La mort de l'Ecriture (suite et fin)
Vous allez enfin savoir comment on devient écrivain. Mais retenez votre souffle, on ne sait jamais ce qui peut advenir quand on
lit ! Livraison de la dernière partie de cette nouvelle donc...
Mon premier manuscrit contait l’histoire d’une révolte, parcours initiatique d’un jeune révolutionnaire sur les terres d’une humanité qui se déchirait au son des
canons. J’avais du style, des histoires à raconter, les moyens de prendre mon temps et je mis 3 ans à achever cette œuvre capitale pour comprendre une jeunesse qui réclamait son dû à ses anciens.
Quand j’apposai le mot fin à la 384ème page de ce manuscrit de près d’un million de caractères, un sentiment de vide s’empara de moi. Enfin libéré, je le transmis à tous les éditeurs
de la place Parisienne et attendit patiemment le résultat. C’est après plusieurs mois que j’ai commencé à recevoir quelques réponses, de celles qui blessent aussi sûrement que la lame d’un
couteau qui s’enfonce dans la chair, de celles qui vous nient et vous renvoient vers la solitude. Salmigondis illisible, ego surdimensionné, aimable promenade dans le dilettantisme, sexe et
drogue doivent cesser, rangez vos stylos et profitez de la vie, laissez l’écriture à ceux qui ont appris à écrire, pas un de mes correspondants ne daigna même me laisser entrevoir un espoir. Les
médecins me firent hospitaliser et je passai le plus clair des trois mois suivants à dormir dans une clinique spécialisée.
Je suis sorti plus fort, plus convaincu que jamais de la nécessité d’être un écrivain, d’être publié, de voir mon nom sur la page d’un livre que j’aurais conçu et serait un objet de partage. Je rêvais de rencontrer à Brest un lecteur qui me confierait son émotion d’avoir communié à mes mots et me suis attelé à la rédaction de mon deuxième roman. J’avais compris la leçon du premier et m’octroyais une plus grande liberté avec la réalité. J’ai conçu une histoire intemporelle, un subtil puzzle qui traversait les cultures et le temps frisant avec le Fantastique. Une manière de me réconcilier avec mes futurs lecteurs. Ce n’était pas le réel qui importait mais ma capacité à les toucher dans leurs émotions premières, la possibilité de les prendre par la main et de cheminer vers la lumière de concert et j’étais déterminé à réussir cette nouvelle épreuve que je m’imposais.
J’ai mis de nouveau 5 ans à achever cette œuvre, Le pays des mille montagnes, 5 ans tous les jours devant mon ordinateur à taper sans cesse, gommer, recomposer, faire entrer dans le moule de mon imaginaire ces bouts de mots, ces phrases déterminantes, cette alchimie mystérieuse qui me menait vers la lumière et je sais que je l’ai réussi ce livre et qu’il justifiait en soit ma présence sur cette terre. C’était un livre magnifique, un OVNI dans un ciel trop bas, une vraie composition qui faisait honneur à son auteur…mais personne ne le saurait jamais !
Abscond, trop révolutionnaire, non inscrit dans la ligne éditoriale, impubliable, refus de me prendre au téléphone, de m’accorder un rendez-vous, comme si je n’existais pas. J’ai vraiment eu la haine alors, j’ai su alors que ma mission venait de changer d’orientation et que je ne reviendrai plus en arrière. Je me suis remis au travail, j’avais quelques idées sur la façon de procéder.
J’avais créé une petite fondation avec quelques miettes de l’argent que mon père m’avait légué qui, par le jeu mécanique de
la bourse et des placements assurés par des conseillers financiers à la botte de ma fortune, continuait à croître sans que je m’en occupe, l’argent sécrétant l’argent pour enrichir toujours plus
le riche. Dans un accès de faiblesse envers l’humanité souffrante j’avais décidé de consacrer quelques moyens pour aider des écrivains et chercheurs particulièrement méritants, c’était ma période
altruiste et pleine de rêves ! C’est grâce à elle que j’avais rencontré le professeur Lanakowski, linguiste émérite et méconnu qui avait survécu au camp de la mort et vivotait trop occupé
par ses recherches fondamentales pour s’intéresser aux biens matériels et à un destin personnel. Il devint rapidement l’unique bénéficiaire de ma fondation et sans aucun doute, le seul être
vivant que je pouvais supporter. Il était fou, d’une vraie folie contagieuse et sa théorie tenait en une phrase : les mots sont des armes !
Sa culture encyclopédique prenait sa source dans les arcanes d’un cerveau flirtant avec les frontières de l’être humain, une ligne rouge sinuant entre la masse du savoir qu’il ingurgitait en autodidacte et les pulsions qui l’amenaient à transgresser en permanence les lois élémentaires édictées par le cerveau humain. J’ai pu quelquefois le suivre dans les méandres qui lui permettaient de connecter les pôles les plus invraisemblables de sa raison et tenter de m’immerger dans son univers.
Après deux maîtrises en linguistique et en mathématiques fondamentales, il s’était consacré à une thèse portant sur les implications physiques des phonèmes, découvrant au passage les travaux du professeur Rinko sur les embryons de langage chez les animaux. C’est grâce à des expériences que ma fondation lui avait permis de mener sur des chiens qu’il avait affiné sa théorie des propriétés sous-jacentes de la dynamique des mots. Tournant le dos à l’axe sémantique traditionnel, il avait développé un paradoxe sur les vertus intrinsèques de la communication écrite et cherché à en décomposer la structure et les lignes de force.
