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Le chant, les mots et la mort !

Publié le par Bernard Oheix

1ère partie d'une nouvelle... pour la nouvelle année 2019 ! Cela faisait bien longtemps que je n'en avais proposée !  J'espère que vous embarquerez avec moi dans cette  aventure avec Taliké, mon héroïne Malgache ! A vous de lire donc et d'attendre ma prochaine livraison pour en connaitre la conclusion ! 

 

 

 

                                                                    I

 

 

 

-Dis-moi, grand-père, es-tu fier de moi ?

-Pourquoi me poses-tu cette question, Talike ? Tu en doutes ?

-Grand-père, j’ai besoin de tes conseils. J’ai peur de perdre pied dans le tourbillon de ma vie, de ne plus jamais sentir ma peau cuire au soleil, le vent porter ses caresses brûlantes, j’ai peur d’oublier Madagascar, la terre de mes ancêtres.

Il est resté silencieux. Il penchait la tête sur le côté pour mieux m’observer dans le miroir éclairé de lampes qui diffusaient une douce chaleur. Il était beau, son visage parcheminé sillonné de rides dont chacune parlait d’une histoire des hommes et  des femmes de mon pays. Ses grands yeux m’observaient, attentifs pendant que je me préparais. Son crâne dégarni où moutonnaient quelques touffes de coton blanc luisait sous la lumière artificielle. Ses lèvres formaient un accent circonflexe et du plus loin que je me souvenais, je les voyais s’ouvrir pour me confier les histoires du temps passé. J’étais la petite fille de Fagnisaha, dernier roi du peuple des épines. J’étais celle qu’il avait élue pour être l’écho de sa voix quand ses mots s’éteindraient de ne plus avoir le souffle du vent pour les porter. 

Il était petit, voûté, le corps malingre, un fétu de paille se courbant sous les années des tempêtes qui avaient traversé son règne, résistant toujours à l’usure d’avoir été le porte-parole des dieux auprès des hommes apeurés devant l’immensité du monde.

J’étais en train de me maquiller avant d’entrer en scène. Comme à chaque fois, une tension partait de mon ventre pour irradier mon corps. J’avais dépassé le stade de la panique qui saisit celui qui s’apprête à se livrer aux regards des autres mais le trac restait ancré, viscéralement enfoui dans mes entrailles. L’image que me renvoyait le miroir de cette loge dessinait la silhouette d’une femme que je ne connaissais pas, ou si peu. On a tant de mal à s’accepter, à être en concordance avec ses peurs. J’avais très souvent l’impression d’être double dans ma peau, une partie revendiquait ce que j’étais devenue, l’autre la regardait ironiquement, fragilité du temps, diffraction entre la réalité et les passions ensevelies jamais éteintes, fugacité des sentiments, illusion d’un pouvoir éphémère.

Les « dokodokos », coiffure traditionnelle de Madagascar adoptée pour la scène, déjà tressés, enroulés sur mon crâne, me donnaient une allure farouche et étrange. J’avais revêtu une tunique de couleur ocre avec des passements or et carmin, une ceinture de cuir autour de la taille. Jambes et pieds nus. C’était une tenue de scène inspirée de Dely, ma mère, une fille de roi à qui les rituels et les fêtes imposaient de paraître aux yeux du peuple dans ces habits chamarrés. Moi, c’est le monde que je parcourais vêtue ainsi, emblème des coutumes héritées de la nuit des temps sur une île de passion, ma terre sacrée.

Je me fardais le visage. La peau couleur de miel, entre le noir d’ébène de ma mère et le blanc subtil de mon père, était douce. J’apposais un fond crème sur les joues et un filet noir sur mes cils et autour des yeux pour approfondir mon regard. Un rouge clair sur mes lèvres pour chanter la vie. Les hommes me diraient la beauté dans leur regard, j’avais l’habitude.

Grand-père restait immobile. Présence rassurante, comme une ombre, mon ange gardien de toujours. Sa voix a résonné dans la loge vide, vague écho de sa présence rassurante.

-Même dans mes rêves, je n’imaginais pas à quel point je serais fier de toi. Si c’est ce que tu voulais entendre, alors Talike, tu es devenue exactement ce que je désirais pour ma petite fille, une reine, la chanteuse qui porte le souffle de l’air, la messagère d’un espoir d’une vie plus belle, meilleure. Tu es la métisse du peuple des épines, notre mémoire sacrée par le chant divin. Je t’aime Talike.

