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Red Rhino is dead

Publié le par Bernard Oheix

Au début des années 70, terminant une licence d’histoire avant de mettre en chantier ma maitrise de Cinéma à l’Université de Nice, chaque première semaine du mois de mars, comme en un rituel mystique, j’enfourchais ma Honda 125, franchissais la douane de Menton-Garavan (il y avait une vraie frontière alors) et par la route du bord de mer, venais m’échouer à San-Remo. Un industriel du Nord de l’Italie, Nino Zuchelli, homme immensément riche et très cultivé, passionné de cinéma, avait exporté le «Festival de Bergamo» dans cette cité côtière de la Ligurie célèbre pour son Festival de la Chanson. Il en était le maitre incontesté, se piquait sincèrement de culture comme un prince du XIXème siècle pouvait commander un opéra à Verdi. Avec un goût très sûr, il présentait des films en compétition, positionnés entre l’avant-garde et le film d’auteur, des panoramas thématiques sur des films qu’il était très difficile de visionner (la période soviétique des années 25/35, le cinéma chinois de la révolution culturelle...). Il n’y avait pas les moyens techniques actuels, un film, c’était un support pellicule obligatoire !Des générations de cinéphiles se sont ainsi formées à l’Ariston, l’imposante salle de cinéma où se déroulaient la compétition et dans laquelle, on pouvait fumer pendant la projection. Toute une époque !

Mon statut de critique à Jeune Cinéma m’octroyait le passeport «Invité du Festival» avec repas et chambre d’hôtel, un luxe absolu, à charge pour moi de faire paraître au moins un article dans la presse Française. Ma longévité dans ce Festival que j’adorais comme le premier rayon du printemps avant la folie du mois de mai Cannois, me permit même, sur décision du grand chef, Nino Zuchelli, qui me le proposa personnellement, d’intégrer le jury en 1973.

Ainsi donc, chaque année, une bande de cinéphiles franco-italiens se retrouvaient pour des discussions acharnées, des débats passionnants, des affrontements homériques entre le fond et la forme, l’esthétique du mouvement, la morale d’un «cut», déployant toute cette énergie fascinante d’une jeunesse en train de s’éduquer, de se former, de se préparer à plonger dans la vraie vie après avoir vécu la passion d’un mois de Mai 68 où tout était possible.

Parmi tous ces passionnés qui se retrouvaient, il y avait deux frères, à l’opposé l’un de l’autre. L’ainé avait quelques années de plus que moi, il s’appelait Sandro Signetto. C’était un vrai Italien, élégant, racé, pertinent, ayant largué le monde sûr des comptoirs de la banque pour rallier les quais aventureux d’une coopérative de cinéma, achetant des films à la marge du système pour tenter de réaliser un bénéfice en le sortant dans le circuit des salles «alternatives». Il gérait aussi une grande salle à Turin... c’était avant le massacre du cinéma par la télé Berlusconienne ! Sandro parlait d’une voix douce, inflexions chaudes, vous regardait attentivement en penchant la tête, esquissait un sourire, pouvait vous contredire comme s’il opinait à votre avis, toujours avec douceur et l’ironie dans le coeur ! Sandro Signetto était déjà un seigneur !

Red Rhino is dead

Son frère, Alberto Signetto, un peu plus jeune que moi, débarquait dans le grand monde du Cinéma, en forçant le passage et en s’ébrouant. Force de la nature, Alberto parlait fort, mangeait beaucoup, s’exprimait sans arrêt avec un débit de kalachnikov, donnait du volume pour convaincre, était capable de prendre des chemins incroyables pour assurer ses démonstrations, jamais à cours d’une citation où d’un commentaire, d’une contradiction pour le plaisir même de contredire ! Alberto était une bombe perpétuellement allumée bourrée d’inventivité...

Tous les deux allaient devenir mes frères d’adoption, ceux pour lesquels il n’y a plus de frontières, qui dorment chez vous aussi naturellement que vous mangez avec eux, qui sont là au moment où vous avez besoin d’eux, pour qui le temps s’est arrêté parce que l’on s’imagine éternels...

Sandro est devenu un cadre de cette industrie cinématographique dévastée, un des plus sûrs opérateurs des mécanismes du cinéma et des soutiens européens. Il débarquait souvent, MIP TV, MIP COM, Festival du Film, sa chambre était prête, il passait dans notre vie avec régularité...

Alberto par contre...