Je ne peux vous expliquer sa vie de recherche en quelques phrases, mais un exemple peut vous aider à comprendre son cheminement. On sait que la puissance de la voix d’une cantatrice dans un contre-ut peut briser un verre de cristal. Imaginez que son travail et sa puissance l’autorise à affronter la matière spongieuse d’un cerveau humain… à partir de là, toute la gamme du possible s’ouvre en un vertige effrayant, l’arme ultime dans l’organe vocal, le potentiel destructeur effrayant que cela représente ! Allons plus loin encore, sur ses pas et cette frontière qu’il a franchie : ce qu’une voix peut enclencher comme désordre naturel, l’écriture le porte en germe et il suffit alors de creuser sous la surface du sens pour en définir la charge corrosive et la mettre à son service.
Il est mort trop tôt, rongé par un esprit qui lui faisait côtoyer les affres de la déraison mais il m’a légué ses travaux et j’ai compris le sens de son message, j’ai poursuivi sur ce chemin tortueux, passant de la théorie à la pratique dans le seul but de prouver à tous ceux qui avaient méprisé mes œuvres que l’on pouvait se venger par les mots d’un silence dans lequel leur incompétence et leurs préjugés me plongeaient.
Je me suis attelé à la rédaction de cette nouvelle « les chants de l’infini » et il m’a fallu 10 ans pour terminer ses 5 pages d’écriture. 10 années d’un acharnement à gommer les aspérités des mots, à les faire s’imbriquer dans les interstices de leur structure, à procéder par tâtonnements avant de trouver l’exacte composante impliquée par le rythme capable de se fondre dans cette litanie obsédante d’un glissement vers le néant. Il fallait pouvoir saisir l’esprit du lecteur, l’enfermer dans un réseau de fils ténus en resserrant la prise jusqu’à le mener vers le point ultime de non-retour, cette déconnexion des fonctions intellectuelles et du savoir sur la vie lymphatique
J’ai souffert mille morts pour achever mon œuvre, l’unique texte à mon nom qui restera comme la signature finale d’un monde imparfait. J’ai tout brûlé de ces milliers de pages noircies pour rien, y compris les recherches de ce pauvre fou, mon maître Lanakowski, j’ai tout renvoyé dans un grand néant, ne faisant qu’anticiper ce que vous allez vivre car dans cette opération, il ne s’agissait aucunement de vous connecter au monde de l’infini mais bien de vous y transporter… physiquement, de vous enfermer dans ce néant d’un ailleurs programmé, et si j’en juge par mes trois envois et par l’état de mes premiers lecteurs, j’ai enfin trouvé la clef pour vous empêcher de vous dérober à ma prose.
C’est cela que j’ai réussi et si vous ne me croyez point, pas de problème, je tiens à votre disposition une nouvelle de 5 pages, lisez-la, elle est très instructive ! J’ai d’ailleurs téléchargé cette nouvelle dans un fichier de plus de mille adresses de tous les médias disponibles et sur les principaux forums de discussion du net, j’attends le son de la sirène des policiers pour appuyer sur la touche envoi avec des ricochets potentiels tout azimut, une belle cacophonie en perspective et quelques surprises en prime. Un titre qui mute automatiquement et aléatoirement, avec la perspective pour ceux qui survivront à la première vague de ce glissement progressif vers le néant, chaque fois qu’ils se mettront à lire, de tomber sur mon texte et de nous quitter pour un monde inconnu. Sa capacité de s’infiltrer insidieusement dans tous les textes informatiques de tous les réseaux du monde et de s’afficher partout avec, je vous le signale quand même, le fait qu’il n’est pas nécessaire de comprendre le sens des mots pour les rendre efficaces. Il ne s’agit aucunement d’une sémantique banale mais bien plutôt d’une structure inhérente à l’architecture des phrases, un piège létal imparable quelque soit la langue du lecteur.
Voilà, si vous avez encore le courage de lire, c’est que vous aimez la roulette russe car derrière chaque texte, chaque information écrite, mon chant de l’infini vous guette et peut fondre sur vous à tout instant pour un voyage sans retour. Ne me maudissez pas, pensez à tous ces éditeurs, ces comités de lecture, ces comptables, ces professionnels bardés de certitude qui ont décidé depuis la nuit des temps du sort de ceux qui avaient quelque chose à écrire, tous ceux qui ont vécu en privilégiés et ont pu disposer du devenir d’un texte, de la naissance d’un livre, ils vont enfin devoir payer un prix pour continuer leur activité : ce prix est à l’aune de leur vie !
Moi, je vais vous quitter, je vais enfin me plonger dans mon texte, je vais le lire dans son intégralité pour faire le grand saut. Il fait nul doute que je vous attendrai en grande compagnie dans les champs dévastés de mon orgueil, on s’y sent enfin seul au milieu de la foule, si seul que le paradis devient inutile.
Rappelez-vous, il y a un texte qui rôde dans l’éther pour vous ouvrir les portes de l’infini et c’est le mien !
A bon entendendeur, salut ! Si
vous avez encore envie de lire, c'est que vous êtes sacrément inconscient, n'est-ce pas ? Moi, je vais continuer d'écrire, j'ai un texte particulièrement complexe à polir, un texte que vous lirez
un jour, sans aucun doute ! En attendant, méfiez-vous donc de 2010 !