Sur le fil
Tiens, tiens...
Une nouvelle. Cela fait un bon moment que je ne vous en ai pas proposée. Alors, pendant que je suis en Crête, en train de profiter du soleil et de la mer chez mon ami Richard Stephant, une nouvelle pour les amateurs de tendresse et d'un monde d'harmonie.
Bonne lecture
Naître entre le premier et le douzième tintement de la cloche de minuit, le 31 décembre 1999, fait-il de vous un être humain du 2ème millénaire agonisant ou l’acteur d’un monde nouveau en train de s’ériger vers la conquête du troisième millénaire ? Cette question m’a longuement taraudée tant elle me semble symbolique de l’agitation et du désordre que mon corps véhicule. J’ai bien tenté d’en savoir plus, interrogeant sans répit ma mère et mon père, j’ai envoyé des courriels au médecin qui m’avait accouché et à tous ses collaborateurs, j’ai enquêté auprès de tous ceux et celles qui avaient assisté à cette parturition suffisamment dramatique pour marquer les esprits et laisser un souvenir indélébile aux présents qui affrontèrent les affres de ma naissance. Tous sont formels, au douzième coup de minuit, l’ensemble des témoins oculaires peuvent vous confirmer que mon torse et les deux bras étaient à l’air libre et que seul mon ventre et les jambes restaient emprisonnés dans le ventre de ma mère. Ma naissance est donc bien intervenue au moment précis où le siècle bascule et je fais fi des polémiques sur le début du millénaire. Je suis bien né à 0 heure de l’an 2000.
Je glissais naturellement de ce cocon qui m’avait abrité pendant de si longs mois, personne ne se doutant de ce qui allait arriver, à commencer par ce médecin de garde qui s’était ramené en catastrophe à l’appel du service de garde et qui, les mains tremblantes, tentaient de me saisir au passage en dissimulant son état d’ébriété avancée.
Il est vrai que j’avais surpris tout le monde en avançant péremptoirement la date de ma délivrance, à commencer par ma mère qui ne comprenait pas mon acharnement à venir au monde si rapidement et qui en découvrirait bien assez tôt les raisons, et à fortiori, ce médecin de permanence qui avait profité de la proximité d’un nouveau millénaire pour le fêter en l’arrosant abondamment.
Désirant en finir au plus vite et n’ayant qu’une connaissance très intuitive de mon environnement, tirant toute mon énergie de ce placenta qui me nourrissait, j’avais dans l’urgence de ce temps qui filait déjà si rapidement pour moi, décidé d’en finir avec les préliminaires et de naître in petto. Las ! J’aurais dû prendre quelques précautions, observer et capter les signes du dérèglement ambiant, mais j’étais jeune à l’époque et mon impétuosité n’avait d’égale que cette frénésie de vie qui bouillonnait en moi. A ma décharge, notez que je n’avais vraiment pas une minute à perdre.
Le médecin ne tenait pas l’alcool, il le savait pourtant, et quand ma mère a perdu les eaux et que le travail a commencé à marche forcée, il était trop tard, le mal était fait. L’hôpital est un monde clos qui a ses propres règles, où les hiérarchies en place ne se contestent pas, où l’inexpérience d’un médecin commis d’office à ce réveillon de la Saint Sylvestre ne peut bousculer les rituels et les codes en vigueur. Il était l’accoucheur et le resterait pour mon malheur et celui de ma mère. Quand il m’a saisi pour me tirer de ma tanière, au douzième coup de minuit, ses mains tremblaient tellement qu’il m’a lâché et que j’ai ricoché sur le ventre de ma mère. J’ai commencé à glisser sur la peau rebondie et luisante de celle qui m’avait engendré au 1er avril précédent, réconciliation tardive de la sortie nocturne de mon père avec ses collègues du bureau et qui, en titubant, s’était fait pardonner ses infidélités en l’honorant mécaniquement après lui avoir juré de ne plus recommencer et de devenir enfin cet adulte qu’elle pensait épouser de longues années auparavant, quand elle rêvait encore d’un monde à construire dans lequel les femmes et les hommes regarderaient dans la même direction. N’imaginez point qu’elle était faible et inconsistante, mais elle était femme, elle pensait sincèrement que l’amour exonère des vilenies et qu’il suffit de si peu pour ériger le bonheur en art de vie.
Voilà donc que je ricoche sur ses genoux et que je bascule dans le vide. Je sais que je n’ai pas eu peur, juste étonné et perplexe de ces cris qui montaient et couvraient le mien. C’est le cordon qui m’a protégé, un lien ombilical si solide qu’il s’est tendu à se rompre et que j’ai commencé à me balancer, les pieds s’agitant furieusement à la recherche d’un point d’appui, le visage bleuissant sous l’effet d’une anorexie qui me gagnait du fait de ce lien qui s’était entortillé autour de mon cou et qui, tout en m’évitant une chute qui aurait pu être mortelle, m’étouffait inexorablement.
J’ai vu mes premières étoiles dans les éclairs blancs qui déchiraient ma nuit, j’ai entendu un concert d’exclamations et je peux vous assurer que j’ai eu la force de sourire quand le médecin s’est évanoui en régurgitant tout le champagne dont il avait abusé, en ce soir de veille, sur le carrelage de cette salle d’opération transformée en champ de combat, moi, me balançant en cadence dans les hurlements de ma mère, la tête à quelques centimètres des déjections qui jonchaient le pavé froid.
