuit et à la troupe assoiffée de sang qui me pourchassait. Mon destin était entre mes mains et surtout dans mon aptitude à courir et à maintenir une distance entre eux et moi, entre mes frères et mes bourreaux. J’escomptais bien leur survivre et assumer mes responsabilités, j’avais tout fait pour, c’était l’heure de vérité.   
 
 
Lhermane se posta au fond, près de l’entrée. Elle observait l’intérieur de la salle. Des piliers soutenaient une voûte gothique éclairée par de rares lumières vacillantes. Des armes, des habits, des cruches vides gisaient dans des niches creusées à même les murs. Des ombres noires se dressaient sur son chemin, l’empêchant de voir la scène et le piano. C’était des Lyriens qu’elle reconnaissait à leurs chapeaux coniques et aux franges tombant sur leurs épaules. A peine conscients, envoûtés par les notes de musique et par le kifz qu’ils aspiraient en volutes, ils tanguaient sur place, vacillant en suivant le rythme de la mélodie grinçante du terrien. Quelques verres encore et ils rouleraient pêle-mêle sur le sol graisseux, communiant dans le néant.
Elle s’avança, écartant du bras des ombres absentes, simples figurants dans le jeu qu’elle avait entamé en débutant cette traque. Des habitants de toutes les planètes s’étaient réunis, rebuts des ports de l’espace, faisant obstacle à la cible qu’elle s’était choisie, un terrien, un vrai terrien des origines, une denrée rare aux marges dans lesquelles elle vivait. Elle réussit à apercevoir dans l’échancrure d’un mouvement de foule ses mains fines qui tapaient furieusement sur les touches nacrées du piano, tirant des sons aigres, captivants, ces bouffées suicidaires dont les Lyriens avaient besoin pour retrouver le chant de leur lointaine galaxie.
Elle suivit la courbe de ses épaules maigres, la nervure de ses bras qui balançaient en s’écrasant sur le clavier, la chemise élimée qui tirebouchonnait, repliée au-dessus des coudes, les touffes clairsemées des mèches grises qui couvraient le sommet de son crâne. Elle était de trois quarts et ne pouvait entrevoir son visage. C’était mieux ainsi, la surprise n’en serait que plus grande pour lui.
Elle décrivit un arc de cercle, écartant du pied des corps flasques gisant à même le sol, bousculant des fantômes immobiles plongés en catatonie, écrasant des bestioles qui couraient entre les consommateurs, traçant son chemin pour venir se positionner dans son dos. Elle pouvait maintenant l’observer à loisir, vieux pianiste fatigué et inconscient, il avait pensé pouvoir tenter la chance en échouant dans ce rade du désespoir. Assis sur un tabouret, il accomplissait pour un salaire de misère des journées jamais terminées, rebut de l’humanité perdu aux portes de l’espace, terrien sans âme d’un empire sans formes. Sa proie était là, elle pouvait presque la toucher.
 
 
Il s’agissait de tenir la distance, de garder son esprit clair malgré le souffle qui brûlait les entrailles, le cœur emballé, la douleur tétanisant les muscles. Une enfilade de portes donnant sur des courettes lui barrait le chemin. Il défonça d’un coup de pied l’un des obstacles et escalada le grillage qui l’empêchait de rejoindre le quartier des pendus. Il savait que des rues sombres interminables lui permettrait de souffler. Il lui fallait faire une pause, récupérer un peu, la nuit n’était pas terminée et avant que le soleil n’apparaisse à l’horizon tant d’événements pouvaient encore se produire. Il examina attentivement l’espace derrière lui et se décida pour la venelle qui redescendait vers le fleuve. Avec un peu de chance, il pourrait gagner quelques minutes et se fondre vers les quais dans la nuit obscure, dans l’agitation de ces lieux mal-famés où la prostitution et le jeu fleurissaient. Quelle heure pouvait-il être ? Deux heures, peut-être trois, l’aube se traînerait encore pendant quelques tours de cadran, largement le temps de mourir.
Un rat détala sous ses pieds en couinant, énorme, ventru. La lune éclairait la portion sud, il se glissa à l’opposé et escalada un tas de gravas, les pierres glissant sous ses appuis en faisant trop de bruit. Il se jeta de l’autre côté et roula sur plusieurs mètres, se faufilant sous un buisson d’épineux qui lui lacéra la peau. Il décida de s’arrêter et de compter jusqu’à 100 en domptant son souffle, en calmant les tiraillements qui convulsaient ses muscles raides. Il attendit patiemment en ouvrant les yeux, attentif au moindre mouvement. Une ombre furtive apparut au coin de la rue. Un membre du gang, un de ceux qui n’avait pas sa force physique et se traînait derrière les meilleurs, tentait sa chance en redescendant vers le fleuve. Il le dépassa sans se douter de sa présence et s’évanouit vers le fleuve, lui barrant la route de son salut.
Il avait suffisamment pratiqué la traque pour savoir qu’il n’avait aucune chance s’il s’immobilisait. Fatalement les autres se déploieraient et ratisseraient la zone. Un dernier effort devait pouvoir les maintenir à distance. Il n’avait pas le droit de se confronter à eux, de les tuer pour survivre, c’était la règle. Le meilleur devait devenir le chef mais pas au prix d’une décimation du gang, une seule mort serait le prix d’un échec, sa vie ne tenait plus qu’à un fil.
Il se remit debout et ne pouvant plus redescendre vers le fleuve, grimpa sur un arbre adossé à une maison de tôles pour franchir l’allée par les airs et se retrouver dans la ruelle parallèle. Il reprit une foulée plus déliée, la pause lui avait fait du bien, et remonta vers le calvaire qui signalait la faille produite par l’érosion des eaux lors des dernières trombes de l’automne. Il suivit le sentier au bord du précipice, les chiens jappaient en cherchant leur pitance dans les immondices et quand il vit une ombre se dessiner à quelques dizaines de mètres, il n’hésita pas et plongea dans le vide en écartant les bras. La chute fut interminable.
 
 
Elle respira à fond. Ecartant les dernières silhouettes qui s’interposaient, se positionnant dans son dos, presque à le toucher. Elle aurait pu tendre la main et la poser sur son épaule, elle se délectait d’avance de sa surprise et de l’horreur qui se peindrait sur son visage, de ses yeux surtout qui la contempleraient pour une ultime vision. Elle n’avait pas voyagé à travers le vide sidéral pour rien, elle n’avait pas bondi par-dessus les planètes et mis sa vie en péril pour ne point toucher au but et ramener son trophée à ses frères et sœurs, brandir l’étendard de la révolte.
Elle aperçut les cheveux du terrien se hérisser, au bas du cou, une frange sale qui se dressait comme le poil d’un félin dans la colère et la peur. Un sourire ourla ses lèvres carmin découvrant des canines effilées, habituées à mordre et déchirer. Le moment de vérité approchait, il avait senti son odeur et ses mains se figèrent sur les touches fatiguées. Le silence s’empara de la salle immense et le temps se suspendit aux deux protagonistes immobiles, étrange partition dont le final implacable était imminent. Il fit grincer son vieux tabouret en se tournant pour lui faire face, doucement, sans se presser, il releva la tête pour la dévisager et plongea ses yeux dans son regard. Lhermane sentit un vent glacé lui mordre les entrailles, la panique s’emparer de son esprit, un cri rauque naquit dans sa gorge voilée de désespoir.
Sa peau parcheminée par les brûlures des soleils de l’espace collait à ses os saillant, épousant les angles d’un visage émacié parcouru de rides fines. Son nez cassé, déformé se dressait sous un front large barré d’une cicatrice qui allait d’une oreille à l’autre. Son menton pointu dégouttait d’un filet de bave coulant de sa bouche ouverte qui riait en dévoilant des dents jaunes rongées par l’acide et le tabac. Au milieu de son visage, deux orbites sombres s’ouvraient sur le vide de trous noirs sans fond.
Lhermane pleura, on lui avait volé son trophée. Elle ne ramènerait pas les yeux d’un terrien comme emblème à sa tribu. Ils ne danseraient pas la saga de la reconquête, le nez plongé dans la galaxie, ivre de fureur.
 
