La ville hors du temps
La visite de Venise ne me laisse jamais indifférent. A chaque fois que je me rends dans cette ville (c'est la sixième !), je sens la morsure du temps, les vagues d'une mémoire qui échappent à la compréhension de l'homme. J'aime Venise et je m'y sens éternel, ancré dans une humanité capable de produire le meilleur d'elle-même. Mais Venise, c'est aussi se retrouver devant sa petitesse, savoir que l'on n'est qu'un pion sur un échiquier qui nous dépasse, un trait d'union entre le passé et le futur. C'est comme se retrouver au bord d'un prépice, l'histoire nous mord la nuque et le mur de l'indifférence se brise sur les arêtes de ces palais émergeant de la nuit des temps en nous invitant au rêve ! Dans ce texte, je me venge de Venise parce que j'ai peur de l'avenir. J'aimerais être persuadé que nous sommes capables de perpétuer la mémoire de l'homme pour les siècles futurs !
Toute la journée, les nuages noirs s'étaient accumulés au-dessus de la ville, énormes masses roulant les unes sur les autres, jouant à se chevaucher, s'entrechoquant en faisant courir des frissons électriques qui nimbaient l'air d'un voile d'angoisse. Le jour semblait se dissoudre dans la nuit, une clarté obscure enveloppait les silhouettes fantomatiques qui se dressaient dans
La nuit fut effroyable, les forces se déchaînèrent, d'immenses éclairs zébraient le plan d'eau, illuminant les dômes des églises sous une clarté d'argent, drapant les vieilles pierres d'un manteau funeste. Et la pluie qui ne venait toujours pas, et cette conjonction du bruit insoutenable et des flashs à répétitions comme une anticipation de la fin du monde, d'un jugement final qu'elle aurait mérité. Qu'avait donc pu bien faire cette ville pour que les forces de la nature se livrent un tel combat en son arène ?
Au matin, il y eut une accalmie, les roulements démoniaques s'estompèrent, une brise légère vint prêter main forte pour balayer le ciel de ses cumulus et les habitants sortirent, prudemment, avec des gestes hésitants, regardant autour d'eux, cherchant à comprendre. Le silence se fit absolu, les hommes et les femmes fixaient l'eau des canaux, certains se signaient en contemplant le spectacle de désolation qui s'offrait à leurs yeux dévorés d'angoisse.
Les poissons avaient surgi des profondeurs. Ils flottaient à la surface de l'eau, dévoilant leur ventre blanc, bercés par les roulis qui ridaient la surface en une danse macabre. Leurs gueules ouvertes figées sur l'éternité, leurs yeux morts avaient cessé de contempler les êtres qui avaient érigé cette ville hors du temps. Une odeur rance se dégageait de ces millions de cadavres qui gagnaient chaque recoin des canaux sillonnant
Il fallut plus d'une semaine pour nettoyer la ville de ses cadavres envahissants, chaque recoin de la cité des doges fut récuré jusqu'à faire disparaître le souvenir même de cette nuit de cauchemar, mais le mal était profond et dans les eaux privées de vie, il y avait une vague prémonition de ce qui allait advenir. Nous n'étions qu'au début de cette agonie entamée par la mort des espèces lagunaires, il importait désormais de compter avec les forces souterraines qui tramaient leur sombre dessein dans les profondeurs aquatiques. Ce ne fut que le premier des actes qui scellèrent le sort de cette ville.
La presse et les médias se précipitèrent sur cet événement, trop de symboles étaient attachés à Venise pour que cela ne devint un exercice de style imposé pour tous les journalistes en mal de copie, d'écrire sur le mal étrange qui l'avait meurtrie. Chacun y alla de son couplet, fit intervenir des spécialistes de l'écologie, des prêtres exorcistes, des hommes politiques tentaient de récupérer l'affaire, le monde avait tant besoin de ces sources d'ignorance pour continuer à errer dans l'inconnu. C'est ainsi, devant l'insondable, les vérités sont toujours premières et des tas de raisons vinrent conforter chaque camp dans son incapacité à comprendre ce qui s'était passé dans cette nuit froide.