J’ai senti des larmes pointer. J’ai aspiré une grande bouffée d’air pour les faire refluer. Grand-père avait toujours su trouver les mots les plus simples pour exprimer la noblesse des sentiments, il représentait un phare dans les ténèbres et parlait à mon cœur. Une voix retentit dans le haut-parleur. « -Le spectacle commence dans trente minutes ». La voix enrouée en un anglais approximatif me rappelait à mes obligations. J’ai commencé à me chauffer la voix en effectuant des exercices puis je me suis tournée vers lui. J’avais encore besoin de ses conseils. 

-Grand-père, avec le cachet de cette série de concerts, notre village vivrait pendant un an. Nous pourrions assurer la nourriture de toutes nos familles, nous vêtir et donner quelques piécettes aux musiciens qui viendraient égayer nos soirées avec leur art. Les petites filles iraient à l’école et les garçons apprendraient un métier. Les champs refleuriraient et les animaux seraient bien gras. Ce n’est pas normal, pourquoi cette iniquité, cette disproportion entre les pays riches et la misère des miens ? Comment l’accepter ?

-Il y a tant d’injustices sur cette terre, ce n’est pas une découverte. Tu dois uniquement te préoccuper de porter ton art au plus haut niveau de la perfection, brandir l’honneur de notre race pour que les hommes et les femmes puissent ouvrir leurs cœurs à leurs frères et sœurs. Tu n’es qu’un maillon dans cette chaîne de la vie, il faut accepter le monde tel qu’il est pour espérer le transformer.

-C’est une grande responsabilité.

-On n’échappe pas à son destin, Talike. Les dieux distribuent des cartes, nous confient une mission pour nous abandonner comme si de rien n’était. C’est à nous de transformer le monde. Le futur est entre nos mains, il dépend de chacun d’entre nous que le monde soit plus beau, plus juste. Tu as ta part dans cette œuvre à réaliser et ton chant est un outil que les dieux t’ont octroyé pour devenir leur messagère. C’est une belle mission pour une métisse que d’être l’espoir d’un peuple nouveau, de surgir des cendres du passé pour tracer les chemins de l’avenir.

Grand-père adorait philosopher ainsi et pouvait soliloquer pendant des heures. Je le reconnaissais bien là, utilisant des images colorées, son verbe fleuri parlant des dieux, paraboles et sentences, un conteur fascinant qui avait nourrit l’imaginaire de ma jeunesse. Qu’il me semblait loin ce temps de l’innocence !

Moscou. Une ville chargée de symboles, charnière entre mon enfance à Madagascar et cette Europe qui tendait les bras à une femme décidant de rompre avec son passé. Je me souvenais encore de cet aéroport où j’avais contemplé pour la première fois des flocons de neige en train de fondre sur les baies sales d’un quai d’embarquement. Un homme tentait de m’oublier dans une académie militaire de cette capitale d’un empire en train de se déliter. Il avait traversé la moitié de la terre pour me fuir, moi et ses enfants qui dormaient à mes côtés, sur les bancs inconfortables du terminal de Sheremetyevo. Etais-je une bonne mère pour mes bébés conçus dans l’amour sous le soleil de mon pays ? Qu’avais-je dessiné comme avenir pour eux ? Qui donc pouvait m’avoir soufflé cette réponse à un désir d’exil destiné à sauver leur âme ?

Depuis, je n’ai toujours pas répondu à ces interrogations. Les réponses existent-elles d’ailleurs ? Le succès m’avait portée à chanter sur les scènes du monde entier, parcourant les continents, sillonnant les océans, croisant d’innombrables personnalités, nouant des liens d’amitié, offrant mon corps pour quelques amours éphémères, sans cesse en mouvements, trop pour regarder le gouffre ouvert derrière moi, pas assez pour m’obliger à interrompre cette fuite effrénée d’un temps qui ne m’appartenait plus. Les enfants ont grandi, ils avaient une vie à accomplir, des rêves à mettre en œuvre mais je chantais pour qu’ils n’oublient point les racines de leur peau d’ébène.