 
 
Il se réceptionna sans dommage grâce aux larges feuilles de bananiers qui amortirent sa chute. Il roula sur un tapis de feuilles mortes et se redressa pour entamer sa dernière course avec le lever du soleil. Il les sentait si proches, resserrant leur étreinte, convergeant vers ce point de fuite qu’il représentait. Il puisa dans ses dernières ressources pour repartir et mettre le plus de distance possible entre lui et son gang. L’heure de vérité approchait, déjà le chant des oiseaux perçait la nuit, un mince filet brillant sertissait les contours des collines avoisinantes, il se mit à espérer, un ultime défi pour triompher.
Le sentier remontait vers une ravine qui bordait les cases de tôles et de bois de cette portion la plus pauvre de la ville sans nom. Il était persuadé que les autres s’étaient positionnés pour le coincer dans ce cul de sac, converger vers leur cible et accomplir leur mission. Il n’y aurait qu’un chef à l’issue de cette nuit de traque.
Il estima ses chances et décida de grimper à flanc de colline, s’aidant des lianes et des ronces pour progresser vers le sommet, ne faisant plus cas du bruit qu’il déclenchait, uniquement occupé à gagner du temps et à lutter jusqu’à la dernière parcelle de son souffle. Il bascula en roulant sur le contrefort et aperçut deux ombres qui se déplaçaient vers lui et puisant dans son désespoir, se redressa pour enfiler la ruelle qui lui faisait face. C’était le moment de vérité, plus moyen de se dissimuler, seule sa capacité de les tenir en vue lui permettrait de leur échapper dans cet ultime round.
L’effort lui cisaillait les côtes, les jambes si lourdes trouvaient encore la force mécanique de l’entraîner sur la pente, il titubait, manquant de tomber à chaque instant, aspiré par le vide qu’il creusait à chaque foulée. Tournant la tête, il reconnut Gomez qui se détachait du groupe des poursuivants, un éclair d’argent à la main. Il repartit de plus belle, dérapant sur le sol humide de rosée, les poumons broyés par la douleur. L’éternité semblait se fondre dans son corps torturé.
L’aube était si proche. Quand son pied dérapa sur une bouteille vide, il s’écroula de tout son long et se mit à ramper, s’aidant des bras pour gagner quelques mètres, incapable de se relever. Il avait atteint le point de non-retour et s’adossa à un mur de pierres en regardant Gomez s’approcher en titubant. Il avait son grand couteau à la main, c’était la fin du parcours.
Gomez leva le bras, ange de la mort qui le couvrait de son ombre quand un rayon de soleil perça les brumes du matin et vint se poser sur son visage exsangue, lui dessinant une couronne de feu.
Gomez le regarda et posa son couteau par terre.
-Tu es notre chef, je serai ton fidèle lieutenant, tu as triomphé de la nuit de la traque, ton courage sera notre force.
Le gang avait retrouvé un leader, une année faste s’ouvrait pour lui.       
 

Voir les commentaires

Mon destin

Publié le par Bernard Oheix

Cela faisait un petit moment que je ne vous avais point offert une de ces nouvelles que j'aime, de celles qui puisent leur inspiration dans ces failles qui m'inspirent, dans le décalage entre la réalité et sa perception... Vous verrez, on est au coeur du sujet !

 
A Erwan Bonthonneau, mon complice en écriture.
 
 
 Entre les certitudes et les croyances, il y a un chemin de traverse, une passerelle si ténue que nombre d’entre vous ne la percevront jamais, qui peut vous mener de la nuit à la clarté, un guide vous autorisant à plonger du rationnel vers le monde fantastique. Cette faille, si vous n’êtes pas prêts à l’intégrer dans votre vie, alors fermez ce livre, arrêtez de lire, vaquez à vos occupations et cessez de vous interroger pour vous contenter de regarder le temps s’écouler et vous rapprocher toujours plus de votre destin : une mort au travail, inéluctable et si précoce. Mais si vous êtes prêts à l’emprunter, s’il y a suffisamment de folie dans vos gènes, alors continuons ensemble, je sais que vous comprendrez mon histoire, qu’elle vous touchera dans votre conscience, qu’elle réveillera des souvenirs si anciens cachés dans votre propre vécu.
Moi, j’ai su deviner l’avenir, ma mémoire au passé portait mon devenir et je sais d’ores et déjà dompter les vagues montantes qui inscrivent en lettres de feu ce qui doit advenir, ce qui va m’arriver…et ce que j’entrevois ne me plait pas, me fait peur, me donne la nausée, mais c’est ainsi, je dois l’accepter. Je me plie à cette logique même si mon corps la refuse, même si ma tête résonne des hurlements engendrés par la terreur née de cette vision si claire, si évidente, qu’il n’y pas d’alternative et que je ne peux qu’être passif. Je n’ai pas envie de clore ce chapitre, je veux encore en écrire quelques pages.
 
Comment vous expliquer ? On peut imaginer plonger dans les racines d’un irrationnel de pacotilles, divinations nées d’un don que la nature offre à certains pour en priver la grande majorité, issue de la nuit des temps, vestige de la perte par l’homme de sa part divine, comme une malédiction des dieux envers cet être si imparfait qu’il a créé à son image. Marabout, vaudou, incantations dans les effluves d’essences d’herbes inconnues, absorption de produits divers portant le cerveau vers les rives de la divination, séances soufiques que le rythme obsédant transcende, cœur de poulet et marc de café, rêves aux clefs multiples que l’on décrypte en tentant de percer les mystères de la nuit…
L’homme s’est affranchi de ses liens et a voulu grandir sans regarder autour de lui, comme si, à l’évidence, le temps de la maturité était celui de cette libération de ses peurs les plus secrètes. Il n’a eu de cesse de s’émanciper de la tutelle des dieux pour se confondre avec l’être suprême qui l’entravait et lui ôtait ce libre arbitre auquel il aspirait. C’était ainsi et je ne me posais pas de questions, je vivais au jour le jour quand bien même ma part d’ombre envahissait de leurs ténèbres ce fil qui me reliait à ma réalité.
 
