Mon Maurice Béjart à moi.
Décéder la veille de l’ouverture du Festival de Danse de Cannes est d’une extrême élégance, comme s’il voulait se rappeler à mon souvenir pour un dernier pied de nez bien dans la nature du
personnage.
Cela a été un vrai choc, parce que Béjart pour les danseurs, c’est comme le pape pour les chrétiens ou Zizou pour les « footeux », un personnage incontournable, un phare dans la nuit. Sa lumière s’est éteinte, il reste la mémoire.
Mon histoire avec lui n’a pas commencé à Cannes en l’accueillant au sein du Palais des Festivals, Il faut remonter bien plus loin, vers l’été 1969…
Cela a été un vrai choc, parce que Béjart pour les danseurs, c’est comme le pape pour les chrétiens ou Zizou pour les « footeux », un personnage incontournable, un phare dans la nuit. Sa lumière s’est éteinte, il reste la mémoire.
Mon histoire avec lui n’a pas commencé à Cannes en l’accueillant au sein du Palais des Festivals, Il faut remonter bien plus loin, vers l’été 1969…
Juillet arrive, il fait chaud en cet été et la vie est belle. Je viens de passer mon bac, j’ai couché avec une nana, je suis devenu un grand promis à l’université et surtout, je vais partir du
home familial pour intégrer une résidence universitaire en septembre, destination la fac d’histoire et une maîtrise de cinéma en perspective.
Comme chaque été, je dois travailler pour assurer mon année. Le salaire de ma sueur est donné à mon père, il m’entretiendra tout au long des mois d’études, complété par une bourse d’étudiant et un job que j’ai déniché pour octobre, pigiste à Nice-Matin, responsable de la couverture du handball… tout un programme universitaire qui me permettra, entre autre, d’être le premier des Oheix à avoir son véhicule, une 2CV d’occasion flambante, rutilante, et multicolore à l’automne ! C’est dans une librairie que j’ai trouvé un travail pour août et septembre. Juillet et pour moi, rien que pour moi, mon bac en poche, je sens le vent du large et le souffle de la liberté m’embraser. Je rêve de route, d’ « auto-stop », de rencontres et d’étreintes chaudes comme mes nuits étouffantes.
Sur un coup de tête, je décide de me rendre au Festival d’Avignon. Souvenons-nous, Mai 68 vient à peine de se terminer, la fièvre est dans les rues, dans nos têtes, nous brandissons des panaches rouges comme l’espoir qui bouillonne dans nos veines. Un an déjà…un an seulement, le temps de reprendre ses études, d’avoir passé le bac et de devenir un homme !
Avec un peu d’argent, j’obtiens (à ma surprise, dois-je l’avouer !), l’autorisation de mon père (à l’époque, la majorité était à 21 ans !!!) et me voilà le pouce levé au ciel sur une N7 écrasée de soleil, en route vers l’aventure.
Avignon, c’est la Mecque de la contre-culture, le Living Theater, l’agit-prop, un souk invraisemblable, les fumeurs de joints, les affiches qui grillent au soleil, les parades des saltimbanques qui tentent d’attirer les spectateurs, des lieux de spectacles improbables, une place de l’horloge qui esquisse ce que pourrait devenir cette France qui s’est levée avec le poing dressé et affirme que le monde doit changer.
C’est le paradis. Un duvet, un sac à dos et l’ivresse de la liberté. Je me souviens encore de cette avenue qui monte vers le Palais des Papes que je découvre en une fin de soirée, au milieu d’une faune invraisemblable, dans les couleurs d’un ciel déchiré, au milieu des cracheurs de feu et des clowns qui animent le parvis.
Tout cela pour arriver à ce Béjart que je vais rencontrer pendant ces 10 jours qui vont ébranler mon monde.