En 1984, j’étais Directeur de La Belle Bleue, l’agence artistique que j’avais créée pour les 600 MJC qui fonctionnaient (quelle puissance nous aurions du représenter dans le monde de cet âge d’or de la culture !). C’est avec lui que j’élaborais le projet «Rock Around Europe», à une période où l’on pensait que l’Europe avait besoin de liens culturels novateurs. Un jeune artiste sélectionné dans chaque pays fondateur de l’Europe, un Directeur Artistique que l’on avait sollicité, Brian Eno, au cours d’une épopée «piedniquelesque» à Londres, les rendez-vous chez les ambassadeurs d’Espagne et d’Italie, le Ministre de la Culture en France... Ils ont du en rire...pourtant on en a rêvé de ce groupe international donnant une âme à cette Europe tristounette de technocrates qu’ils étaient en train de nous bâtir sans entendre les désirs des jeunes, chacun s’y serait retrouvé... Utopie, certes, mais qu’elle belle utopie qu’une Europe qui avance et crée du sens, une aventure en commun, apprendre à se comprendre et pas seulement à se traverser sans frontières et a ne plus avoir de bureaux de change !

En 1986, Directeur de la Maison Pour Tous des Campelières, nous travaillâmes sur un projet de film sur les activités de la MPT. Puis pendant deux ans, sur un scénario d’une idée originale, «Itinérario Gaudi», un mixte entre un hommage à Antonioni, notre maître commun auteur entre autre de Profession Reporter, et une histoire policière liée au terrorisme international. J’écrivais, il corrigeait, reprenait tout, démontrant son incroyable capacité d’imagination, cette façon si particulière qu’il avait de voir «son» plan, comme s’il était apte à le réaliser intérieurement. Il m’apprit énormément pendant ces longs mois où je me rendais à Turin pour travailler avec lui. J’ai même du me rendre à Barcelone et faire ce fameux «itinéraire» distribué dans les agence touristiques qu’empruntait le terroriste. Je me revois chaque jour, mon carnet à la main, en train de noter les formes des monuments, toujours à 17h, c’était l’argument du film, et entrer en communion avec mon Italien bloqué sur Turin pendant que le réseau bloquait la fuite du terroriste, à cause d’un cinéphile transi qui effectuait le même trajet, aux mêmes heures et mettait en péril cette ex-filtration !

On a rêvé encore...toujours...parce qu’il était dans notre nature d’explorer, de chercher, de concevoir et d’exister à travers le mouvement des idées.

Si Alberto Signetto s’affirmait comme un authentique créatif, moi, j’avais deux pieds dans les institutions et la tête dans les nuages, cela limitait mes possibilités mais aussi mes risques. Et puis il y a eu Cannes, Directeur-Adjoint de l’OMACC, puis Directeur de l’Evénementiel au Palais des Festivals...de plus en plus de responsabilités, des salaires qui montent, une liberté qui s’ampute.

En 1992, j’ai invité Alberto Signetto au jury des Rencontres Cinématographiques. Ce fut un chant d’adieu à l’insouciance, le dernier acte d’un âge d’or en train de se refermer. Il fut royal, grandiose, un Signetto au top, séducteur, brillant (les filles de l’équipe s’en souviennent encore) qui en un clin d’oeil, disait au revoir à son innocence avec bravoure et panache.

Après cet épisode, il ne pouvait que revenir dans ma ville monter le tapis rouge, un film sous le bras... Après avoir été l’assistant de Théo Angelopoulos, Il s’attacha alors à devenir ce cinéaste qui hantait ces nuits enfiévrées, sans moi désormais ! il réalisa de nombreux documentaires au service des villes, des télévisions, des grandes causes comme des petites, cherchant toujours à relier des fils épars pour rendre le réel plus lisible. Il montait aussi des courts métrage de de fiction, réalisant des oeuvres à problématique forte, ambitieuse, flirtant avec l’onirisme, dépassant le naturel pour décrypter le monde intérieur. Il obtint la reconnaissance de ses pairs mais sans pouvoir conquérir ce public qu’il aimait, parce qu’il aimait aimer, se faire aimer et être au centre.

Aujourd’hui il est définitivement au centre. Celui qui avait un surnom qu’il s’était choisi, «Red Rhino», le Rhinocéros rouge, à 60 ans et 1 jour, comme il l’avait annoncé, a mélangé ses funérailles et son anniversaire sans avoir jamais pu répondre à ses rêves. Ses plus beaux films, il les emporte avec lui, ils sont dans son esprit si clair, si précis que quand il vous décrivait une scène, elle se mettait à exister pour vous. Pourtant, il ne m’a jamais parlé de son enterrement dans cette petite église de Mazzé, une cité près de Turin, accrochée à un piton où il a grandi, de ces centaines de personnes convergeant de l’Italie pour lui offrir un dernier hommage, de ces quelques mots qu’il m’a obligé de prononcer afin de lui avouer une dernier fois que je l’aimais, qu’il était mon frère en création, que la vie a été trop courte, que le temps est passé trop vite et qu’il ne méritait pas un «clap» de fin sans roulements de tambours.

Moi, je sais que je lui dois énormément, je sais qu’avec lui, la fusion était naturelle.

Je connais désormais la dernière de ses blagues.

Red Rhino est mort !

Red Rhino is dead
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V
arrivé à Cannes, comme mercenaire en 1984, comment ne nous sommes pas connus alors ??<br /> Tu communiques bien ta passion de tout, merci<br /> Amitiés fidèles
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