Tout avait commencé le plus banalement du monde. Je faisais mes études, normalement, loin de cette brillance qui caractérisait nombre de mes collègues, attentif à réussir et me placer dans ce grand peloton humain qui, de ma famille vers mes amis, me menait vers une classe d’âge qui nous réunissait pour apprendre, nous gorger de savoir et trouver notre place dans ce troupeau composite d’une humanité en marche vers le troisième millénaire. Tout au plus louait-on ma perspicacité, une capacité innée à m’échapper des sentiers battus pour trouver des solutions originales et arriver au même but que mes congénères sans passer par les passages obligés de cet apprentissage. J’étais au fond, terriblement banal et totalement atypique, définition qui pouvait correspondre à tant d’individus que je réussissais à me fondre dans la masse sans détonner le moins du monde.
C’était sans compter mon horloge biologique, un faisceau convergent de gènes qui s’étaient éveillés à la vie et qui envahissaient mon cerveau, juste quelques ricochets sur l’onde étale de mes sentiments. Rappelez-vous cette expérience que nous avons tous partagée d’un subtil décalage introduisant la sensation de percevoir concrètement ce qui est en train de se dérouler. Cela s’apparente au cinéma, quand l’image se trouble, quand la pellicule saute et qu’elle se dédouble : vous êtes dans l’instant unique du vécu et vous le percevez en surimpression comme si c’était déjà arrivé, comme si vous pouviez relire le monde…et tout recommencer. Chacun à un moment de son existence a pu partager cette sensation et émerger, sonné de cette vague abstraite qui vient percuter vos certitudes en dévoilant un monde souterrain où rien n’est impossible. Ce qui est un accident chez vous, ce qui intervient comme une césure paradoxale de votre rapport au monde était mon quotidien, un état permanent, une façon de vivre, un continuum qui intercalait le passé et le futur en un affrontement permanent que j’ai dû apprendre à dominer pour survivre.
Ma raison vacillait entre les deux pôles de cette tension et j’oscillais sans cesse entre un moi passé et un moi futur, entre celui qui sait ce qui va advenir et celui qui vit l’histoire, entre la divination instinctive et la mémoire écorchée du futur. Le monde n’est pas toujours beau à revivre à l’infini quand vous ne pouvez le transformer et que vous êtes condamné à le subir sans pouvoir le changer. Il est bien là le problème, ne pouvoir influer sur votre destin puisque vous ne relisez qu’à l’infini votre propre histoire, l’impression étrange de comprendre ce qui survient tout en ne pouvant intervenir. J’ai grandi avec cette épine dans l’âme, une écharde qui s’enfonçait toujours plus dans les chairs à vif de mes sens exacerbés. C’était ainsi.
Au fil du temps, cette perception s’est affinée, mes deux personnages, celui qui vivait et celui qui avait déjà vécu les évènements, campaient face à face avec toujours plus de netteté, un intervalle se créant entre ces deux pôles de mon appréhension de la vie. De la vision trouble initiale, je suis passé insensiblement par un jeu de focale inconscient, à la maîtrise absolue de ce processus qui libérait un intervalle et me permettait progressivement d’intervenir sur le déroulement de l’histoire. C’est ainsi que j’ai commencé à transformer la réalité et à apporter des réponses qui modifiaient mon présent.
A l’époque, adolescent, nous jouions avec mes frères et sœurs à un jeu qui faisait fureur dans notre famille. Passionnés de cinéma, nous nous gorgions de films programmés en continu sur les chaînes de télévision et installés sur le canapé, mon frère aîné lançait le chronomètre au clap de départ. Après 20 minutes, je devais donner les clefs du film, les ressorts du scénario, les noms des tueurs et les ingrédients de l’action. Je n’échouais jamais, aucun scénariste, aucun comédien, quelle que soit la qualité du réalisateur ne pouvait me tromper. Leur talent et leur inventivité se brisaient sur ma sagacité, cet instinct qui m’autorisait une lecture à partir des quelques éléments des scènes d’introduction. Au fond, est-ce si différent de l’aptitude d’un autiste à mémoriser les centaines de pages d’un bottin téléphonique, où d’un jongleur mental qui sent les divisions et les multiplications les plus sophistiquées et donne ses réponses plus vite que la machine sensée aider l’homme à se dépasser. J’étais fier au début de ce jeu qui m’auréolait d’une gloire qui sentait le souffre. Il m’était si facile de lire dans le jeu du comédien, dans les hésitations de son regard, dans l’agencement des séquences initiales, dans l’ossature de l’histoire que rien ne pouvait entraver cette lecture instinctive, cet art d’une « devinance » immédiate échappant apparemment à la logique la plus élémentaire.
En grandissant, avec cette culture que j’ingérais par tous les pores d’un cerveau éponge qui s’imprégnait de son environnement et se musclait de tout ce qui se déroulait autour de lui, le jeu a perdu de sa saveur et j’ai mis un frein à cette démonstration vaine de mes ressources cachées. Je commençais à comprendre ce qui se tramait dans les replis de mon subconscient et tentais de le dissimuler, tant cette force qui me portait m’apparaissait comme une source inquiétante d’ennuis qu’il me fallait désormais celer aux yeux des autres.
C’est qu’entre-temps, ces deux êtres qui m’habitaient avaient crû, déployant leurs ailes et prenant chacun une autonomie qui libérait des espaces d’intervention entre eux. Un signe prémonitoire intervint par une après-midi festive, sur le passage piéton qui menait à l’entrée de l’école, effervescence d’un dernier jour consacré à la fête. Un enfant se tenait à mes côtés quand je l’ai vu prendre son élan, j’ai perçu son crâne exploser sur la calandre de cette voiture qui fonçait sur cette avenue urbaine, deux jeunes en fuite après un vol de véhicule que les policiers pourchassaient. J’ai su exactement ce qu’il fallait que je fasse, tendre la main, l’empêcher de bondir, le retenir par le col pendant que le véhicule vrombissait et nous passait devant sans puiser sa cargaison de malheur, de drame et de sang. Une main réflexe, sans doute un geste impulsif qui ne m’a pas totalement éclairé sur ce potentiel qui gisait au fond de moi et ne demandait qu’à s‘épanouir.
 C’est un peu plus tard, dans l’été qui suivit cet incident que je compris toute la force et l’énergie qui couvaient dans mon étrange aptitude à anticiper les événements. J’avais 16 ans et ma nièce se servit un bol de chocolat au lait brûlant. Du haut de ses 8 ans, elle babillait, les vacances s’annonçaient si belles, le cabanon sur la plage de Gruissan résonnait du bonheur des retrouvailles de notre famille et le soleil luisait déjà à l’horizon promettant une de ces journées de vacances idylliques, un vrai bonheur que rien ne devait troubler.
J’ai vu exactement ce qui allait se passer. Mon moi du futur m’a interpellé, il m’a lancé un signal que je ne pouvais ignorer. J’ai perçu son mouvement pour se saisir d’une tartine de pain entraînant le basculement du bol sur sa poitrine, j’ai entendu son cri de terreur et senti l’odeur de sa chair caramélisée. Mon moi du présent n’a eu que deux secondes pour réagir. Ma main s’est glissée à la vitesse de l’éclair et j’ai projeté le bol vers le sol me brûlant au passage, à la stupéfaction de tous les présents. Deux thèses s’affrontèrent, il y avait ceux peu nombreux, qui étaient persuadés que j’avais protégé ma nièce, il y avait aussi ceux qui pensaient que mon geste était gratuit et qui, n’ayant rien appréhendé du drame en train de se tramer, se persuadaient que j’étais bien un danger pour mon environnement. Etrange concours de circonstances, ce don que je possédais bien malgré moi, devenait la source de mes ennuis et le fait de sauver ma nièce entraînait l’opprobre sur ma personne, démontrant à l’évidence ma dangerosité, une faille dans ma personnalité controversée, reflet subtil d’une peur de l’inconnu.
J’ai tenté d’expliquer la situation en pure perte dans le brouhaha et l’agitation qui régnaient. Je suis alors parti me baigner, me faisant rouler par les vagues, transi et tremblant du contrecoup de cette violence qui m’embrasait, incapable de contrôler les pulsions amères qui bouillonnaient dans mon sang. Je savais exactement ce que j’avais vu et je comprenais le prix à payer pour pouvoir intervenir sur les évènements afin de les contrecarrer : je serais toujours si seul devant mon avenir !
 
Je suis entré à l’université, licence de psychologie, maîtrise d’ethnologie sur les rites sacrés dans les civilisations primitives de l’Océanie, thèse sur les alchimistes du Moyen-Age débouchant sur une titularisation à la Sorbonne dans le département de l’histoire des civilisations et de leur rapport au sacré, accumulant un savoir que j’espérais susceptible de pouvoir m’éclairer sur les composantes de ma personnalité secrète. Car depuis longtemps, depuis ce petit déjeuner sur la plage de Gruissan d’un matin ensoleillé d’été, je dissimulais à mon entourage les ressorts profonds qui m’animaient, ces gestes d’outre monde qui surgissaient à l’improviste quand la situation impliquait que je réagisse afin de me préserver ou d’influer directement sur mon entourage.
Il faut dire que la faille s’élargissait entre ma perception du présent et son annonce prémonitoire. J’en arrivais à posséder un capital temps de près de 15 secondes, une éternité dans le cours de la vie, pour transformer la réalité, intervenir sur le déroulement des actes, un laps de temps qui créait un gouffre dans mon rapport à l’autre. Je percevais le plaisir de la femme avant que l’orgasme s’en saisisse, je connaissais les réponses usuelles des commerçants à mes questions, les interrogations de mes étudiants et les tentatives de séduction de mes étudiantes, je naviguais dans mon univers en étant toujours ailleurs, devant, quelque part dans un territoire inconnu où rien ne me raccrochait à mes frères humains. Je taisais tout cela, mais j’inquiétais bien malgré moi et ma solitude était un prix si lourd à payer pour des élans intérieurs cachés.
J’ai aussi profité de la situation. Avant qu’ils m’en interdisent l’entrée, les casinos étaient devenus un terrain d’expérimentation pour cet apprenti sorcier possédant la vision du futur. Sur la plupart des jeux de hasard, le délai dont je disposais n’était pas suffisant pour anticiper les résultats, un mur sombre s’intercalait entre mes mises et le lancement de la boule à la roulette par exemple. Il en était tout autrement à la passe anglaise ou au black-jack, quand la certitude des réponses me permettait toutes les fantaisies et les gains les plus improbables. La police des jeux m’épiait et je les narguais, les provoquant ostensiblement, c’était ma période de révolte contre cette hantise de voir ma grenade interne se dégoupiller pour me sauter à la face. Ils m’ont suivi, filmé, déshabillé, passé au scanner jusqu’à conclure un accord dans lequel les sociétés fermières des casinos entérinaient leurs pertes contre une renonciation définitive à jouer dans leurs établissements. Cet amusement avait trop duré de toute façon et je m’étais lassé de ces suites prévisibles et de ces parties interminables débouchant sur le vide des certitudes.
Dans le monde réel, les opportunités d’utiliser pour le bienfait de l’humanité, un intervalle de temps si long et bref à la fois entre les questions et les réponses ne sont pas légions. Quelques drames domestiques évités, deux ou trois situations où cet avantage concret autorisait des fantaisies d’autant plus ignorées qu’il me fallait taire et dissimuler cette faculté que la nature m’avait léguée et qui semblait se stabiliser autour d’une minute de décalage et ma vie si plate, si conforme au destin des autres se télescopait avec la fracture temporelle qui me rendait unique et si vain.
Deux êtres en un pour un vide sidéral et un don qui semblait si incongru qu’il en devenait fardeau, m’ôtant la capacité de vivre comme le commun des mortels sans offrir de contrepartie conséquente à une faille dans laquelle je m’engloutissais. J’errais dans mes profondeurs inutiles, je sombrais dans les questions existentielles, c’était trop peu et si démesurément inhumain que les réponses au pourquoi de cette faculté m’enfermaient dans un monde feutré de silence, dans l’isolement de mes pensées suicidaires. J’ai survécu pourtant à toutes mes tourmentes et je suis encore là, mais pour combien de temps ?
 