Grand-père m’accompagnait dans mon périple. Lui, qui n’avait jamais franchi les frontières de son territoire perdu au fin fond de Madagascar, désormais parcourait l’univers à la vitesse des jets, passait de pays en pays, d’un fuseau horaire à un autre, du jour à la nuit, de l’espace à la mer, pour me suivre de son regard attentif en me protégeant de blessures bien plus douloureuses que celles des épines de ma terre d’enfance. Quand je me préparais pour entrer en scène, que les questions se bousculaient dans mon esprit, que la tension montait avant de me livrer à un public inconnu, il avait toujours un mot, une réflexion, un geste qui apaisait mes angoisses. Il me rappelait la vanité de nos peurs, la frontière si étroite qui sépare la lumière de l’obscurité, l’immensité des déserts qui meublent nos mémoires et la vie m’apparaissait plus simple, plus accessible, nos chemins moins tortueux.

Mon agent avait été contacté au printemps. Le théâtre Na Dubrovke de Moscou souhaitait ouvrir sa saison 2002-2003 avec une série de 4 concerts de Talike, la star malgache. J’étais quelque peu sceptique. Un zeste de vieille rancœur envers cette ville qui m’avait dérobée mon mari, la tension politique dû à la guerre de Tchétchénie, la montée d’un ostracisme et de tensions raciales, tout cela n’apparaissait pas de bon augure. Le directeur de la salle avait su se montrer convaincant. Je m’étais laissée convaincre. 

J‘ai scruté mon image dans le miroir pendant qu’une voix dans les haut-parleurs annonçait mon entrée en scène dans 15 minutes.

-J’ai changé, Grand-père ?

-On change en permanence, c’est naturel, ma fille. Aucun point n’est proche de son centre quand l’univers tourne sur son axe. C’est une fuite vers un horizon indéterminé à la conquête des chimères.

-Que vais-je devenir ?

-Tu le sais au fond de toi, tu as déjà une grande partie des réponses, est-il besoin de t’en convaincre ?

J’arrivais d’un périple de 20 villes d’Amérique du Sud. Lima, Quito, Buenos-Aires, Santiago de Chili…J’avais aimé cette tournée, la chaleur du public, sa ferveur, le sentiment réel d’un partage. Terres de migrations, croisement de races et métissage profond les rendaient particulièrement réceptif au message de mon chant. L’avenir est ouvert pour ceux dont le passé est vivant. La beauté baroque de ces villes m’avait subjugué, l’agitation, le bruit, les couleurs et les odeurs transportées. J’avais ensemencé quelques bribes de ma culture dans le cœur du public. Il m’avait rendu un peu de cette chaleur humaine dont je me nourrissais.

Le choc avait été rude en débarquant sur le sol gelé de la Russie. Un hiver précoce, la neige déjà qui paraît les monuments moscovites d’un halo fantomatique. Le chauffeur de la voiture m’attendait avec un écriteau à la sortie de la zone de douane. Les musiciens de mon groupe étaient arrivés la veille, j’avais été retenue par une série d’interviews à Paris où nous devions donner un concert.

Je contemplais cette voie rapide interminable qui mène au centre ville, bordée d’immeubles tristes que des néons crûs zébraient de tâches de couleurs. J’étais donc en terre de Russie, reçue avec tous les égards d’une chanteuse réputée, j’allais donner le meilleur de moi-même pour ceux qui me feraient l’honneur de partager ma musique. 

 

 

 

II

 

 

 

 

 

Le Centre Théâtral Na Dubrovke se situe à quelques kilomètres seulement du Kremlin, des bulbes colorés de l’Eglise Saint Basile le Bienheureux, des remparts crénelés carmin qui ceinturent l’immense Place Rouge et du mausolée de Lénine, petit cube de pierre où repose sa dépouille momifiée. Le cœur de Moscou respire la beauté, j’eus un choc en traversant cette ville dans la limousine qui m’attendait à l’arrivée de l’avion. Elle était si différente de l’image que je m’en étais faite. Ma première vision de l’occident, après mon départ de Madagascar, fut un aéroport triste, un plafond bas et gris, un carrefour où ma vie s’écartelait dans une rupture irréversible. Moscou était synonyme  de trahison. L’homme que j’avais aimé y avait atterri après son départ précipité pour une fuite sans retour. Il avait abandonné ses enfants, son amour pour moi, il avait choisi l’exil pour ne pas assumer ses responsabilités. Mon existence avait basculé à ce moment précis. En s’éloignant, il m’avait contrainte à assumer mon destin, à faire des choix et à quitter ma terre, mes parents, tous ceux qui m’accompagnaient depuis mon enfance et comptaient pour moi. Il avait, sans le savoir, donné naissance à une artiste qui parcourait le monde, mais il l’avait fait en lui arrachant le cœur, en lui ôtant même une partie de sa chair. C’était si loin tout cela, pensais-je, en regardant défiler les monuments illuminés, les églises orthodoxes avec leurs toits biscornus, les rues au charme baroque avec leurs enseignes scintillantes. C’était si loin, c’était hier. Il avait bien fallu que je m’invente un futur puisque le présent se dérobait sous mes pas. 

