Musiques et spectacles en stock (1)
Un été de chaleur dans une France transie, des festivals fleurissant comme des champs de coquelicots où se croisent, dans les quelques kms d’un ruban de béton s’étalant de Cannes à Monaco,
tous les genres musicaux, toutes les familles d’artistes, des stars aux révélations, et des dizaines de milliers de spectateurs… c’est le lot d’une Côte d’Azur baignant les pieds dans l’eau, la
tête dans les nuages et dont le cœur palpite aux rythmes des nuits fiévreuses.
Voici donc un petit parcours, sélection entre les passages obligés, les manifestions organisées par notre direction, et les plongées dans les festivals de la région les soirs de
disponibilités.
Les Nuits Musicales du Suquet. Du 18 juillet au 30 juillet.
Avouons-le, les Nuits Musicales du Suquet, c’est beau, le cadre est magique, la musique belle…il y a les mouettes au début, les étoiles à la fin, mais bon, parfois cela dégage une légère odeur de
naphtaline, un parfum désuet d’une musique bien classique, vraiment très très classique ! Enfin, c’était vrai pour une grande partie des 19 éditions que j’ai eu le privilège de diriger avec
Gabriel Tacchino en directeur artistique.
Cette année, surprise, c’est à des agapes résolument branchées que nous sommes conviés. Un Suquet ébouriffant, plein d’énergie et de passion, avec des interprètes hors normes. Jugez-en par
vous-même.
Nemanja Radulovic ouvre le bal le 18 juillet. Nemanja on l’a découvert au Midem classique en 2005, l’an dernier dans les concerts révélations du Suquet. Cette année, il se
présente comme soliste de l’orchestre régional de Cannes PACA dirigé par Philippe Bender. Progression fulgurante s’il en est ! Radulovic est un seigneur du violon. Il est jeune, beau, il
joue comme un envoyé céleste. Il n’y a pas de limite à l’expressivité de son interprétation, à son « appropriation » de la partition pour en faire surgir des émotions inconnues. Même si
l’œuvre choisie (Mendelssohn- concerto pour violon et orchestre) n’est pas celle qui lui permet le plus de mettre en valeur son génie, il rapproche la musique classique du spectateur, lui
restitue une dimension plus charnelle, moderne. Son corps se plie et concentre toute la tension musicale pour la rendre expressive. C’est un spectacle. Sa finesse d’exécution explose en des
plages où se déchaînent les tensions qui s’accumulent tant sous ses doigts que dans son corps filiforme.
Un seul regret, il n’aura interprété qu’une œuvre et nous ne l’aurons pas entendu dans son jardin secret, des compositions plus « balkaniques », plus populaires, celles où son talent
peut donner libre cours à une liberté de ton sans concessions !
Laurent Korcia, (20 juillet), on en rêvait… et pas seulement à cause de Julie Depardieu ! Un autre archet de génie, une opposition de style absolue. Korcia sur scène est
concentration, froideur, immobilité, silence. Son répertoire est savant (Dvorak, Brahms et surtout Bartok) mais la concentration qu’il dégage impose une attention maximum. Il rend explosive la
partition sophistiquée, il donne à sentir les nœuds qui structurent la colonne musicale. Une ovation salue sa prestation. Avec lui, la musique savante se découvre et se laisse aborder pour le
plaisir primitif des sens.
Fazil Say. (24 juillet). Si le génie était évident chez Radulovic et Korcia, chez Fazil Say, on ne parle plus de maestria, de talent, de puissance… on constate l’extraordinaire
dimension d’un extraterrestre, un être venu d’une planète musique que rien ne peut entraver dans sa marche forcée vers les sommets de la déraison. Dans la tourmente venteuse, là où tant de
pianistes auraient renoncé, il s’attelle au clavier et sous ses doigts, naissent les orages, la foudre et l’éclair. Il ne respecte rien car il n’y a pas de frontières pour cet esprit iconoclaste,
il va où l’inspire son voyage intérieur, là où personne ne peut l’accompagner. Il est seul. Il est sans attache. Il est libre Fazil ! Quelle que soit l’œuvre, c’est du Fazil Say qui jaillit
comme une tornade qu’il dompte, qu’il accompagne d’une sensibilité si personnelle qu’il s’approprie chaque note pour la restituer à une assistance médusée. L’homme est curieux, un brin autiste,
laid, mais sa réserve est humaine, comme si, de côtoyer les Dieux en permanence l’autorisait à s’émanciper de toute contingence. Nous sommes tolérés dans cet univers si personnel parce que rien
ne peut gêner ce géant hors normes.
Ce concert est sans doute un des événements majeurs de ma vie de programmateur. Je suis persuadé d’avoir rencontré, en ce 24 juillet, l’un des monstres sacrés qui font que mon métier reste une
énigme pour moi. Si je ne suis toujours pas blasé après tant de soirées spectacles, c’est parce que, au fond de moi, je continue d’espérer croiser encore des esprits si brillants, si étincelants,
si beaux que la vie nous semble encore meilleure et mérite d’être vécue. Merci Fazil Say, merci de nous montrer que l’art est toujours un domaine réservé à des dieux vivants, cela nous rend plus
humain !