La vie reprit son cours. Parfois, dans le regard qui se tournait vers la ligne d'horizon, dans l'interrogation chargée d'inquiétude des habitants le nez en l'air à la recherche d'un signal prémonitoire, on sentait poindre cette inquiétude profonde qui rongeait les habitants devant leur futur. Apparemment, tout était rentré dans l'ordre, les trains avaient repris leurs rotations, les bus arrivaient en chapelets ininterrompus, déversant leurs cargaisons de touristes ébaudis devant le charme des vieilles pierres qui se fondaient dans l'eau opaque des canaux tissant une toile d'araignée que les gondoliers parcouraient à coups de leur longue rame qu'ils maniaient avec dextérité. Le ciel avait retrouvé son éclat et les oiseaux venaient picorer dans la main des touristes ces graines qui se vendaient auprès des marchands, remplissant l'air de leurs cris et s'envolant en groupes désordonnés réagissant à de mystérieuses impulsions.
Le premier oiseau qui tomba comme une pierre par un après-midi si clair de septembre, pendant que la Mostra du cinéma déployait ses fastes dans un Lido transformé en temple cinéphilique, ne provoqua qu'un étonnement de circonstance, juste une poignée de touristes légèrement dégoûtés de voir ce tas informe de plumes et d'os perdre sa grâce et rejoindre la pesanteur terrestre en chutant sur les pavés de la « calle dei assassini » Ils levèrent la tête et contemplèrent les nuages blancs qui voguaient dans le ciel d'azur et reprirent le parcours de leur visite sans s'occuper plus de cet incident.
Cette semaine là, les pigeons plurent comme des flocons de neige dans une tourmente, par grappes entières, un dernier cri et leur trajectoire se brisait pour plonger à la verticale et recouvrir le sol de leurs débris ensanglantés. Les millions d'oiseaux qui peuplaient le ciel de Venise venaient tapisser les ruelles et les canaux de leurs cadavres désarticulés, comme un linceul gris où les taches rouges éclataient en fruits trop mûrs. Tous les matins, les équipes de nettoyage et les particuliers entamaient leur journée par le ramassage laborieux des volatiles morts. Les bennes se remplissaient de cadavres informes qui attiraient une ronde de mouches et dégageaient une odeur pestilentielle qui planait sur la ville comme une chape indélébile. En quelques jours, le ciel se retrouva vide et la vie disparut des cieux chargeant le coeur des hommes d'une langueur morbide.
Qui peut s'intéresser à la mort de poissons et d'oiseaux, qui peut encore avoir le désir de comprendre ces forces qui s'affrontaient dans les marges d'une humanité déboussolée par un monde impitoyable qu'elle avait contribué à ériger ? Les médias n'accordèrent que quelques lignes de circonstance, comme si le sujet de Venise s'était épuisé dans la disparition de ses poissons, comme si d'autres préoccupations plus importantes éclipsaient ce qui se tramait dans cette ville des confins, entre le passé et le futur, entre la tragédie et la grandiloquence d'une pantalonnade.
La vie pourtant s'était emplie d'une inquiétude apparente dans les palais qui bordaient le Grand Canal, au fond des échoppes qui vendaient des souvenirs, des babioles en verre de Murano, des masques emplumés appréciés pour dérober le regard pendant le carnaval, des tissus imprimés de motifs colorés retraçant l'épopée de Marco Polo. Les discussions traînaient dans les bars qui réunissaient les Vénitiens, quand les flots de touristes s'évanouissaient à la tombée de la nuit, et chacun sentait bien que dans cette histoire inachevée, des réponses se devaient d'être apportées pour comprendre le destin funeste qui les entraînait toujours plus loin dans l'horreur. On cherchait des raisons d'espérer, des bribes d'explication, une lueur d'espoir mais la nuit régnait toujours sur le coeur des hommes transis.