Cela a commencé par de gigantesques graffitis barrant les routes, sur les murs, à même les sols. Je crois que c’est la première fois que j’entendais ce nom aux consonances si douces, un nom que je connaissais par Molière (sa femme ?) mais dont j’étais bien en peine de dire ce qu’il recouvrait : « Béjart fait la pute sur les trottoirs de la contestation ». Une formule choc pour des questions sans réponses.
Après des discussions avec des festivaliers sur les combines pour arriver à dormir et manger sans frais, je suis allé nicher à la belle étoile, dans l’île de la Barthelasse, roulé dans un sac de couchage, prendre des douches en cachette dans le camping qui jouxtait. J’ai dégoté (ce fameux bouche à oreille) la Pyramide, gigantesque cantine pour marginaux où l’on tentait d’ingérer des steaks minuscules et durs comme les sabots d’un cheval accompagnés par des frites infâmes dégoulinantes d’huile pour 3 francs. Il y avait les spectacles surtout, le off où l’on pouvait toujours pleurer pour entrer au dernier moment suivant les places disponibles. Souvenez-vous, on est en 1969, Jean Vilar est dans toutes les pensées, c’est le début de l’Avignon moderne des années 80. Il y a encore de la poésie dans l’air !
Sympathisant avec des Belges de rencontre, ils me parlent du « in » et du Ballet du XXème siècle de Bruxelles qui présentent deux créations de Maurice Béjart. Ils ont une place en trop et je casse ma tirelire afin de pouvoir assister dans la cour d’honneur à un « vrai » spectacle plus pour être en leur compagnie que pour l’attrait d’un nom qui restait flou dans mes repères culturels.
Première dans la cour du Palais des Papes. Les gradins, le vent (c’est vrai), les bières que nous buvons, eux, spécialistes de la danse venus pour cet événement, moi, déjà apte à faire semblant de connaître et capable de parler de tout et de rien. Cela a toujours été une de mes grandes spécialités, l’avenir le prouvera !
Jorge Donn, Paolo Bortoluzzi, Hitomi Hasakawa… dans Roméo et Juliette, excusez du peu ! Une première partie poussive, dans la tempête, (je me souviens même d’un Bortoluzzi trébuchant au moment de sauter sur une estrade symbolisant le décor), et soudain, alchimie mystérieuse du spectacle vivant, comme par enchantement, les gestes deviennent grâce, les corps trouvent leur équilibre, les chorégraphies épousent la partition musicale et le bonheur envahit l’enceinte pour une ovation finale comme j’en ai rarement entendue ! Extase pour ce premier ballet d’une culture que je désire acquérir plus que tout ! Félicité de comprendre que la danse n’est pas un art poussiéreux mais bien la magie du mouvement. Cela me restera à jamais. C’est Béjart bien malgré lui qui m’a ouvert les portes de la perception, qui a instillé ce trouble bonheur de découvrir, d’ouvrir yeux et oreilles, de rester émerveillé dans l’attente d’un voile inconnu qui se lève !
Le lendemain, nous continuerons l’aventure et avec « Histoire de… », classe en recherche d’harmonie à la barre, et en 2ème partie, une pièce sublime avec Maria Casares (Bakti ?). Même si le souvenir est sépia et s’est fondu dans les milliers de spectacles que j’ingérerai par la suite, je retrouve à cette évocation, sa silhouette gracile, la fragilité d’un bras tendu, la pose hiératique de cette confrontation entre le théâtre et la danse. C’est si loin mais l’intensité demeure, comme un flash qui brûle la rétine et que l’on gardera à jamais inscrit dans ses neurones.
J’en ressors envoûté, définitivement adepte d’un Béjart dont le vinyle « Messe pour le temps présent » va devenir le signe de ralliement d’une jeunesse en soif de culture et d’idéaux. Il savait coller au mouvement des idées et proposer des codes à la révolte des sentiments, révolutionner l’Art de la Danse en la travestissant des oripeaux de la modernité, jeans déchirés, tee-shirts délavés, dégaine de moines combattant pour des idéaux indéfinis.