Les anciens bâtiments d’un entrepôt avaient été rénovés pour offrir un espace culturel fonctionnel destiné à la culture moderne et à l’art contemporain. De grandes coursives, qui servaient de lieux d’exposition, permettaient d’accéder à une salle de spectacle de 1000 places aux fauteuils rouges. La scène de dimension imposante avait une ouverture de 16 mètres avec des cintres équipés pour accueillir des œuvres ambitieuses, le matériel lumière et son imposant était de qualité, l’acoustique de la salle parfaite. Le public se trouvait réparti sur 2 niveaux en amphithéâtre. Ce théâtre m’avait plu, il possédait une âme. Sur la scène vide, j’imaginais le bruissement de la salle où se pressait une foule attentive, l’attente impatiente du lever de rideau avec l’extinction des lumières. De bonnes vibrations l’habitaient, on s’y sentait immédiatement à l’aise. 

Les musiciens sont arrivés, nous nous sommes embrassés pour nos retrouvailles. L’ambiance était détendue, ils me racontèrent qu’ils avaient fait la fête, la veille dans le Moscou by night. La nuit avait été longue pour certains. Ils étaient quasiment tous de ma famille, ce n’était pas toujours facile à gérer mais cela avait aussi beaucoup d’avantages et personne ne mettait en doute ma direction. C’était mon groupe, j’en étais le leader incontesté. Le succès facilite la cohésion et les racines familiales restaient un ciment, j’y veillais particulièrement. La balance fut rondement menée, les techniciens efficaces du théâtre se mettant au service de notre ingénieur du son et de notre responsable des lumières. Quelques bribes de morceaux pour évaluer les niveaux, une chanson en déroulé et après 20 minutes de balayage du répertoire, le sonorisateur et notre régisseur nous donnèrent leur feu vert. Nous étions prêts, les derniers réglages se feraient en direct.  Je suis retournée dans ma loge pour me préparer et me concentrer.  

Les quelques secondes qui précédent mon entrée en scène sont toujours un moment de délicieuses tortures. Peur d’un public inconnu, plaisir de ces yeux qui se fixent et de cette écoute qui s’empare des silhouettes dérobées par l’ombre. Il y a des traits d’union invisibles qui nous relient, un lien charnel entre les anonymes qui peuplent les travées de la salle et mon corps en offrande. Mon angoisse se fond dans la dimension physique de ma présence sur scène, en face de leurs regards. J’ai toujours rêvé d’être en cet endroit précis, l’objet de leur attention et le prix à payer en tension n’est que le reflet de ma passion, un dérèglement total pour la réalisation de ce spectacle dont je suis le cœur battant. Etre artiste, c’est se livrer, c’est oser transgresser la peur du vide. Je sais que je suis cette artiste à jamais, je porte des espoirs qui me dépassent largement, ceux de mon peuple, ceux d’un grand-père qui m’offrit la possibilité de rêver, ceux de ma famille que j’ai quitté pour mieux les faire chanter dans le cœur du public. 

Le rituel de mon concert est bien réglé. J’entre dans le noir et me place sous le cône d’un spot qui s’allume au moment où j’entame mon tour de chant par une composition fétiche interprété à capella. Il s’agit d’un chant traditionnel des femmes du Peuple des Epines dont je porte le costume, la coiffure et les vêtements aux couleurs de ces terres arides où j’ai grandi. Complainte d’une mère devant son enfant agonisant que les dieux ont décidé de rappeler au monde des esprits, c’est triste, émouvant, les paroles glissent entre les sons, se font désespoir, lutte entre le bien et le mal, entre la soumission et la révolte, pour terminer en un glissando que seuls les esprits peuvent saisir. Je l’offre ce morceau au public qui me fait l’honneur de venir partager un peu de mon histoire. 