C'est le 29 septembre que les gondoliers, en se rendant à leur travail, découvrirent toutes leurs embarcations la coque en l'air, exhibant leurs ventres ronds comme autant de coquilles vides, les bords ventrus plongeant dans l'onde glauque, les coussins de satin aux dorures d'argent flottant à la surface de l'eau, dessinant un tableau accouché par l'esprit torturé d'un génie du mal. Le bois d'ébène, les velours rouges, les cordages déliés plongeaient dans la lagune et seules émergeaient ces formes rebondies de squelettes trop pleins, cétacés morbides échoués sur les rives de l'horreur. Le cauchemar continuait, les églises se remplirent ce jour-là de femmes à la piété retrouvée, de génuflexions incessantes pendant la récitation d'actes de contrition, les dons affluèrent dans les troncs des basiliques où la rumeur s'enflait, entretenue par les voix des paroissiens qui imploraient un Dieu tout puissant et lui demandaient pardon pour des fautes inavouées. Les vaporettis refusant tous de démarrer, le moteur en berne, seules quelques barques sillonnaient la lagune, maniées avec des rames par des marins qui scrutaient la surface de l'eau en y cherchant les causes d'un mal inexpliqué, inexplicable.
Les autorités de la ville bloquèrent les cars de touristes et les trains à Mestre, interdisant tout accès à la cité, paralysant au grand dam des milliers de touristes, la région entière transformée en un gigantesque embouteillage, dans les hurlements de colère d'une population qui clamait son incompréhension en manifestant sa rage et sa hargne contre les édiles inaptes à résoudre cette crise. L'économie de la ville durement touchée par les événements précédents était au bord de la faillite, rien ne permettait d'imaginer l'issue de ce qui se tramait dans les abysses d'un mal qui rongeait Venise l'éternelle.
Le 1er octobre, l'île de la Giudecca frémit, secouée par un spasme qui la fit vibrer comme un diapason donnant le tempo d'une course contre l'horreur. Passée la première secousse, elle commença lentement et inexorablement à s'enfoncer dans l'eau qui
Certains se donnèrent la mort et achevèrent leur parcours sur les rives encombrées de scories si humaines, d'autres se jetèrent à la mer pour rejoindre les rives du fondamento Zattere Ponte Lungo, tous vivaient la terreur comme si le jugement final était arrivé et qu'il fallait désormais solder les comptes de vies inutiles. Des milliers moururent, hommes, femmes, enfants, leurs yeux grands ouverts devant l'incommensurable, leurs corps dérivant à la surface en plongeant le regard sur une éternité de douleurs. Quelques uns survécurent et furent recueillis par les habitants d'en face, ceux qui tremblaient désormais devant le sort qui leur était réservé. Ils contemplaient les yeux exorbités le vide angoissant qui avait succédé à ce fleuron d'une Venise orgueilleuse, l'arc de la Guidecca évanoui, entre les fortins préservés de San Giorgio Maggiore et de Sacca Fisola qui pouvaient maintenant se contempler par-dessus les détritus flottant sur la nappe grise d'une mer en train de reconquérir ses droits. Incongrue, comme pour se rappeler à la mémoire des hommes, la flèche du Redentore émergeait des flots, seule trace de la mémoire des hommes, rappel de leur prestige passé, un doigt vengeur crevant la surface pour indiquer aux êtres humains la vanité de leurs efforts.
Le lendemain, dans le chaos indescriptible provoqué par ce drame, le même frémissement parcouru la langue de terre comprise entre la darsena Arsenale Vecchio, le Canale Grande et celui de la Misericordia, une queue de terre ferme trouée de canaux qui portaient quelques-uns uns des signes majeurs du génie de l'homme. C'est là, dans ce quadrilatère que
Les plus malins n'avaient pas hésité une seconde, fuyant sans s'occuper de leurs biens par les ponts du Rialto et de l'Académia, comme si la peste s'accrochait à leur basque et que tous les démons de la terre réveillaient la terreur qui sommeillait en eux. Ils couraient encore quand, dans un mouvement progressif, la terre bascula sur le flanc, se coucha en se dressant par l'Est et se mit à s'enfoncer pour s'engloutir dans la nuit d'une eau qui reprenait ses droits. C'était comme si la terre s'ouvrait et dévorait le monde des hommes, engloutissait toutes les traces de sa présence.