Pendant de longues années, je me suis servi de Béjart en traçant ma route. Narrer ma découverte pour frimer, quitte à l’enjoliver (nous n’étions pas si nombreux à l’avoir vu en vrai !), draguer les filles, affirmer une vision originale du monde, rêver à un destin hors du commun… je l’ai mis à toutes les sauces mon Béjart, tiré aux quatre coins de ma planète intérieure, intégré dans tous mes schémas, sans jamais recroiser sa route jusqu’à la fin des années 80, date à laquelle j’ai pu assister au Palais à la programmation de son Boléro avec Jorge Donn. Somptueuse cérémonie, cercle envoûtant où il trônait, quelques années avant de disparaître emporté par la maladie du siècle.
Bien plus tard, en 1995, Yorgos Loukos, le directeur artistique du Festival de Danse de Cannes se décidera à le programmer enfin…(j’ai particulièrement insisté pour cela !) pour présenter plusieurs de ses œuvres. Il s’agira en l’occurrence de « Ce que l’amour me dit » (l’art du pas de 2-deux) le 22 mars et de « Journal » (1er chapitre, Igor et moi), « trois pièces pour violon » et « l’Oiseau de feu » le 23 mars.
Pour la première fois de ma vie je vais donc approcher le Maître, parler avec lui, l’écouter. Son corps blessé par l’usure du temps peine à le supporter, mais sa voix est intacte, le bleu de ses yeux malicieux garde une puissance inentamée, son bouc taillé au cordeau en signal de reconnaissance, telle une signature indélébile. Je vais le suivre pendant trois jours, à distance respectueuse, l’approchant pour qu’il signe le Livre d’Or, me dédicace un programme et pour quelques photos volées à un photographe amateur. C’est largement suffisant pour emplir une case de ma mémoire. « L’Oiseau de feu » restait une œuvre majeure, sa première chorégraphie réalisée à Stockholm chez Birgitt Cullberg, les autres œuvres présentées ne me semblaient pas appartenir à cette catégorie, même si sa compagnie savait transformer la boue en grâce, donner de la fluidité à une mécanique du mouvement, introduire la beauté dans le désordre. Même les cadavres pourraient danser au couchant de son talent et de cette touche inimitable. Et puis il est reparti et ma boucle semblait bouclée. Depuis 1969, il m’avait déjà tout donné !
Pourtant, en 1997, des amis producteurs (Gilbert Melkonian et Kate K…) me proposèrent une coproduction avec le Palais des Festivals autour du Béjart Ballet Lausanne pour la représentation de l’œuvre majeure de son répertoire, celle qui a marqué l’histoire de la danse et de la musique : « Messe pour le temps présent » ou la cérémonie en neuf épisodes à la mémoire de Jean Vilar, avec cette bande sonore d’un Pierre Henry dont l’hermétisme allait trouver les chemins d’une vulgarisation exceptionnelle et d’une résonance universelle. Béjart déjà bien malade n’était pas présent, c’est Gil Roman qui assurait la direction artistique en son absence.
Ce fut l’acmé, le zénith, le point ultime d’une aventure culturelle initiée sur les rives du Rhône, sous l’aile d’un pont de guingois, de remparts crénelés, 30 ans auparavant. Voir et entendre la « Messe », celle qui avait symboliquement divinisé l’homme moderne dans l’art chorégraphique, en avait fait le pivot de la rencontre entre un public d’amateurs et d’initiés, qui avait ouvert une voie de modernité dans cet art considéré comme élitiste et poussiéreux. Bien sûr, il n’a pas transformé le monde, naturellement, il ne fut pas un sauveur, évidemment d’autres créateurs représentant la jeune création française s’engouffrèrent dans cette brèche et apportèrent leur pierre à un édifice qui allait vivre un âge d’or dans les années 80.
