Le grenier de la mémoire 39 : des saisons et des rencontres !
15 saisons qui s'enchaînent, sans répit, sans possibilité de halte, de prendre du recul !
Entre 1997 et 2012, j'ai programmé près de 600 spectacles à marche forcée de septembre à avril, sans compter les festivals récurrents, juste le temps de laisser en mai la place au Festival du Film, ses stars, ses mains à imprimer dans la glaise, se gorger de cinéma... pour replonger immédiatement dans les animations de l'été.
600 spectacles dans les "saison de Cannes" et plus de 300 dans les 21 festivals dont 8 de Danse, 4 de marionnettes, 6 de musique classique et 6 concerts de septembre. Près de 1000 spectacles comme des rafales tourbillonnantes mettant l'Évènementiel sous une pression permanente !
Et cela sans compter les 15 Festivals des Jeux, une opération monstrueuse où plus de 150 000 personnes remplissent le Palais des Festivals en février, 15 000 joueurs du monde entier, du plus humble aux plus grands champions qui viennent s'affronter dans tous les jeux possibles et imaginables... une machine de guerre et notre opération la plus rentable pour la Ville en retombées économiques directes !
Un rythme épuisant, difficile à tenir. Il fallait conjuguer la présence sur le terrain, voir d'autres spectacles ailleurs, aller à des festivals, entretenir un réseau, chercher de nouvelles idées... tout en gérant l'humain de l'Évènementiel et en gardant les yeux sur les colonnes des chiffres de dépenses et de recettes.
Mais une tâche fascinante, exaltante dont la récompense suprême est le sourire heureux d'un public conquis, l'émotion d'une salle qui chavire !
Un des concerts incroyables que j'ai vécus... la légende Bécaud sur la Croisette pour un show étourdissant !
Deux mythes. l'immense Juliette Gréco, et celui que j'avais le plus vu en concert (7 fois), un de mes chanteurs culte enfin dans "ma" salle !
Parfois, le désir et la réalité s'entremêlent, tissant un réseau inextricable de connexions ! J'avais découvert le cinema avec le Festival du Film et ses séances de Sonika Bo pour les enfants des municipaux. Mais j'avais été initié à l'art vivant par Maurice Béjart, l'immense, le cultisme Directeur du Ballet du XXème siècle au cours d'un périple en Avignon, en 1969, premier voyage en solitaire "arraché" à mes parents grâce à ma réussite au Bac. Cette récompense, je l'ai vécue sac au dos, dormant à la belle étoile de l'île de la Bartelasse. J'avais rencontré une bande de Belges qui zonaient avec moi et après quelques bouteilles de vin, ils m'avaient entraîné avec un billet gratuit dans la cour du Palais des Papes pour voir un ballet de Béjart : A la recherche de... avec Jorge Donn, Maria Casarès...
Ce Béjart, je j'avais entr'aperçu en arrivant sur Avignon avec de grandes lettres peintes sur la route qui dessinaient un "Béjart fait la pute sur le trottoir de la contestation" bien en phase avec l'exaltation d'un mai 68 qui était passé par là ! Il y avait aussi ce disque énigmatique de la Messe pour le temps présent de Pierre Henry et Michel Colombier qui courrait sur nos platines et ouvrait bien des oreilles à une musique savante envoûtante ! Quand au poster de Jorge Donn dans un saut aérien, bien des chambres étudiantes l'affichaient, comme une invitation à bondir hors de ses basques !
J'étais sorti subjugué de ce ballet récitatif et de ces chants d'une Casarès étrange entourée de danseurs d'une beauté incroyable. Le lendemain, j'avais soldé mes maigres réserves de monnaies sonnantes et trébuchantes pour m'offrir un place payante d'un Roméo et Juliette d'anthologie !
Et le temps était passé jusqu'en ce mois de mars 1995 où Yorgos Loukos, le Directeur Artistique du Festival de Danse, l'avait accueilli dans "Ce que l'amour me dit" avec le Béjart Ballet Lausanne. Je me suis retrouvé en compagnie de mon idole, un verre à la main et je lui ai raconté cette anecdote. Il a sourit et nous avons trinqué pour la Danse...
Mais c'est les 8 et 9 mars 1997 que j'ai bouclé la boucle ! J'avais appris qu'une tournée exceptionnelle de "Messe pour le temps présent" était en train de se monter. Je me suis battu bec et ongles pour l'obtenir et les 2 séances ont affiché un complet absolu. Le bonheur de voir ma propre histoire se conjuguer au présent, un mythe se réaliser, une aventure culturelle en phase avec mon horloge interne ! J'étais ivre de bonheur et j'ai assisté aux 2 séances sans en perdre une miette, avec, au passage, une nouvelle rencontre émouvante avec un des maîtres de la chorégraphie du siècle !
Tant de moments où le temps semble se courber devant la beauté d'un geste, d'une voix, d'un corps en mouvement, de l'échange d'une réplique qui vous touche au coeur. J'ai réellement eu une larme sur la tirade bouleversante de Cyrano par un Pierre Santini éblouissant ! J'ai vibré en résonance sur Les Moines de Shaolin, éclaté de rire sous les saillies de Guy Bedos (En direct, on m'annonce qu'il vient de décéder à l'instant... la série mortifère continue donc !) ou de Mado La Niçoise, halluciné avec "les 7 doigts de la main", embarqué pour un voyage mystère avec Philippe Genty, dansé le Flamenco ou chaloupé sur la samba...
Tous les grands du spectacle se sont retrouvés sur les planches de Cannes pour nous convaincre que le génie de l'homme est incommensurable !
Et moi, au fond, j'ai été le premier spectateur de mes spectacles, gardant mon âme d'enfant rêvant tout éveillé à la beauté du monde.
Pour finir ce billet, je ne peux qu'évoquer ma rencontre avec Madame Marguerite qu'Annie Girardot, reprenait pour une ultime tournée sous l'aile de la maladie. L'équipe qui la suivait nous avait annoncé qu'elle était fragile, que sa mémoire souffrait !
Je l'ai retrouvée avant son entrée, elle tapait du poing contre le mur du couloir qui mène à la scène en hurlant "-Tu vas te souvenir, rien oublier !" et son visage crispé exsudait la peur, elle qui avait tout connu des scènes du monde entier !
Après la représentation qui fut magnifique, intense, oppressante aussi, elle était heureuse et m'a dédicacé le programme ! Elle était en train de s'évanouir vers un pays peuplé de fantômes... mais jusqu'au bout, elle s'accrochait aux mots qui la hantaient afin de maintenir ce fragile équilibre qui la soutenait !