Camille (30 juillet). Une reine de la variété dans le domaine du classique. Exercice de haute voltige non sans risques. Certains attendaient goguenards son intrusion des feux
d’une rampe bardée de sunlights au climat intimiste du Suquet et d’un public averti, d’autres, (son public) l’accueillant avec dévotion. Pari réussi. Plus que réussi. Une OVNI a débarqué.
Entourée de la belle Julia Sarr, de Indi Kaur, de Seb Martel et avec Majiker à la direction musicale, ils interprètent une œuvre étrange de Benjamin Britten, écrite pendant la guerre sur un
bateau cerné par des sous-marins allemands, « A Ceremony of Carols ». Une composition pour chœurs adaptée par Camille où chaque soliste va remplacer un canon. Lancinantes, entrecoupées
de silences, les trois voix s’appuient sur une guitare discrète, étirant des voix d’ange en une véritable cérémonie secrète. Après une pause, Camille revient, seule. Avec sa voix et des
percussions sur son corps (Ah, son corps !), couchée sur la scène, debout dos tourné vers le mur de pierres en fond de scène, se déhanchant elle se balade de pays en pays en restituant des
prières gutturales. C’est étrange et iconoclaste. Elle est si fragile, elle se dévoile, déchire les convenances et se retrouve sur le fil d’un rasoir en train de jongler avec la raison. Une
ovation salue sa prestation, des acclamations sincères d’un public qui pour être surpris, n’en a pas moins suivi Camille dans sa célébrations d’un dieu du son, d’un divin que les voix
accompagnent au cœur des hommes.
Si on rajoute à ces concerts, un pianiste Chinois (Xu Zhong) avec plein de notes brillantes sous ses doigts, l’orchestre de chambre du Kremlin-Moscou avec un
autre soliste d’exception, (Mikhail Ovrutsky), des concerts révélations avec une sublime soprano, (Yu Ree Jang), et un pianiste génial, (Kotaro
Fukuma) on a donc assité à une 32ème édition des Nuits Musicales du Suquet complètement « Rock », ou « Bas Rock » si vous préférez. Des artistes géniaux, des œuvres
incroyables, un public sérieusement rajeuni…c’était à nous donner l’envie de reprendre gout à ce festival. Quand la musique classique est si parfaitement expressive, on se souvient qu’avant
d’être classique, cette musique fut moderne, que ses auteurs furent à leur époque, des créateurs contemporains engagés dans le monde réel. Par la grâce de quelques solistes, on s’en est souvenu,
sur cette colline du Suquet où tout fut possible en l’été 2007, même d’aimer la musique classique !
Le festival de Jazz de Nice.
Peut-être est-ce la dernière édition dirigée par Viviane Sicnasi, l’étrange et lunaire programmatrice du festival. Grâce à elle, on a pu découvrir depuis des années, énormément d’artistes
émergeants, de pépites attirées par les conditions surréalistes de ce festival. Coincé entre deux oliviers et deux stands, on ne peut ni voir ni écouter, cela sent la socca et la frite, on passe
plus de temps à boire et à parler… mais qu’on est bien dans ce festival, lieu de rencontres et de découvertes, moment de l’année où l’on vient se détendre et sentir l’air du temps... par
bribes !
Le 19 juillet.
No Jazz, que j’aurai l’honneur d’accueillir avec Abd Al Malik en mars 2008 « fait » la scène Matisse. Ils mettent le feu et déchaîne la foule qui grossit au fur et à
mesure que leur set se déroule. C’est hybride, entre le jazz, le rock, le latino. Cela fait bouger et danser… Marcus Miller égal à lui-même et à son feutre noir fait tonner la
basse et ses musiciens se lâchent autour de lui, improvisant un cordon sanitaire autour de cet instrument sorti de l’ombre pour reluire sous les projos. Les morceaux font vibrer en harmonie
la basse et le cœur des braves. L’air semble s’emplir de vagues qui se mêlent en un étrange tempo sourd. Il déchaîne les passions en électrisant cette rythmique tribale.
Sly and the family stone : une légende exhumée du passé. Le groupe nerveux s’emballe et de temps en temps, (très rarement), Sly surgit derrière sa casquette à large visière. Il
pianote trois notes et pousse deux tons de sa voix inexistante, définitivement envolée. Puis il disparaît en coulisses et l’orchestre peut enfin se lâcher et emballer quelques bons vieux refrains
de la « famille pierre ». Cela sent l’arnaque mais la magie opère malgré tout, comme si le temps ne pouvait effacer cette mémoire du son à fleur de peau qui a bercé notre
jeunesse !
23 juillet.
Raul Paz s’épuise en plein jour, sur une scène disproportionnée et rate son concert. Ce n’est pas le cas de Dee Dee Bridgewater et de son projet africain. Retour
aux sources pour la diva du jazz. De longs mois à le recherche de son passé, des musiciens black généreux (Kabiné Kouyaté, Fatou Diawara), et la fusion afro-jazz peut alors
s’imposer comme un langage naturel, comme si tous les chemins parcourus, des racines noires au jazz blanc, étaient condamnés à déboucher à Nice, un soir d’été 2007, sur ce concert d’anthologie.