Mes sœurs entrent alors par le fond de la scène. Elles m’interpellent en arrivant sur le  plateau, saisies par le pinceau des poursuites et nous entamons un jeu de questions-réponses, variations enjouées sur le thème de la nature, sur le soleil qui nous brûle en apportant la vie, sur l’eau qui coule au fond des vallées, le vent qui porte un message d’espoir. Cet échange à moitié improvisé peut durer plus de 5 minutes avant qu’un chœur ne se dégage de la matière de nos voix mêlées. Nous achevons cette polyphonie en accordant nos timbres, en unissant nos souffles, et le profane devient sacré, ode à  la nature mystérieuse qui se joue des hommes.

Les musiciens qui se sont installés dans la pénombre, vont alors enchaîner par une final musical, à base de percussions et d’instruments traditionnels, langoro, outre de bois recouverte de peau de chèvre, Katsa, maracas aux graines de maïs, rimotse, violon en bois avec des cordes de nylon. Un solo de guitare vient couvrir nos voix au paroxysme, faisant mourir la mélodie dans un déluge de notes stridentes.

En général, c’est à ce moment que j’interviens pour une première présentation, que je commente les chansons et explique leur contenu, que je parle de Madagascar et de nos rites, de la mémoire de mon peuple. Le spectacle peut vraiment commencer, alternant les passages rythmés qui font vibrer les corps et les vocaux qui interpellent le coeur, les danses et la polyphonie, les deux facettes de mon art. J’aime cette sensation extraordinaire de pouvoir créer un monde artificiel, cette communication que je perçois si intensément entre le public et l’orchestre, mon monde idéal, celui dans lequel je pourrai vivre et mourir, être au centre et à la périphérie, dans le faisceau de la gloire ou au sein de la masse de ceux qui forme ma tribu, anonyme parce qu’aimée enfin. J’enchaîne et chaque minute sur cette scène est un don, un partage dans lequel le public m’octroie le droit d’être son écho, le miroir de ses désirs les plus profonds.

J’attaquais mon 7ème morceau, Holi Raho, une de mes premières  créations. Une chanson fétiche. Il s’agissait de la complainte d’une valebode au moment où sa belle famille vient la chercher. Son jeune âge au mariage et le don de sa virginité pour un maître inconnu. Je l’avais composée pour la mémoire d’Hoasie. On y trouvait une partie vocale initiale complexe avant que la guitare et la percussion me rejoignent et que le chœur me soutienne. Je n’ai pas compris immédiatement. Une silhouette sombre dans la lumière éclatante des projecteurs et un cri. Puis deux autres personnes sont apparues sur scène et j’ai discerné des formes étranges dans leurs mains. Une déflagration a retentit dans le silence d’un orchestre dont les instruments restaient impuissants à lutter contre une manifestation de la folie des hommes. Les musiciens venaient de comprendre que la fête allait tourner au cauchemar. 

Un hurlement a claqué. Stop. Un homme s’est dressé, il a crié, en russe quelques phrases incompréhensibles pendant que des détonations déchiraient la nuit et que des lambeaux de plâtre arrachés au plafond par les projectiles s’abattaient comme les flocons d’une neige en deuil. J’ai entrevu le visage de mon grand-père dans la poussière d’argent qui flottait en suspension, je lui ai hurlé de m’aider et de sauver Talike. Il ne m’a pas répondu. Il a fermé les yeux et son image s’est dissoute comme s’il m’abandonnait, incapable de m’arracher à la cruauté d’un monde d’horreur. 

La lumière s’est rallumée. Un silence de mort a succédé au bruit assourdissant des rafales de mitraillettes, juste une poignée de secondes, avant qu’une plainte monte telle une vague sourde des spectateurs hébétés. Une cinquantaine d’hommes et de femmes en uniformes, puissamment armés, venaient de prendre 912 otages et un groupe de musiciens de Madagascar se trouvaient dans la ligne de mire de leur Kalachnikov. 

Ce n’était plus un cauchemar, mais la réalité d’un drame dont j’étais, bien malgré moi, un témoin privilégié sans défense, perdue dans une jungle totalement inconnue. Et ces épines là, rien ne me permettait de les chasser de mon chemin.

La prise d’otage du théâtre Na Dubrovke du 23 octobre 2002 venait de commencer et mes rêves de partage et d’harmonie se brisaient sur l’acier froid des armes de la mort.

 

 

A Suivre !

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