C’est une jeune stagiaire mignonne et délurée qui m’a sauvé en se saisissant d’un de mes pieds pour me brandir, tel un premier trophée accroché à sa future panoplie de sage-femme, tout en me dénouant du collet qui m’asphyxiait et en me frappant vigoureusement les fesses afin de permettre à la circulation sanguine de revenir baigner mes poumons. Je ne suis pas certain qu’elle ait eu raison et que sa promptitude à me sauver soit la meilleure chose qui me soit arrivé…mais que voulez-vous, elle pensait bien faire, elle était à l’orée de sa vie professionnelle. Elle ne savait pas encore, qu’en cette nuit de cauchemar, elle allait sauver un bébé et trouver un mari en la personne du médecin qui, au sortir du coma éthylique dont il était victime, lui fut tellement reconnaissant de son réflexe salvateur, qu’il l’épousa quelques mois après pour se faire pardonner, lui offrant une existence de confort et un statut envié auprès de toutes les élèves infirmières aspirant à trouver un mari dans les plus hauts strates de la hiérarchie médicale.
Mon père avait refusé d’assister à l’accouchement, et même s’il l’avait voulu, il serait arrivé en retard, buvant copieusement à cette occasion, dans une boîte de nuit en anticipation de ma naissance. Il enterrait pour la énième fois sa vie de garçon dans les bras d’une pute polonaise qui lui offrait son corps contre un peu de menue monnaie et la certitude de pouvoir oublier tout ce qui se tramait dans cette salle d’opération d’un hôpital de province qui le terrorisait. Il n’était pas vraiment doué, ce père, et même son spermatozoïde avait des faiblesses, bien qu’il faille reconnaître qu’il n’y était pour rien dans cette malédiction et ne pouvait la deviner. Il ne fait aucun doute qu’il eût mieux valu qu’il ne puisse fertiliser ma mère, en ce 1er avril où il m’offrit un beau cadeau, avec la fécondation réussie de l’ovule qui s’ouvrait aux coups de boutoir de son sexe. Il aurait mieux fait de rester, cette nuit-là, avec une de ces prostituées qui lui permettaient de fuir son présent et de clore définitivement ses rêves d’adolescent troublé par les charmes d’une demoiselle qui partageait son temps entre le lycée et sa couche et qui m’enfanterait presque dix ans après, dans la douleur d’une fuite éperdue.
Voilà donc l’histoire authentique de ma naissance, pas celle de ma vie qui est encore plus éphémère, mais celle qui prélude à ma destinée tragique. Produit du coït insatisfaisant d’un couple désaccordé, surgi inopinément, une nuit qui fit basculer l’humanité dans un nouveau millénaire, dans les bourrasques d’un dérèglement dont mon horloge interne allait être le cruel dépositaire, j’ai donc été amené à grandir…et cela je sais le faire !
Si vous calculez bien, j’ai quatre années de vie civile derrière moi, un compte très facile à effectuer puisque nous sommes le 31 décembre 2004, et si je vous écris, c’est que dans ma tête, j’ai trente ans, la force de l’âge mental…même si mon enveloppe charnelle atteste que 60 années biologiques m’ont usé prématurément.
Vous ne me croyez pas ? Vous pensez à un de ces délires de mythomane pervers, aux élucubrations d’un fumeur de haschich ou pire, aux dérives d’un psychopathe en train d’échafauder ses plans tordus pour justifier l’innommable ! Allez donc demander à messieurs Hutchinson et Gilford, si vous les rencontrez ! Posez leur la question qui me taraude : pourquoi le chromosome 1 ? Pour quelle raison mon code génétique comporte-t-il une minuscule erreur, une simple faute d’orthographe sur la séquence LMNA ? Peut-être connaissez-vous cette monstruosité sous le nom de « progéria » (du grec geron qui signifie vieillard), ou plutôt sous sa terminologie populaire de vieillissement pathologique accéléré … Vous avez dû, sans aucun doute, en voir à la télévision les soirs de téléthon, d’étranges enfants au corps difforme, le cheveu rare, les muscles atrophiés, la peau tavelée et le cerveau si jeune dans cette cosse percluse que l’on détourne le regard pour ne point sonder leur vision du néant qui les guette comme un corbeau juché sur leurs épaules.
Je ne verrai pas la fin de ce millénaire, je ne serai pas centenaire, je n’ai fait qu’entrevoir une étape de la vie, et je ne sais pas si je dois le regretter ! Quelqu’un qui naît dans des conditions aussi rocambolesques a-t-il le droit de vivre pour se moquer des hommes et de leurs lois ? Peut-être ai-je un peu de compassion pour tous ceux qui m’ont connu et que j’aurais aimé remercier de leurs soins, ceux qui se sont accrochés à ma vie pour la rendre possible en un si court laps de temps que la tâche en était inhumaine et qu’ils doivent se sentir trahis que je les quitte déjà. Mais le film était en accéléré et l’opérateur n’avait plus le contrôle de ma destinée.
N’ayez pas peur, mon calvaire se termine. Chaque minute me rapproche encore plus de la vraie délivrance, et ce jour-là, je n’aurai pas de toubib ivre pour me laisser échapper, pas de mignonne infirmière nue sous sa blouse en provocation à l’ordre établi, pas de mère éplorée et de père bourré au bar du coin, non, je serai seul comme j’aspire à l’être, je serai libre comme vous ne l’avez jamais été, je serai moi, comme jamais je ne l’ai été.