Je me sentais fatigué, sans doute d’avoir vécu deux vies en une, si épuisé que j’avais l’impression fugace de perdre du temps sur mon temps, que ma marge se décalait subtilement en se réduisant insensiblement. Je me suis chronométré et si au début de ces mesures, la fraction de l’anticipation me semblait stable, quelques signes m’alertèrent qui me permettaient de penser que la situation évoluait, que la vague redescendait sur les rives fracturées de mon sablier interne.
 
J’avais quitté l’enseignement par lassitude pour devenir un cadre dynamique jonglant avec les comptes des clients fortunés qui confiaient leur argent à ma banque afin de les faire fructifier en surfant sur les cours des actions fluctuantes. Mon talent caché ne me servait pas à grand chose en l’occurrence, trop de paramètres interférant pour qu’il puisse s’épanouir et être déterminant dans mes choix, si ce n’est qu’il m’avait appris à saisir l’instant en me liant à cet instinct hors norme que j’avais développé pour survivre dans ma jungle. Star du nouveau marché, je gagnais beaucoup d’argent, une monnaie fictive se concrétisant par des revenus tangibles, aberration d’un monde dans lequel les bénéfices de la spéculation généraient une spoliation toujours plus grande de ceux qui travaillaient à l’enrichissement des possédants. Ma villa avec piscine, les voitures de marque, les femmes d’un soir d’une jet-set frelatée étaient le quotidien d’une vie que je sentais s’effilocher. Qu’avais-je fait de mon talent, à quoi bon la possession de ce don ?
Je me souvenais de mes premières terreurs à la découverte de cette différence, de ce sentiment de panique quand il m’était apparu que je pouvais transcrire l’avenir en acte et influer sur le présent. Je me rappelais aussi de mes rêves quand la maîtrise du processus me permettait de me vivre comme un personnage hors du commun, moitié ange, moitié démon, dépositaire d’un savoir oublié que les dieux nous avaient repris en nous affranchissant de leurs liens. Pour en arriver à cette vie si vide de sens, il m’avait fallu tant de reniements, tant de lâcheté que le compte ouvert de mes faillites me rendait totalement débiteur devant ceux qui devraient juger de mes actes, dans ce futur qui m’obsédait.  
 
 C’est sans doute dans le champagne qui coulait à flot, dans l’argent si facilement gagné et si inutilement dépensé, dans cette existence si piètre, que ma foi s’est éteinte et que mon capital temps s’est épuisé. Dans les derniers mois qui se sont écoulés, au fur et à mesure que le sens de ma vie m’échappait, je percevais la vague refluant qui emportait mon talent dans ses rouleaux, disparition progressive de ce qui m’avait si longtemps fait peur mais qui vivait en moi depuis la nuit des temps. Je pense que je n’ai pas assez aimé la vie, que je n’ai pas compris le sens du message qui m’était adressé.
 
Je sors de chez le médecin. Après les examens nombreux, scanner, prise de sang, test d’effort, échographie, je lui ai posé la question fatale de mon mal. J’ai retrouvé mon don, juste une fraction lucide de tout ce que j’avais gaspillé, juste le temps d’anticiper sa réponse que j’ai reçue comme un coup violent. Il n’a pas eu besoin de parler, il m’a regardé et j’ai compris. Cette masse de chair spongieuse qui avait élu domicile si près de la zone de mes exploits, ce furoncle glissé entre mes désirs et mes peines aurait raison de moi, l’évidence s’imposait d’une vie définitive, d’un point d’exclamation qui me conduirait vers le dernier laps de temps en ma possession…et celui-là, impossible de le maîtriser, le contrôler, l’entraver, seulement le subir à un rythme que je ne pouvais estimer.
 
Qu’ai-je fait de ma vie ? Il n’y a sans doute que moi pour savoir combien j’ai perdu au jeu que l’on m’a distribué. Toutes ces cartes étalées qui auraient dû me permettre de vivre entre le présent et le futur s’évanouissent dans ce moment présent dont le germe d’une tumeur au cerveau annonce ma disparition prochaine. Je ne laisse rien, pas d’enfants pour me perpétuer, pas de femmes pour me pleurer, pas d’amis pour chanter ma mémoire, rien que le futur retiendra.
J’étais pourtant celui qui pouvait le dominer, qui aurait dû jongler avec la mémoire du temps.
 
 
 

Voir les commentaires

L'entêtement

Publié le par Bernard Oheix

 Ecrire n'est pas une sinécure. Ceux qui s'y frottent s'y piquent souvent. Après tout, parler aux dieux est risqué et chacun doit payer un prix en larmes et en sang pour oser s'affranchir des règles des mortels !
 
