La meilleure façon de marcher...
Bon, on peut dire que c’est de mettre un pied devant l’autre, et de recommencer, et que dans la troupe y a pas de jambes de bois...
Sauf que ce n’est pas toujours vrai, le pied devant l’autre, et que des jambes de bois, on en trouve beaucoup si on se décide à regarder avec attention ceux qui nous entourent et croisent leurs chemins aux nôtres.
Regardez par exemple, cette africaine aux fesses rondes tendues dans un pantalon de toile jaune, elle est légèrement penchée en avant, découvrant sa poitrine pleine comprimée dans un décolleté violine. Elle slalome du haut de ses si hauts talons qui lui cambrent le dos et font ressortir ses fesses, mais mettent en péril un équilibre précarisé par l’ambition affichée de grandir vers le ciel, alliée à la nécessité d’avancer en ligne droite. A gauche, balancier, à droite, un instant d’hésitation, et comme dans une mécanique bien rodée, cet assemblage si disparate et excitant, se remet en mouvement dans une chorégraphie bancale destinée à tout, sauf à évoquer un simple déplacement, et dont les principaux spectateurs sont ceux qui ont le privilège de la suivre par derrière à hauteur d’oeil. Elle envoûte, charme si naturellement, que ce balancier se transforme en comptine pour enfant, mélodie pleine de noires et de rondes, chanson de geste dont l’objectif avéré est de nous subjuguer et de faire tout pour que l’on se rappelle qu’elle ne marchait pas, mais bien dansait en lisière de nos désirs.
C’est comme cet homme que vous ne verrez jamais, même si vous le croisez si souvent ! Vêtement gris, chemise blanche légèrement froissée au bout de cette journée de travail. Eternelle barbe naissante mais jamais assumée dessinant un halo sombre sur les joues, des lunettes pour voir et non être vu, rondes aux bords en écaille, verres épais légèrement teintés. Ses chaussures n’ont pas de formes mais assument le confort d’enrober des pieds sans illusions. Si vous le regardez attentivement, vous découvrirez le néant de sa vie, un rien si intense qu’il en devient transparent. Mais vous ne le regarderez pas, c’est certain, cheminant tête baissée le long du mur, esquissant ce déplacement qui ne laisse aucune trace, pas de sillage. Les autres n’existent pas dans son univers car il les évite avec art, ne les observe pas pour ne point être vu. Mais si les autres sont des fantômes, lui est un ectoplasme sans reliefs, une esquisse, un présupposé aléatoire que rien ne confirme.
Sa façon de marcher n’est surtout pas de mettre un pied devant l’autre. Il les juxtaposerait plutôt, décrivant un minimum d’espace entre ses segments, ne tolérant aucune surprise, écart ou autre façon de progresser. Il ramperait plutôt, entre le mur et le vide, plus près du vide que du mur, d’ailleurs.
Rien à voir avec celui qui descend cette côte en gesticulant. Tout chez lui est mouvement, agitation et dérèglement. Il n’y a que ses pieds dans l’alignement d’une trace invisible pour faire illusion et donner un semblant de normalité. Il incline la tête et ses bras se désarticulent, la hanche effectue une torsion, le genou bloque. Même ses yeux semblent posséder une vie propre et il souffle bruyamment en éructant quelques paroles inaudibles. Pourtant, il trace son chemin, me croise sans me remarquer et disparait de ma vue en laissant un sillage d’air brassé et un halo de perplexité.
J’ai vu cette asiatique aussi. Toute petite et menue tel un cliché de livres pour enfants. Elle chemine à petits pas discrets, si discrets, tête baissée, sans regarder, comme si elle s’inventait un chemin que nul autre ne peut connaître. Ses yeux ne laissent qu’un éclair pointer sous les paupières tombantes. Elle a des jambes toutes raides et fragiles et flotte au dessus d’un sol qu’elle a décidé d’ignorer. Elle est déjà ailleurs, arrivée dans son monde qui n’est jamais le notre, si loin de tout qu’elle n’existe qu’à peine. Mais elle marche vers un destin que personne ne peut entrevoir, pas même elle !
Tentez de progresser avec une jambe et deux cannes ! Par ailleurs, où est-elle celle qui manque si cruellement à son propriétaire ? Version héroïsme de guerre avec défense de la veuve et de l’orphelin sous le pilonnage ennemi, accident domestique d’une infection stupide avec un clou rouillé qui dégénère, chute d’un train presque à l’arrêt duquel on tente de s’échapper afin de resquiller ? Tout est possible, même la banalité ! En attendant, avec son sac à dos et ses trois pattes, il ne passe pas inaperçu dans le toc-toc du heurt de ses béquilles sur le ciment sale du trottoir. Il a une barbe en broussaille et dégage une odeur rance de mal lavé, comme si tout s’était déréglé depuis que sa jambe avait pris son envol. Il se dessine un air misérable sur sa face sans expression, et dans ses yeux aussi morts que sa jambe lui manque, on discerne ce chemin, sans pouvoir l’emprunter, dans lequel il erre maladroitement.
J’ai même été dépassé par quelqu’un qui marchait naturellement. La quarantaine, grand mais pas trop, bien vêtu, le regard droit, d’énormes es enjambées exprimant un désir d’aller de l’avant avec décision, les bras rythmant sa progression, le monde semblait lui appartenir et ne pouvoir l’enfermer. J’ai senti son souffle quand il m’a rattrapé et attaqué cette longue avenue bordée de lumières. Peut-être était-il divin ? Il s’est fondu dans la foule qui marchait, un pied devant l’autre, et dans la troupe, y avait plein de jambes de bois...
Mais au fait, comment marche-je moi ? J’ai naturellement tenté de le comprendre, j’ai tant analysé de mon port altier, de l’image que je me devais de dégager, de l’impression que j’imprimais chez l’autre, de ce que j'entendais transmettre...que perdu dans mes pensées profondes et dans le tintamarre de mon introspection, je n’ai pas vu déboucher du coin de la rue ce camion de livraison brinquebalant et que je l’ai percuté de plein fouet.
C’est à ce moment précis, en entendant les sirènes de l’ambulance, que j’ai compris que la meilleure façon de marcher, c’est quand même de regarder devant soi !
Voilà, cela m'apprendra de marcher dans les rues de Montréal ! Désoeuvré, errant de la rue Sainte-Catherine au Saint-Laurent, de la Place des Arts au quartier chinois, juste le temps d'observer et de vous rendre quelques images et impressions !
Une autre façon aussi d'avancer !