Béjart a disparu. La danse s’est transformée irréversiblement avec lui. Son œuvre, les traces de son travail, les apports d’un esprit libre, la transmission et la formation du Danseur sont désormais libérées de sa présence tutélaire. Elles survivront, car c’est déjà dans les pages d’histoire qu’il s’était inscrit de son vivant. En ce qui me concerne, Béjart fait partie de ceux qui m’ont donné l’ivresse du savoir et de la découverte. Il n’était pas le seul, il en fut un des principaux vecteurs. Merci monsieur Maurice Béjart, je vous retrouverai dans quelques années dans le champ vert de vos passions en train de faire valser les nuages au rythme d’une douce complainte, celle des hommes frondeurs qui jouent avec la lumière des Dieux.
Comme chaque été, je dois travailler pour assurer mon année. Le salaire de ma sueur est donné à mon père, il m’entretiendra tout au long des mois d’études, complété par une bourse d’étudiant et un job que j’ai déniché pour octobre, pigiste à Nice-Matin, responsable de la couverture du handball… tout un programme universitaire qui me permettra, entre autre, d’être le premier des Oheix à avoir son véhicule, une 2CV d’occasion flambante, rutilante, et multicolore à l’automne ! C’est dans une librairie que j’ai trouvé un travail pour août et septembre. Juillet et pour moi, rien que pour moi, mon bac en poche, je sens le vent du large et le souffle de la liberté m’embraser. Je rêve de route, d’ « auto-stop », de rencontres et d’étreintes chaudes comme mes nuits étouffantes.
Sur un coup de tête, je décide de me rendre au Festival d’Avignon. Souvenons-nous, Mai 68 vient à peine de se terminer, la fièvre est dans les rues, dans nos têtes, nous brandissons des panaches rouges comme l’espoir qui bouillonne dans nos veines. Un an déjà…un an seulement, le temps de reprendre ses études, d’avoir passé le bac et de devenir un homme !
Avec un peu d’argent, j’obtiens (à ma surprise, dois-je l’avouer !), l’autorisation de mon père (à l’époque, la majorité était à 21 ans !!!) et me voilà le pouce levé au ciel sur une N7 écrasée de soleil, en route vers l’aventure.
Avignon, c’est la Mecque de la contre-culture, le Living Theater, l’agit-prop, un souk invraisemblable, les fumeurs de joints, les affiches qui grillent au soleil, les parades des saltimbanques qui tentent d’attirer les spectateurs, des lieux de spectacles improbables, une place de l’horloge qui esquisse ce que pourrait devenir cette France qui s’est levée avec le poing dressé et affirme que le monde doit changer.
C’est le paradis. Un duvet, un sac à dos et l’ivresse de la liberté. Je me souviens encore de cette avenue qui monte vers le Palais des Papes que je découvre en une fin de soirée, au milieu d’une faune invraisemblable, dans les couleurs d’un ciel déchiré, au milieu des cracheurs de feu et des clowns qui animent le parvis.
Tout cela pour arriver à ce Béjart que je vais rencontrer pendant ces 10 jours qui vont ébranler mon monde.
Cela a commencé par de gigantesques graffitis barrant les routes, sur les murs, à même les sols. Je crois que c’est la première fois que j’entendais ce nom aux consonances si douces, un nom que je connaissais par Molière (sa femme ?) mais dont j’étais bien en peine de dire ce qu’il recouvrait : « Béjart fait la pute sur les trottoirs de la contestation ». Une formule choc pour des questions sans réponses.
Après des discussions avec des festivaliers sur les combines pour arriver à dormir et manger sans frais, je suis allé nicher à la belle étoile, dans l’île de la Barthelasse, roulé dans un sac de couchage, prendre des douches en cachette dans le camping qui jouxtait. J’ai dégoté (ce fameux bouche à oreille) la Pyramide, gigantesque cantine pour marginaux où l’on tentait d’ingérer des steaks minuscules et durs comme les sabots d’un cheval accompagnés par des frites infâmes dégoulinantes d’huile pour 3 francs. Il y avait les spectacles surtout, le off où l’on pouvait toujours pleurer pour entrer au dernier moment suivant les places disponibles. Souvenez-vous, on est en 1969, Jean Vilar est dans toutes les pensées, c’est le début de l’Avignon moderne des années 80. Il y a encore de la poésie dans l’air !