 
Il avait toujours écrit. Il ne se rappelait pas un seul jour de son existence sans qu’il soit associé au geste de saisir un stylo, un crayon, et qu’il ne jette sur une feuille blanche des mots qui s’envolaient, se télescopaient et tentaient d’ordonner le désordre de sa pensée. Il était écrivain, mais personne ne le savait.
Tout petit à l’école, il se souvenait de ses efforts pour tracer des lettres et acquérir la possibilité d’inscrire des histoires sur du papier, avec des pleins et des déliés, de l’encre qui gouttait hors de l’encrier et bavait sur les marges de son cahier. Il avait eu la chance de trouver des maîtres à l’ancienne, avec leur blouse grise et l’amour de leur travail, les doigts de craies et l’odeur caractéristique d’une classe qui fleure le papier neuf, les livres empoussiérés, la culture d’enfants sauvages aux yeux béants devant l’ailleurs que l’instituteur dévoilait avec de grands effets de manchette et une voix grave chargée d’accent.
 Ce sont les livres qui lui avaient inoculé ce poison qui allait le ronger toute sa vie. Il pouvait lire pendant des heures, s’isolant des enfants de son âge, se renfermant dans un monde de fiction, partageant des émotions d’autant plus vraies et poignantes qu’elles naissaient dans son cerveau d’enfant rêveur et étaient le produit d’une imagination enfiévrée par la volupté de la lecture envoûtante d’un texte. Il ne supportait pas de ne pas connaître la fin d’une histoire et ne pouvait décemment envisager de sauter des passages pour aller au plus vite à la conclusion. Cela aurait constitué un crime de lèse-majesté, un défi à sa propre logique, aussi lisait-il sans cesse, la nuit à la lueur d’une lampe torche, au cabinet, dans la cour de récréation, pendant les repas, récupérant tous les moments disponibles afin d’assouvir sa soif inextinguible de lecture.
Son premier vrai récit amorça une œuvre autobiographique classique. Ce qui était un journal à qui l’on confiait ses secrets d’enfant chez la plupart de ses congénères, devint chez lui, œuvre d’art, monument consacré à son génie méconnu, trace indélébile d’une plume hors du commun. Il y notait des pensées précises, fuyant la description du quotidien, se penchant avec soin sur les mystères de l’homme et sur la pensée extrême que sa reconnaissance passait par cette somme en devenir d’un esprit bouillant d’impatience.
En fin du primaire, il avait ingéré tous les livres destinés à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de sa catégorie d’âge tout en pouvant s’enorgueillir d’avoir dévoré des sommes aussi imposantes que l’intégrale d’Alexandre Dumas, la majeure partie de Victor Hugo et les séries de Jules Verne et de Rouletabille. Il était fin prêt pour affronter des auteurs plus complexes, faisant appel à des ressorts sophistiqués et à une expérience de la vie qu’il était loin de maîtriser. 
Il passa à Balzac, Zola et dès le début de la 3ème , s’empara des livres de Sartre et de Camus, se plongeant avec délectation dans un existentialisme qui venait résonner en écho de ses propres interrogations. Sa vie s’écoulait entre des séances de lecture interminables, même si elles ne l’étaient jamais assez pour sa boulimie de connaissances et l’effort de coucher ses écrits intimes avec la certitude de créer les conditions de son destin d’écrivain. Il était persuadé que l’histoire lui donnerait raison, ses œuvres traverseraient les âges et l’immortaliseraient.
Sa première création porta sur le destin de l’empoisonneuse, Madame de Montespan, et il offrit à sa classe un superbe document particulièrement riche en détails, graphiques, reproductions d’images de l’époque, retraçant les étapes de la vie de cette maîtresse de Louis XIV aux talents sulfureux. Le professeur d’histoire, tout en déplorant un style ampoulé et des approximations avec la réalité historique, lui accorda un 17 sur 20, excellente note s’il en est, mais loin encore de cette perfection à laquelle il aspirait. Il en fut profondément blessé et se décida à dissimuler ses écrits en attendant de produire un chef-d’œuvre au-dessus de toutes critiques, un texte absolu.
Il se lança alors dans des projets plus ambitieux et scella cette démarche en se faisant offrir un stylo à encre Waterman et une boîte de cartouches noires. Il pensait que cette couleur collait à l’originalité de ses textes, elle leur donnait une pesanteur certaine, une gravité qu’il lui semblait indispensable d’acquérir. Terminés les balbutiements au crayon, au Bic, désormais une vraie encre coulait pour se mélanger au sang de son esprit conquérant. Par la suite, après avoir visionné des films américains, il s’acheta une petite Olivetti et apprit tout seul à taper, d’abord à deux doigts, puis avec le temps, ses mains volèrent sur le clavier et domptèrent le blanc de l’angoisse que lui procuraient les espaces vierges des débuts de page. Il se mit à fumer la pipe comme Simenon dont il admirait la propension à écrire à toute vitesse des romans ancrés dans la vie sociale. Il préférait l’auteur du Coup de Lune et des ouvrages qui décrivaient des humbles gens en train de vivre la réalité dans le port d’Amsterdam et dans les provinces de la France du terroir au culte que l’on vouait à Maigret.
Il entra dans sa période néo-réaliste, tout lui était prétexte à décrire ses contemporains, du pêcheur qui halait son filet avec une cordelette et faisait la chaîne pour hisser les poissons sur le sable blanc de la Méditerranée, scène à laquelle il avait réellement assistée par un matin d’automne sur les plages de Juan les Pins, au professeur pervers qui talochait l’élève en catimini pour lui inculquer les règles de base de la physique, du boulanger dans l’aurore et de l’odeur sucrée de la farine en train de cuire aux pompiers voltigeant sur leur camion rouge pour filer au secours de la veuve et de l’orphelin prisonniers d’un feu qui les dévorait.
Il tenta par la suite de s’initier aux arcanes d’un polar. Il avait découvert le gisement extraordinaire des bouquins de Dashiel Hammet et de James Hadley Chase. Cette révélation lui occasionna d’entamer à moultes reprises un vrai polar à la française destiné à régénérer ce genre trop méconnu parce que populaire, quand le détective privé, accoudé au comptoir d’un bar de nuit, se voit alpaguer par une sémillante entraîneuse qui l’aguiche pour le faire tomber dans un piège en lui offrant son corps. Il se précipitait avec rage sur son Olivetti et immanquablement, s’apercevait que d’autres faisaient si bien ce qu’il bégayait misérablement, qu’au bout du deuxième chapitre et de trois morts, il renonçait temporairement à son entreprise et remisait cet énième projet dans des chemises en carton qui lui serviraient dans le futur de sa vie d’écrivain. Il entra dans sa période de doute, tant son talent lui apparaissait fade et dénué de fondements.
Il avait l’impression que chaque fois qu’une phrase sortait de son esprit et se concrétisait sur la page, elle n’était qu’une vague et médiocre copie d’un auteur déjà mort. Tous ces mots avec lesquels il avait appris à jongler se traînaient au long des lignes vides, ces expressions pleines de fatuité, ces situations artificielles ou déjà vues. Tout son univers s’écroulait parce qu’il était persuadé que tout avait été composé, décrit, analysé, et qu’il arrivait trop tard pour posséder un espace de création.
Il s’acharna en composant des petits poèmes à la japonaise. Il était sûr que son sens de la formule n’avait pas été souillé par ses tentatives médiocres de prose et c’est phrase à phrase qu’il se convainquit que son talent gisait comme un trésor englouti et qu’il ne demandait qu’à s’épanouir comme des fleurs au soleil. La reconstruction prit du temps et il fait nul doute qu’il le paya dans sa chair. Il n’avait pas eu d’adolescence, pas de petites copines pour épancher sa soif de fièvre, elles lui faisaient peur de toute façon et il préférait de loin l’univers abstrait des mots à la réalité d’une chair dont l’obsession le rongeait sournoisement. Les sorties au bar, les après-midi sur les terrains de jeux, les amitiés viriles n’étaient pas pour lui, la page noire d’écriture était le moteur de sa vie même si ce moteur manquait cruellement de combustible.
L’enseignement qu’il avait reçu depuis son enfance déboucha naturellement sur un métier d’enseignant, voie classique de ceux qui n’ont jamais ouvert les yeux sur le monde extérieur et restent entre les murs de ces établissements scolaires qui les ont vus grandir. Dans la foulée il épousa sans passion une prof d’anglais pour vivre l’amour traditionnel de deux personnels de l’Education Nationale, composant avec les vacances et des semaines allégées pour continuer son entreprise et accoucher de ce chef-d’œuvre tant espéré. Dire qu’ils s’aimaient était ambitieux, ils se toléraient et partageaient la vie quotidienne à défaut de communier dans les rêves. Ils se construisirent un petit monde aseptisé que seule sa folie de l’écriture pouvait transgresser.
Après une longue période où le « je » était le moteur de ses personnages, il s’attaqua au « il » afin d’élargir la gamme de ses possibilités de narration. Il lui tenait à cœur de dépasser l’aspect « égotiste » d’une fiction à la première personne du singulier. Il l’avait pourtant beaucoup pratiqué, trouvant les moyens de cacher sa personnalité profonde dans les dérapages lexicaux d’une syntaxe qui renvoyait à sa propre personne. Il lui paraissait que le je introduisait un doute chez le lecteur, une faille dans laquelle il aimait s’engouffrer. Il ne savait plus vraiment d’ailleurs si c’est son personnage de fiction où l’auteur en chair et en os qui se dissimulait derrière qui en profitait largement. De plus en plus en souvent, il se déconnectait de la réalité et la frontière entre son univers et celui de ses écrits se réduisait à un fil ténu, un mince cordon entre le phantasme et les aspérités du concret.
Le « il » lui permit de se reprendre et de décrire froidement des situations impossibles, des dialogues enfin détachés de son auteur. Il fit un effort pour s’astreindre à oublier le protagoniste qui composait et entra derechef dans une vraie tentative de fiction. Il avait lu une série de bouquins d’Azimov, de Arthur C Clarck et la saga de Dune. Il en fut émerveillé et se persuada que seule la science-fiction lui offrirait un champ d’action à la mesure de son talent. Il se lança dans une somme, Le peuple des frontières dont les trente chapitres répartis en trois livres devaient enfin assurer son triomphe. Il y passa toute son immense énergie, décrivant avec soin cette population inventée, mi-homme, mi-animal qui devait envahir la Terre et sonner le glas de l’humanité.
Il abandonna au 23ème chapitre du troisième livre, la lecture malheureuse de sa prose qu’il avait entamée un soir de novembre des vacances de la Toussaint lui démontrant à l’évidence qu’il n’était pas taillé pour la science-fiction. Les 325 pages dactylographiées avec soin rejoignirent les cartons dans lesquels s’entassaient ces milliers de pages qu’il avait composées, sur des étagères de son antre qu’il avait aménagé dans l’appartement de fonction qui dominait la cour du collège dans lequel il officiait sans passion.
Il ne se découragea pas, il y avait encore tant de possibilités, de chemins à explorer, de voies à suivre qu’il n’hésita pas une seconde. Pour se refaire une santé, il décida de provoquer le lecteur potentiel en composant un érotique gothique qui l’interpellerait. Le « tu » s’imposait, un pronom qui renvoyait la problématique sur celui qui lisait et dont le contenu particulièrement salace devait lui permettre d’être enfin publié. Rien ne fut trop horrible et pervers pour une imagination qu’il laissait se débrider et laissait remonter à la surface une vie de frustrations, de petits riens qui faisaient son tout, sa propre existence morne confinée devant un clavier qui le retenait prisonnier.
Scatologie, zoophilie, émasculation, inceste, pédophilie, tout y passa, rien ne devait épargner le lecteur directement interpellé par ce « tu » obsédant. Le résultat l’atterra, et l’œuvre interdite rejoignit sur les étagères les innombrables compositions plus ou moins achevées qui élevaient un monument de papiers à son acharnement plus qu’à son talent.
 
