Les pompes de Korcia
Laurent Korcia est un des violonistes les plus talentueux de sa génération. Jeune, beau, vivant, il décape l’image du soliste classique brillant enfermé dans son monde aseptisé. Il est un peu people, beaucoup et passionnément tourné vers les autres, avec des attitudes de rocker, fort de ce toucher d’un Stradivarius dont son génie a hérité !
Je le connais depuis longtemps, le suivant au fil des programmations des Nuits Musicales du Suquet et à chaque fois, un grain de sable me prouvait à l’évidence que derrière la star inaccessible, un homme fondamentalement humain était tapi en catimini.
Le vendredi 20 juillet 2007, Laurent termine son concert triomphalement après avoir interprété avec Dana Ciocarlie au piano, la sonate n°1 de Robert Schumann, du Dvorak (danse slave) et Bartok (danses roumaines), ses fonds de commerce, Ravel et Debussy et une pincée de Liszt (les cloches de Genève). Après un dîner avec l’organisation, il avait changé ses plans pour aller dormir avec sa famille à Nice. Quittant le restaurant après avoir signé la facture, je le vis sur le parking de la mairie, sa famille autour de lui, en train de contempler, désemparé, une énorme berline allemande manifestement en panne d’inspiration ! A l’heure du tout électronique, foin de manivelle pour démarrer le monstre noir rutilant restant résolument sourd à toute sollicitation d’une clef magnétique.
N’écoutant que mon altruisme, bien que doté d’une capacité d’affronter les problèmes mécaniques proche du zéro, je m’incruste devant un Korcia étrangement serein dans cette situation kafkaïenne. Je fais revenir le voiturier et le charge de raccompagner la famille à Nice (il est 2 heures du matin quand même….tête du voiturier !), le charge dans mon modeste véhicule pour le ramener à l’hôtel Cavendish, et satisfaction du devoir accompli réintégre mes pénates à 3h du matin !
Le mercredi 22 septembre 2010, au Palais des Festivals, moment de grâce avec mon pote Nilda Fernandez accompagné de l’Orchestre Régional de Cannes, Provence Alpes Côte d’Azur. (cf article dans mon blog de septembre-octobre 2010). Un des invités présents s’appelle Laurent Korcia. Il va interpréter la Méditation de Thaïs de Massenet et faire courir des frissons dans le public. C’était si beau, si parfait et si superbement décalé, morceau de classique pur dans un concert de voix divines. Puis il accompagnera Nilda dans « Mes yeux dans ton regard » et autres tubes que son « Stradivarius » tout émoustillé permet de faire briller de mille notes étincelantes.
C’est au restaurant que je le retrouve pour un dîner où l’émotion pure venue des tréfonds de l’amitié baigne les convives de cette soirée autour de Nilda.
Laurent est heureux, un peu désorienté….Il me confie son plaisir d’échanger avec ce monde de « rockers » aux codes si différents de son univers « classique » et me lance qu’il a un programme « cinéma » qu’il rêve de jouer à Cannes, dans la capitale mondiale de l’image !
A l’époque, la décision venait d’être prise de me confier la direction artistique des Nuits Musicales du Suquet ! C’était confidentiel, et je me revois encore avancer en louvoyant pour instiller l’idée que ce programme « atypique » pourrait trouver sa place dans l’édition des Nuits Musicales du Suquet en 2011…Finalement, je lui lâche que c’est moi qui reprend les rênes de l’artistique et il me donne rendez-vous à Marseille en octobre pour assister à la première du spectacle.
Petite église perchée au-dessus du Prado, ambiance 3ème âge bénévoles, avec cartons nominatifs sur chaises en paille inconfortables et serrements de mains sur visages compassés. Les quatre saisons de Vivaldi en première partie et ces perles de cinéma réorchestrées, Chaplin, Morricone, In the Mood for Love, sans oublier ses propres créations pour le 7ème Art et des auteurs classiques mis à contribution de films, Bartok, Gardel…
C’est ainsi qu’en ce samedi 23 juillet, dans une ambiance particulièrement tendue entre l’ancien directeur artistique et le nouveau se croisant comme des fantômes à l’opéra, Laurent Korcia débarque avec ses quatre belles solistes et un accordéoniste gigantesque par la taille et le talent, Vincent Peirani. Il m’embrasse et me salue avec chaleur.
Comme d’habitude, il a du retard, il a la tête ailleurs, il est dans le vent, au propre et au figuré, et s’aperçoit avec horreur qu’il a oublié ses chaussures noires de concert dans un hôtel, la veille, à Montélimar où il jouait ce même programme.
Au dernier moment, incapable de supporter plus longtemps ses « baskets » bleues tranchant avec abomination sur son élégant costume noir, je lui propose un échange de pompes en toute clandestinité. Mon 42 de pointure lui sied à ravir, il n’en est pas de même de son 41,5 qui me comprime les panards et qui, outre la faute de goût évidente d’une couleur azur sur mon costume sombre, m’empêcheront d’apprécier pleinement son merveilleux concert ! Mais qu’importe, mes escarpins à moi ont trôné sur la scène pendant tout le concert, ils ont dégusté chaque minute de grâce aux pieds de celui que ses mains d’or ont consacré une fois de plus du côté des scènes cannoises !
Et dès la fin du spectacle, je me suis précipité vers lui pour récupérer mon bien avec le soulagement évident d’orteils enfin libérés s’épanouissant dans un confort retrouvé !
Et le public l’acclamera sans savoir que j’avais quasiment sauvé le concert, que mes simples souliers de cuir avaient œuvré à l’accomplissement d’une soirée d’exception !
Le repas d’après feu sera à l’image du personnage et de sa joyeuse bande talentueuse et sympathique groupée autour de leur leader charismatique. Un esprit nouveau vogue sur les flots de la musique classique, des jeunes moins corsetés, des artistes dans la vie réelle, des œuvres dépoussiérées et ce « Stradivarius » dont les plaintes magiques rappellent à qui l’aurait oublié, que ce n’est pas la pompe qui fait l’habit, que ce n’est pas l’habit qui fait l’image, et que le talent seul peut émouvoir dans l’ombre du génie !
PS : En récupérant mes grolles, j’ai rêvé de récupérer aussi une partie de son talent. Je me suis installé au matin devant le piano de ma fille en espérant que mes doigts courent sur le clavier pour une symphonie de notes. Que nenni ! J’ai bien retrouvé mes brodequins mais n’ai point hérité d’une parcelle de son art ! Elles n’étaient même pas géniales ces chaussures !
PPS : Faudra penser à écrire une nouvelle sur ce thème ! Vous savez, l’histoire d’un mec qui prête ses chaussures à un artiste et qui, en les récupérant, hérite du talent de celui-ci !
Bon, la suite, je ne la connais pas… encore !