Sympathisant avec des Belges de rencontre, ils me parlent du « in » et du Ballet du XXème siècle de Bruxelles qui présentent deux créations de Maurice Béjart. Ils ont une place en trop et je casse ma tirelire afin de pouvoir assister dans la cour d’honneur à un « vrai » spectacle plus pour être en leur compagnie que pour l’attrait d’un nom qui restait flou dans mes repères culturels.
Première dans la cour du Palais des Papes. Les gradins, le vent (c’est vrai), les bières que nous buvons, eux, spécialistes de la danse venus pour cet événement, moi, déjà apte à faire semblant de connaître et capable de parler de tout et de rien. Cela a toujours été une de mes grandes spécialités, l’avenir le prouvera !
Jorge Donn, Paolo Bortoluzzi, Hitomi Hasakawa… dans Roméo et Juliette, excusez du peu ! Une première partie poussive, dans la tempête, (je me souviens même d’un Bortoluzzi trébuchant au moment de sauter sur une estrade symbolisant le décor), et soudain, alchimie mystérieuse du spectacle vivant, comme par enchantement, les gestes deviennent grâce, les corps trouvent leur équilibre, les chorégraphies épousent la partition musicale et le bonheur envahit l’enceinte pour une ovation finale comme j’en ai rarement entendue ! Extase pour ce premier ballet d’une culture que je désire acquérir plus que tout ! Félicité de comprendre que la danse n’est pas un art poussiéreux mais bien la magie du mouvement. Cela me restera à jamais. C’est Béjart bien malgré lui qui m’a ouvert les portes de la perception, qui a instillé ce trouble bonheur de découvrir, d’ouvrir yeux et oreilles, de rester émerveillé dans l’attente d’un voile inconnu qui se lève !
Le lendemain, nous continuerons l’aventure et avec « Histoire de… », classe en recherche d’harmonie à la barre, et en 2ème partie, une pièce sublime avec Maria Casares (Bakti ?). Même si le souvenir est sépia et s’est fondu dans les milliers de spectacles que j’ingérerai par la suite, je retrouve à cette évocation, sa silhouette gracile, la fragilité d’un bras tendu, la pose hiératique de cette confrontation entre le théâtre et la danse. C’est si loin mais l’intensité demeure, comme un flash qui brûle la rétine et que l’on gardera à jamais inscrit dans ses neurones.
J’en ressors envoûté, définitivement adepte d’un Béjart dont le vinyle « Messe pour le temps présent » va devenir le signe de ralliement d’une jeunesse en soif de culture et d’idéaux. Il savait coller au mouvement des idées et proposer des codes à la révolte des sentiments, révolutionner l’Art de la Danse en la travestissant des oripeaux de la modernité, jeans déchirés, tee-shirts délavés, dégaine de moines combattant pour des idéaux indéfinis.
Pendant de longues années, je me suis servi de Béjart en traçant ma route. Narrer ma découverte pour frimer, quitte à l’enjoliver (nous n’étions pas si nombreux à l’avoir vu en vrai !), draguer les filles, affirmer une vision originale du monde, rêver à un destin hors du commun… je l’ai mis à toutes les sauces mon Béjart, tiré aux quatre coins de ma planète intérieure, intégré dans tous mes schémas, sans jamais recroiser sa route jusqu’à la fin des années 80, date à laquelle j’ai pu assister au Palais à la programmation de son Boléro avec Jorge Donn. Somptueuse cérémonie, cercle envoûtant où il trônait, quelques années avant de disparaître emporté par la maladie du siècle.