Il douta. Pendant quelques mois, l’idée même de taper à la machine l’insupporta. Il fuyait son bureau mausolée, se réfugiant de nouveau dans la lecture pour échapper au présent et à la médiocrité de son génie. Il dévora un livre par jour pendant quelques mois mais le démon n’était qu’assoupi, ses tentacules l’enserraient toujours et un jour, passant devant un magasin d’informatique, il vit, exposé au regard des passants, un magnifique PC, les touches rutilantes, l’écran galbé comme le corps d’une femme, la colonne droite et fière érigée telle une stèle qui l’interpellait. Son cœur s’emballa en imaginant ses doigts courir sur le clavier et les gammes infinies qu’il entrevoyait grâce à l’informatique. Une ère nouvelle s’ouvrait à son talent. La vendeuse fort seyante n’eut aucune difficulté à lui fourguer un kit complet et tous les périphériques en stock, rien n’était trop beau pour cet élan qui l’autorisait à reprendre le cours de son œuvre créatrice. Dans son enthousiasme communicatif, il osa l’impensable, inviter sa charmante interlocutrice à boire une Suze à la terrasse d’un café, ce qu’elle accepta avec empressement pour oublier une rupture douloureuse. De fil en aiguille, ils se retrouvèrent dans une chambre d’hôtel mièvre, en train d’interpréter la chevauchée fantastique et de jouer la passion physique en technicolor. C’était la journée des révélations. Il quitta sa femme et se retrouva enfin seul et libre d’inventer sa vie et de la raconter par les mots.
 
Le lendemain de cette séparation, euphorique, après son cours de grammaire, il attaqua plein d’allant, persuadé d’avoir trouvé la bonne formule, un nouveau roman sur les affres de l’écriture et les délires des sens d’une génération perdue d’artistes. Au fond de lui, il était intimement convaincu qu’un créateur ne pouvait vivre qu’en marge de la société, voire banni par elle, que c’est dans ses dérèglements qu’il puisait l’essentiel de son inspiration. Lord Byron, Baudelaire, Socrate, Malraux, Henry Miller étaient tous cocaïnomanes, homosexuels, pornographes et alcooliques, il allait donc se donner à sa liaison avec concupiscence et trouver ainsi cette inspiration qui le mènerait au génie. Tous les mercredis après-midi, il retrouva sa partenaire dans ce même hôtel et accomplit le parcours d’une initiation sexuelle qu’il avait ratée à son adolescence, y trouvant un réel plaisir, inventant les formes modernes de sa plongée dans le monde du vice et du stupre. Il la fouetta avec un martinet, la sodomisa avec divers légumes, lui éjacula sur le visage, lui fit subir toutes les avanies que son cerveau enfiévré imaginait, ce qu’elle sembla apprécier jusqu’à sa rencontre avec un bellâtre qui avait l’avantage bien concret d’une Maserati rouge vif sur le talent potentiel de son écrivain maudit. Elle le quitta sans états d’âme au moment où plus que jamais il avait besoin de sa source d’inspiration. Son livre vacilla sur son socle, tempête dans son cerveau, et ce ne sont pas les images pornos glanées sur Internet qui pouvaient étancher sa soif d’émotions indispensable à la bonne marche de son roman.
 
Il s’acharna pourtant, tapant comme un forcené sur ce clavier obsédant, les touches massacrées sous ses doigts gourds exsudaient des signes qui se combinaient pour former des mots. Les mots s’enchâssaient et composaient des phrases pour déboucher sur des paragraphes en une progression toujours trop lente, laborieuse. Chaque séance de travail le martyrisait, lui infligeait mille tortures, fer rouge dans son esprit, chaîne qui l’entravait et l’empêchait de prendre son essor. Il souffrait dans sa chair et son immense douleur se transmuta en une tendinite féroce qui lui rongeait l’épaule et paralysait le bras droit.
Il ne s’en aperçut point au début. La position de frappe sur un clavier d’ordinateur implique de reposer ses avant-bras sur le rebord de la table de travail. Dans la tension extrême qui l’emportait, quand il se retrouvait à vouloir précéder sa pensée, ses bras se dressaient, dansant furieusement une gigue, inventant des signaux de sémaphore, commentant l’action décrite en arabesques qui au fil du temps lui provoquèrent cette irritation des tissus de l’épaule interne et une bursite aiguë dont il ne voulut pas s’occuper, la souffrance venant à point nommé remplacer la frustration sexuelle due à la défection de sa partenaire de jeux érotiques. Il s’acharna donc, de plus en plus atteint d’une paralysie du bras qui l’obligeait à travailler en suant sang et eau pour accoucher de quelques phrases dont il lui apparaissait bien que leur sens profond s’évanouissait dans le brouillard qui envahissait son cerveau.
 
Sa douleur désormais permanente l’empêchait de dormir, il ne mangeait plus, délaissait ses cours, s’habillant à la hâte, racontant des sornettes et maudissant son entourage, la Terre et tous ceux qui entravaient le bon aboutissement d’une œuvre qu’il se savait être apte à accoucher. Même Dieu ne trouvait plus grâce à ses yeux, il le vouait aux gémonies, buvant plus que de raison et atteignant enfin cet état de délabrement qu’il avait si longtemps espéré pour écrire l’hymne qui le consacrerait. Il entama une dernière nouvelle.
Un lundi de Pâques, on le retrouva dans la cour du collège en train de brûler l’ensemble de son œuvre. Quarante années d’écriture qui s’envolaient en fines pellicules noirâtres, dansant dans le soleil couchant comme des papillons blessés, dégageant une odeur âcre d’encre carbonisée, et lui, noir de suie, dansait en tournant autour du foyer, hurlant des borborygmes, agitant ses grands bras d’épouvantail.
Plus de cinquante cartons d’archives recensés par année et par thème gisaient comme des cadavres, le ventre ouvert, les dossiers et les sous-chemises soigneusement annotés dégorgeant sur le macadam. Par poignées, il se saisissait des feuilles écrites à la main, dactylographiées, photocopiées pour les projeter dans le brasier qui étincelait, faisant jaillir des poussières d’or sinuant vers le ciel.
C’est alors qu’on le fit placer en centre psychiatrique pour une cure de sommeil. Il y est encore et dessine de beaux dessins avec des feutres de couleurs. Il est gentil avec le personnel, mais quand il voit un livre, il tombe en catatonie, se met à baver et des larmes ruissellent sur son visage.
 

Voir les commentaires

La femme sans plaisir

Publié le par Bernard Oheix

Femme sans plaisir, femme outragée... Il y a des nuits de soufre, des actes qui ne peuvent s'effacer. Elle aurait sans doute aimé être comme toutes les autres. Vie brisée, il reste l'horreur d'un chemin qui mène vers le crépuscule. Quand le plaisir volé se réveille, il faut solder les comptes d'une vie sans raison. On se brûle à fuir ses cauchemars.
 