D’improvisions de la voix à la rythmique africaine, des percussions au balafon, des danseuses au soliste black, Dee Dee réussit l’incroyable gageure de fusionner les deux parties de son être, son
Afrique et son Amérique avec la grâce et le naturel qui autorisent toutes les audaces. Elle a des mots justes pour dénoncer les maux d’un mal de vivre et parle avec simplicité de son unité
retrouvée ! C’est cela une vraie diva !
The Roots enchaînent avec leur rap nerveux, leur tuba géant, la guitare saturée pendant que la voix déroule sa mécanique de perforation, imposant un débit sans faille ni trou
d’air. C’est du grand Roots, sans fioritures, de l’énergie pure et dure. Et comme si cela ne suffisait pas pour une soirée d’anthologie, Toumani Diabatté et son système concluent
aux arênes. La Kora trône impériale au milieu de la scène. Une dizaine de musiciens, représentant tous les pays de l’Afrique Noire, l’entourent et vont chacun à tour de rôle rivaliser avec le
Maître… note à note, phrase à phrase, chacun avec son instrument (percussions, guitare, balafon…). C’est géant, cela parle du royaume Mandingue et d’une histoire chargée de grandeur, cela sent la
fraternité et débouche sur un « band » de folie où le son règne en maître. Et comme si cela ne suffisait pas, la Diva débarque avec ses musiciens et la nuit va s’étirer à l’infini. Pour
finir, Dee Dee et Toumani vont, voix et Kora en osmose, lancer des ponts vers une harmonie universelle. Grandeur. Sublime beauté. Les racines de la musique s’ancrent dans la générosité et le
talent de ses interprètes.
25 juillet.
Manu Dibango dans son jazz pur et dur, (il a dû trop lire l’intitulé du festival) déroule un ruban de notes aseptisées et ennuyeuses à mourir. Exit Manu, fais-nous du Yéké
Yéké ! Oxmo Puccino et the Jazz Bastards. Il paraît que c’est excellent ! Bof ! Je veux bien mais cela ne me convainc que modérément. Reste la sulfureuse
Lauryn Hill. Plus d’une heure de retard, apparemment bien partie dans un monde intérieur, elle entre enfin devant une foule irritée qui mugit et se lance
derechef dans un show au fil du rasoir. Forcément sublime quand elle accroche le « truc », à la limite du sordide quand elle désarçonne son orchestre en improvisant des variations pas
toujours heureuses. La musique peut, par moment, devenir tsunami, emporter tout sur son passage et imposer un black-out au grondement du public médusé, à d’autres, sa voix maigrelette et ses
approximations donnent le vertige, introduisent un sentiment d’irréalité, de fragilité. Lauryn Hill est une bombe pas toujours amorcée, on ne sait jamais si elle va exploser ou imploser.
Tragiquement sublimissime, un de ces concerts dont on se souvient parce qu’il évolue en déséquilibre constant, dans un flou permanent, entre le diable et le bon dieu. C’est sur cette note, après
plusieurs tentatives pour la faire sortir de scène que le festival s’achève, (vers 2 h du matin, alors que l’autorisation n’est que jusqu’à 0h30), bien à l’image d’une fête de la musique qui a pu
réunir le meilleur et le pire, le grand et le petit, le sublime et le contesté.
L’an prochain est une autre vie dans un autre monde. On parle d’un gros requin parisien pour remplacer Viviane Sicnasi, un de plus, comme si les villes de province désiraient se coucher dans le
lit des putains de Paris, là où cela sent si fort la magouille et le pognon. On verra bien qui tirera le gros lot !
Un festival qui assure dans la continuité, avec des petits prix, un cadre original, des artistes du monde, c’est bien Les Nuits du Sud, à Vence. Chaque édition est composée et
présentée par Teo Saavedra, un Chilien aux chemises écarlates qui aime les musiques du monde. Chaque artiste qu’il présente est chez lui dans ce jardin d’Eden. 5000 personnes s’étaient donné
rendez-vous pour le concert de Touré Kounda et de Rokia Traore. Touré Kounda fait hélas partie du passé. Voix approximatives, univers musical dépassé et
brouillon, les légendes n’ont pas toujours l’éternité devant elle. Surtout quand le groupe est précédé par une liane d’une beauté à couper le souffle, d’une chanteuse au timbre velouté, avec des
musiciens qui imposent une musique tribale sur un discours humaniste et moderne. Rokia est un spectacle à elle toute seule. Elle chaloupe sur scène, se fait intimiste pour dénoncer la corruption,
volontaire pour chanter l’espoir, entraîne le public dans une savane qui chante l’origine du monde. Elle est musique et la foule sous le charme lui réserve une ovation formidable. L’Afrique,
c’est aussi les femmes qui chantent pour des lendemains enchanteurs. Rokia, je t’aime !
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