Autant la Giudecca avait pris son temps pour sombrer, autant la glissade de cette nouvelle portion de Venise dans un abîme sans fond fut rapide, surprenant les habitants sur le pas de leur porte, en train de préparer leurs biens pour un exode définitif, persuadés qu'ils pouvaient encore sauver quelques maigres traces de leur passage sur cette terre en préservant leur vie. Ils n'avaient plus de choix, juste une fraction de temps pour une prière avant de rejoindre le monde des ombres. Une gigantesque clameur monta jusqu'aux nues, un cri poussé par des milliers de gorges terrorisées par l'inéluctable. Des mères se saisirent de leurs enfants, des vieilles femmes se signaient, des hommes se jetaient à l'eau et tentaient de nager pour fuir cette nasse dans laquelle ils étaient prisonniers. Si peu survécurent, si peu s'étaient préparés à affronter le dernier jour de leur éphémère existence que l'air bruissait de mille chants d'imploration, chacun réclamant la pitié d'un sauveur qui les avait abandonnés et ignorait leur détresse. On dénombra plus de deux cent mille morts en cette journée de révolte de la nature mais ces victimes étaient-elles toutes innocentes ?
La nuit fut interminable, de rares embarcations accourues des environs sondaient les flots à la recherche des vestiges de ce qui avait été le coeur d'une ville fière, dressée telle une sentinelle née dans la nuit des temps, qui avait assisté à la tourmente des guerres et des révoltes en se préservant de l'usure des siècles chargés d'histoire. Le pont de la Liberté qui reliait la terre ferme était encombré d'une population tremblante, fuyant en poussant des charrettes et des carrioles bourrées de colis et de valises remplies à
Au petit matin, alors qu'il semblait que plus rien n'arrêterait la marche du temps, c'est le dernier îlot de ce qui avait été Venise qui frémit et se convulsa avant de s'engloutir. Du Piazzale Roma à la pointe de Santa Maria de la Salute pour remonter jusqu'au Quartier San Polo, l'ultime corne encore émergeante entama sa course vers les profondeurs, se confondant avec la ligne froide d'horizon de cette lagune morte. Il n'y avait plus rien à espérer de cette cité, un gigantesque cimetière de toutes nos convoitises, du rêve de l'homme à dominer la nature, à la plier à sa volonté.
Des rives de Mestre, dans la clarté d'un soleil revenu, la nature enfin apaisée, les hommes pouvaient contempler le spectacle d'un bassin d'eau froide dans laquelle émergeaient, témoins des lustres passés, le cimetière de San Michele et quelques îles épargnées avec leurs dômes d'églises de guingois qui apparaissent incongrues à tous ceux qui percevaient encore la ville en surimpression de cette morne étendue désolée. Un pinceau fantasque avait gommé des siècles d'histoire, un architecte fou avait recomposé dans la frénésie d'une crise de démence, le paysage d'espoir d'une cité lacustre échappant au temps qui camperait éternellement tel un phare de l'humanité, un trésor serti entre la mer et le ciel, un repère pour guider l'homme sur les chemins de sa destinée.
Vous pouvez toujours vous rendre sur les rives de cette échancrure. Entre Chioggia et Jesolo, la mer a reconquit ses droits. Les oiseaux dessinent des trajectoires dans le ciel pur, croisant leur vol en poussant leurs cris de joie, les poissons sont revenus et glissent comme des vifs-argent, traits de lumière à la surface des flots sereins, ils volent au-dessus de l'onde, bondissant entre les vaguelettes qui rident le plan d'eau. Il n'y a plus de gondoles, les chants populaires des gondoliers ne montent plus dans le ciel pour charmer les touristes, il n'y a plus de touristes d'ailleurs et plus aucun bateau ne s'aventure dans ces eaux chargées de mystères qui rappellent tant de souvenirs à ceux qui ne veulent pas oublier.
Est-il possible d'ailleurs d'oublier Venise, cette splendeur qui rayonnait de mille feux ? L'homme n'a pas encore saisi quel étrange carnaval des dieux s'est déroulé dans cette semaine de septembre qui vit l'affrontement de tant de forces souterraines. Il sait qu'une partie de sa magie s'est évanouie définitivement et qu'il se doit de grandir pour apprendre à vivre avec les blessures ouvertes de son inconscient. En a-t-il encore le courage et la force ? Peut-il enfin devenir l'égal des Dieux ?
Il parait que la terre a tremblé du côté de San Francisco, que les oiseaux ont fuit le ciel de Tokyo et que la mer rugit d'étrange façon en se brisant contre les digues des polders néerlandais...