 
 
 L’homme agitait mécaniquement son visage à quelques centimètres du sien. Elle percevait les poils de son nez qui jaillissaient de ses narines en une touffe disgracieuse, sa moustache drue qui recouvrait ses lèvres, ses yeux froids de poisson mort qui la fixaient comme une marchandise sous des sourcils en accents circonflexes et ne s’interrogeaient même pas sur la nature de cette femme qu’il avait achetée comme un steak à la boucherie chevaline. Son haleine l’enveloppait. Il avait fumé, une âcre odeur de nicotine s’exhalait de sa bouche ouverte laissant entrevoir des dents jaunies. Fragrances de reliefs de repas, un couscous épicé, du vin vulgaire au relent aigre, du fromage, elle pouvait lire son déjeuner dans ses odeurs mêlées qui l’étouffaient et la portaient à la nausée. Il la chevauchait, c’est bien le mot, sans un regard, ni une parole, comme si elle n’existait pas, simple élément dont la présence s’imposait pour la satisfaction de son propre plaisir mais qui n’avait aucune réalité. Ses bras s’appuyaient contre le coussin sur lequel sa tête reposait et ses aisselles dégageaient une odeur de sueur d’homme, une vague et écœurante proximité avec la nature bestiale d’un être qui faisait peser son membre entre ses lèvres intimes. Elle s’arc-boutait et chaque progression du sexe masculin déclenchait une pression de tout son corps pour ne pas sentir cette tétanie qui envahissait ses cuisses. Comment avait-elle pu en arriver là ? Par quel mystère un destin facétieux l’entraînait dans cette ronde du désespoir, dans cette absurde situation qu’elle ne contrôlait plus. Elle pressentait des vagues monter à l’assaut de son corps, elle eut peur soudain.
 
 
Jeanne aurait pu vivre la vie d’une petite fille normale, dans une famille normale, avec des parents aimants et attentionnés. Elle avait tout. Une maison avec de grandes fenêtres, un jardin intérieur plein de mystères dans lequel son rire résonnait, certes un papa trop absent, sans cesse en déplacement, mais qui compensait le vide de sa présence en la couvrant de cadeaux à chaque retour, une maman qui l’aimait, journaliste pigiste dans les pages locales du quotidien, la santé exubérante, une beauté de petite fille, l’insouciance des jours heureux pour celle que le destin porte sur les rivages du bonheur. Elle eut tout cela et encore plus, jusqu’au jour anniversaire de ses six ans, une fête interrompue par le départ précipité de sa mère au chevet de son père terrassé par une rupture d’anévrisme. Elle ne comprit pas vraiment ce qui se passait, juste s’aperçut-elle que l’absence de son père se prolongeait bien au-delà du raisonnable. Elle était prête à s’en offusquer quand sa mère si pâle depuis quelque temps, qui semblait incapable de l’aimer, devant faire un reportage, la confia à un voisin qui la gardait pendant que la nounou était en voyage dans son Portugal natal. Elle le connaissait bien cet homme qui venait la chercher à l’école et la ramenait à la maison, puis jouait avec elle en lui racontant des histoires de princes et de princesses.
Elle ne se souvenait pas vraiment de ce qui s’était passé en cette nuit de cauchemar. Un éclair sombre, la peur et l’angoisse. Elle, si petite, si pure, que l’ombre de cet homme recouvrait et qui se forçait un passage dans la douleur de ses chairs. Il avait l’air si gentil quand il lui offrait des bonbons, qu’il la balançait sur ses genoux et qu’elle riait à gorge déployée devant ses mimiques. D’habitude, il la serrait dans ses bras pour des gros câlins, il l’enveloppait de sa gentillesse et la couvrait de cadeaux, lui faisant même oublier le vide que son père avait laissé.
Il paraît qu’il y a un innommable, des actes que l’on ne peut décrire, ni seulement imaginer. Il semble que Jeanne ne put jamais mettre de mots sur ce qui lui était arrivé. Il y eut des flashes, des gyrophares qui lançaient des traits de feu sur sa douleur, des hommes bleus envahissant ce coin de paradis pour le souiller, des images à jamais enterrées dans des abysses sans lumière. L’homme avait disparu, emportant sa douleur, son souvenir, son enfance.
Elle grandit, paraît-il, prenant des années et des formes de jeune fille mais le vide seul occupait l’espace de son présent. Ce n’est que vers l’adolescence qu’elle tenta de se reconnecter aux autres. C’était si loin, le temps de l’oubli était sans doute venu. D’ailleurs, avait-elle jamais existé cette nuit d’horreur ? Elle en doutait parfois. Il y avait si peu de souvenirs auxquels se raccrocher, si peu de matérialité à la peine si profondément enfouie dans son inconscient.
Elle avait perdu une partie de sa grâce. Elle ne s’aimait pas vraiment, plus vraiment. Elle mangeait trop, s’habillait mal, ses résultats scolaires étaient inégaux, ses évidentes dispositions intellectuelles se brisant sur cette difficulté à se faire confiance, à s’estimer à la hauteur de la situation. Ses camarades étaient des inconnus qu’elle fuyait, les adultes une menace souterraine, le monde, une chausse-trappe dans laquelle elle ne voulait pas tomber sous peine de rompre ce fil qui la reliait à la réalité.
Pourtant, vers ses dix-sept ans, un garçon se fraya un chemin à travers les barricades qu’elle dressait pour l’atteindre, écartant ses peurs et ses angoisses. Ce n’était pas le plus beau des garçons de sa classe, loin s’en faut, mais il était patient et tendre. Ils restèrent de longues heures à se lire des poèmes, les yeux dans les yeux, s’écrivant des lettres dans lesquelles, à sa passion, elle feignait de répondre par l’intensité d’un sentiment qu’elle était loin d’éprouver. Le temps fit son œuvre. Sa résistance s’émoussa. Un jour elle décida de lui offrir son corps parce qu’elle n’en pouvait plus d’attendre et d’avoir peur. Elle le fit cliniquement, se dévêtant dans la lumière crue d’un après-midi d’automne, s’allongeant sur son lit, écartant les cuisses comme elle savait qu’il fallait faire.
Il était amoureux et vierge. Il lui grimpa dessus et la pénétra avec appréhension, sans attention, jouit rapidement et dégorgea son membre avec la satisfaction d’une étape franchie dans sa vie d’homme. Elle ne ressentit rien, juste un peu de dégoût, un vide d’émotions, une parcelle de son corps qu’on lui avait volée, il y avait si longtemps, réclamait toujours son dû. Elle s’attendait à si peu qu’elle ne fut pas surprise, elle n’eut même pas peur, rien dans son corps qui ne put meubler cette nuit d’offrande où un homme était né sans que la femme puisse tracer un trait sur son passé et exiger son présent.
Pourtant cela lui fit du bien. Devenir normale, pouvoir parler de son amant à ses amies, la stabilisa paradoxalement. Elle n’osait pourtant se confier totalement et exprimer ce vide d’un corps qui résonnait encore des coups du passé, mais elle affectait de devenir une femme et cela la grandissait. Et puis, comment mesurer ce que l’on ne connaît pas, ce qui reste une énigme dans les replis de cette chair dissimulée par un voile de plus de dix années d’obscurité ? Comment exprimer l’indicible ?
Elle passa son bac de justesse, intégra l’université de droit dans une ville distante de quelque cent kilomètres qui l’éloigna de sa mère et du territoire de son bourreau disparu. Ses résultats se bonifièrent d’être livrée à elle-même. Elle apprenait doucement à se connaître. Les rudiments de la philosophie et de la psychologie inculqués à l’école lui permirent, sinon de mettre le doigt sur le mal qui la rongeait, tout au moins d’apprendre à vivre avec lui. Elle cernait confusément ses turbulences intérieures et jonglait avec les arêtes vives de ce diamant enfoui dans son cœur. Au fond, elle aspirait à être normale et y parvenait pratiquement, seule la solitude qu’elle ressentait avec des amants de passage lui rappelait vaguement qu’on lui avait brisé ce capital d’amour que la nature lui avait octroyé. Elle ne jouissait pas, ne comprenait même pas ce que ce mot recouvrait, ne pouvant concevoir un abandon total dans des bras qui l’enserraient. Le produit de ce frottement incongru dans son intimité d’un sexe masculin ne provoquait qu’un ennui profond, une nostalgie de ce qui aurait dû être et ne pouvait se déclencher.
Elle chercha auprès d’amants plus mûrs cette expérience définitive d’un abandon qui lui apporterait enfin la sérénité. Malgré la tendresse et le réel amour que certains lui offrirent, son sexe restait désespérément hermétique à tout jaillissement de son plaisir. Elle apprit à faire semblant pour ne pas heurter ses partenaires et les conduire à se libérer sans trop tarder, comme si leur plaisir en soi, lui suffisait et permettait d’accepter son propre handicap. Elle avait une vie normale, tous les aspects extérieurs d’une désespérante normalité. Seule, elle mesurait ce gouffre qui la séparait des autres et des attributs de leur jouissance.
Sa licence en poche, elle décida d’intégrer l’école de la police nationale. Dans son choix, inconsciemment, elle protégeait ses sœurs d’une atteinte subie, leur fournissant une protection, elle qui aurait tant eu besoin d’être rassurée et aidée. Comme souvent, un mal déclenchait son contraire, une blessure non cicatrisée la volonté de soigner. Elle fut brillante, sortant major de sa promotion et affectée à la ville de Marseille, dans une unité de terrain chargée d’infiltrer la maffia locale.
Les réseaux de drogue et de prostitution fleurissaient, se gorgeant de proies si faciles, ces filles de l’Est livrées pieds et poings liés à la gourmandise des consommateurs locaux. Les autorités avaient décidé de pénétrer le réseau et une nouvelle arrivée, inconnue des truands qui tenaient d’une main de fer cette toile du désespoir, était une opportunité qu’ils se dépêchèrent de saisir. Dans sa naïveté, elle accepta avec ferveur cette mission dangereuse, comme la rédemption tant attendue depuis cette nuit de fureur qu’elle portait comme une chaîne et qui l’entravait. Le plan fut soigneusement élaboré, rien n’étant laissé au hasard, toutes les précautions prisent pour assurer sa sécurité. Une équipe serait en permanence en connexion avec elle reliée par un biper, une arme de poche dans son sac qu’elle maîtrisait au prix de longues heures de pratique, des entraînements intensifs dans un centre secret la préparant du mieux possible à son infiltration du réseau de truands. Elle était volontaire et acceptait le prix éventuel à payer pour cette mission sacrée.
Elle devait, sous les habits d’une call-girl de luxe approcher un des responsables du quartier nord et obtenir des renseignements susceptibles de devenir des éléments à charge contre lui. Elle avait du temps devant elle, jouait à la guerre et oubliait la nature profonde de son mal. Elle se mouvait comme un poisson dans l’eau dans cet univers de turpitudes, s’approchant toujours plus de cette zone où elle pourrait se regarder dans un miroir sans craindre son reflet. Elle ne se souvenait toujours pas de la douleur et de l’horreur, juste une réminiscence qui, loin de l’empêcher d’agir, l’entraînait à se rapprocher des flammes dans l’espoir inavoué de se brûler. C’était bon de jouer aux cow-boys et aux indiens, de se sentir une autre, dans la peau d’une femme de vie facile aux aventures romanesques. Elle se grisa et perdit lentement le sens du danger, la dimension réelle du combat en train de se mener entre les forces de l’ordre et celles du désordre. Personne ne s’en rendit compte, ni ses chefs qui ne la connaissaient que si peu finalement, ni ses collègues qui prirent pour du sang-froid ce qui n’était qu’inconscience, ni elle-même, ligotée par son passé et le jeu qu’elle s’inventait pour chasser des démons évanouis.
Après deux mois de traque, elle réussit à cerner le personnage et à se retrouver dans son entourage, figure locale de la nuit, rassurante par son omniprésence et l’apparente facilité avec laquelle elle se fondait dans son alter ego, cette femme de tous les phantasmes, libérée, vivant de ses charmes, fumant et buvant en séduisant les hommes des comptoirs. Sa vie n’avait de prix, à ses yeux, que dans cette farce qu’elle inventait pour fuir sa réalité.
 