Bien plus tard, en 1995, Yorgos Loukos, le directeur artistique du Festival de Danse de Cannes se décidera à le programmer enfin…(j’ai particulièrement insisté pour cela !) pour présenter plusieurs de ses œuvres. Il s’agira en l’occurrence de « Ce que l’amour me dit » (l’art du pas de 2-deux) le 22 mars et de « Journal » (1er chapitre, Igor et moi), « trois pièces pour violon » et « l’Oiseau de feu » le 23 mars.
Pour la première fois de ma vie je vais donc approcher le Maître, parler avec lui, l’écouter. Son corps blessé par l’usure du temps peine à le supporter, mais sa voix est intacte, le bleu de ses yeux malicieux garde une puissance inentamée, son bouc taillé au cordeau en signal de reconnaissance, telle une signature indélébile. Je vais le suivre pendant trois jours, à distance respectueuse, l’approchant pour qu’il signe le Livre d’Or, me dédicace un programme et pour quelques photos volées à un photographe amateur. C’est largement suffisant pour emplir une case de ma mémoire. « L’Oiseau de feu » restait une œuvre majeure, sa première chorégraphie réalisée à Stockholm chez Birgitt Cullberg, les autres œuvres présentées ne me semblaient pas appartenir à cette catégorie, même si sa compagnie savait transformer la boue en grâce, donner de la fluidité à une mécanique du mouvement, introduire la beauté dans le désordre. Même les cadavres pourraient danser au couchant de son talent et de cette touche inimitable. Et puis il est reparti et ma boucle semblait bouclée. Depuis 1969, il m’avait déjà tout donné !
Pourtant, en 1997, des amis producteurs (Gilbert Melkonian et Kate K…) me proposèrent une coproduction avec le Palais des Festivals autour du Béjart Ballet Lausanne pour la représentation de l’œuvre majeure de son répertoire, celle qui a marqué l’histoire de la danse et de la musique : « Messe pour le temps présent » ou la cérémonie en neuf épisodes à la mémoire de Jean Vilar, avec cette bande sonore d’un Pierre Henry dont l’hermétisme allait trouver les chemins d’une vulgarisation exceptionnelle et d’une résonance universelle. Béjart déjà bien malade n’était pas présent, c’est Gil Roman qui assurait la direction artistique en son absence.
Ce fut l’acmé, le zénith, le point ultime d’une aventure culturelle initiée sur les rives du Rhône, sous l’aile d’un pont de guingois, de remparts crénelés, 30 ans auparavant. Voir et entendre la « Messe », celle qui avait symboliquement divinisé l’homme moderne dans l’art chorégraphique, en avait fait le pivot de la rencontre entre un public d’amateurs et d’initiés, qui avait ouvert une voie de modernité dans cet art considéré comme élitiste et poussiéreux. Bien sûr, il n’a pas transformé le monde, naturellement, il ne fut pas un sauveur, évidemment d’autres créateurs représentant la jeune création française s’engouffrèrent dans cette brèche et apportèrent leur pierre à un édifice qui allait vivre un âge d’or dans les années 80.
Béjart a disparu. La danse s’est transformée irréversiblement avec lui. Son œuvre, les traces de son travail, les apports d’un esprit libre, la transmission et la formation du Danseur sont désormais libérées de sa présence tutélaire. Elles survivront, car c’est déjà dans les pages d’histoire qu’il s’était inscrit de son vivant. En ce qui me concerne, Béjart fait partie de ceux qui m’ont donné l’ivresse du savoir et de la découverte. Il n’était pas le seul, il en fut un des principaux vecteurs. Merci monsieur Maurice Béjart, je vous retrouverai dans quelques années dans le champ vert de vos passions en train de faire valser les nuages au rythme d’une douce complainte, celle des hommes frondeurs qui jouent avec la lumière des Dieux.
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