Cette nuit aurait dû être comme toutes les nuits. Une observation patiente, des prises de photos et de notes permettant de circonscrire son entourage et d’évaluer ses méthodes dans cette périphérie où on l’avait cantonnée. Tout un matériau qui s’accumulait et devait permettre l’arrestation de la bande qui régnait sur le commerce florissant du vice et de la drogue de ces trottoirs de Marseille. Quand le chef lui envoya un de ses lieutenants pour lui demander son prix pour une passe, elle aurait pu se défiler, disparaître, renoncer à sa couverture, sur un simple appel de son biper, voir ses collègues faire irruption pour faire cesser la mascarade. Elle ne le fit pas. Sans doute se sentit-elle plus forte qu’elle ne l’était. Peut-être, inconsciemment aspirait-elle à cette confrontation définitive avec son passé caché. Peut-être, aussi, ne s’aimait-elle pas suffisamment pour renoncer à s’avilir. Elle donna un tarif et suivit le chef dans cette chambre d’hôtel sordide. Elle se dévêtit et écarta ses jambes nerveuses et fuselées, les ouvrant largement, scrutant son sexe, cette cicatrice verticale qu’elle connaissait si peu, dans l’attente des assauts de l’homme. Elle contempla sans rien ressentir ce membre raidi qu’un préservatif vint encapuchonner, détachée d’elle-même, sans comprendre réellement ce qu’elle faisait. Elle avait si peu à perdre et tant à expier que rien ne pouvait désormais arrêter le cours des événements enclenchés.
 
 
L’homme la regardait avec étonnement. Dans son sexe froid, il n’y avait qu’une mécanique bien réglée de possession. Un pacte mutuel où quelques billets échangés devaient permettre une transaction, la libération de la semence de l’homme contre l’asile d’un sexe chaud, un trou sans vie. Rien n’aurait du entraver cette combinaison, ce rituel d’une décharge sans passion. Il ressentait pourtant le corps de cette femme se contracter, cette tension des muscles des cuisses qui prolongeait en ondes de choc la butée de son membre contre les parois intimes de la femme. Elle partait dans le plaisir, dérogeant à la règle, s’embrasant comme une brindille au feu de l’amour. Elle se tétanisait, refusant cette vague montante, une déferlante qui asséchait sa gorge, brouillait son regard, lui faisait se mordre les lèvres pour ne pas hurler le dégoût de son plaisir.
Les billets de son salaire d’une passe étaient rangés dans son sac, posé sur la table de nuit branlante, froissés par les doigts d’un homme sale qui portait tant de crimes et de honte dans son corps qu’elle avait envie de vomir de percevoir enfin ce que le plaisir était, ce qui se dessinait dans le corps d’une femme qui jouissait. L’homme posa sa bouche sur la sienne et lui força les lèvres pour pointer sa langue dans son être, s’enfonçant si profondément qu’elle ne pouvait plus respirer. Un cri perça malgré elle quand l’orgasme la saisit, l’obligeant à s’arquer, tous les muscles raidis par cette expulsion de toute sa douleur, de ses années volées par un homme qui lui avait dérobé son enfance, pour qu’un autre l’achève dans cette chambre miteuse, dans un amour tarifé qui ouvrait un gouffre sous ses pieds.
Des larmes coulaient de ses yeux, toutes celles qu’elle n’avait pu faire couler quand il aurait fallu et qui s’imposaient désormais pour achever son parcours de douleurs. L’homme se redressa en appui sur ses genoux, le sexe toujours raide. Ses yeux la fixaient, l’incompréhension laissant place à une moue dubitative. Elle sentit l’horreur la gagner pendant que les derniers spasmes de l’orgasme agitaient son corps de réflexes irrépressibles. Il contempla le tableau de cette femme écartelée par le plaisir et un rictus déchira sa face en accrochant des ombres noires dans son regard.
Il prit son sac et le vida sur le lit. Son examen lui permit de se forger une certitude. Cette femme nue dévoilait tant de secrets qu’il aurait mieux valu taire, son sexe parlait trop d’une vie qui n’était pas la sienne. Des papiers n’auraient jamais du se trouver là où ils étaient dissimulés.
Il confia la femme à ses sbires qui la violèrent à tour de rôle. Elle ne cria même pas. Son esprit s’évadait déjà, refusant l’horreur, sa vieille complice, regardant vers un futur impossible, se demandant si tout aurait été différent si elle n’avait jamais croisé la route de son bourreau à l’orée de ses six ans d’enfance.
Son corps fut retrouvé dérivant dans les eaux sales du vieux port de Marseille. Malgré son sexe lacéré, malgré la douleur des coups, son visage tuméfié, elle souriait étrangement, emportant ses secrets dans un monde qui lui avait dérobé ses rêves.
La bande fut arrêtée et jugée. Le chef prit 12 ans de réclusion et ses comparses, des peines s’étalant entre 5 et 8 ans de prison. Jeanne, elle, avait l’éternité pour oublier son rendez-vous manqué avec le bonheur.
 
  

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 > >>