Devenir le père de son père
Avant le pari, vêtu de lumières, fier et angoissé de remonter sur son vélo après 7 années
d'abstinence.
Dans les années 50, celles de mon enfance, le père est la figure tutélaire de l’autorité absolue. Il règne sur le pays, ayant payé son tribut à la folie des hommes quelques poignées d’années
auparavant. On voit encore les stigmates de ce passé dans les ruines alentours, les blockhaus de guingois sur les côtes méditerranéennes, les vestiges de la guerre, le regard flou de ceux qui ont
laissé un peu de leur âme dans les cris de l’abomination.
Il est le maître incontesté de sa maison, la femme n’ayant voté qu’une poignée de bulletins depuis la guerre et l’obtention commisérative de ce droit par une assemblée d’hommes dans l’enthousiasme de la libération. La femme est liée à sa famille par des attaches indissolubles, n’ayant pas de travail ni de compte en banque, aucun des droits actuels, et surtout étant plongée dans l’éducation d’une famille à plusieurs enfants, sans machine à laver, frigidaire ou autres accessoires qui participeront bientôt à la libération d’un peu de son temps des tâches ménagères.
Le père est un Dieu tout puissant, qui régente la vie des siens, distribue des fessées, ordonne les règles, attire la lumière sur lui. Nous sommes des enfants dépendant d’une image si forte, si crue que rien ne peut l’occulter. Nous écoutons le souffle de sa voix, percevons les variations subtiles de son humeur, anticipons les sanctions qui pleuvent quand nous dérogeons aux règles. Nous le copions toujours, rivalisons derrière ses pas, dans sa foulée. On fait du vélo sur son vieux cadre, on court avec lui le matin dans la rosée, il est notre entraîneur de foot, il est celui qui fixe la loi, définit les objectifs.
J’ai été élevé dans cette famille traditionnelle, sans argent, mais avec des principes gravés dans le marbre.
Puis le temps file à la vitesse du sable dans nos doigts. On grandit, toujours avec cette image d’un père omniscient, l’adolescence et sa révolte timide, puis l’âge adulte avec son propre projet à mettre en œuvre qui implique que l’on s’éloigne, que l’on écarte de son chemin ce qui entrave son envol. On se retrouve responsable, soi-même mari et père, parce que c’est ainsi, avec un travail, des responsabilités dans un monde qui mute à une vitesse fulgurante. La réalité de l’aujourd’hui engendre les rêves du lendemain. Les femmes ont conquis leur espace, les familles explosent, les enfants grandissent, l’environnement mute… mais toujours la présence de ce père qui hante les nuits fauves, qui reste un phare éblouissant bien malgré soi, qui jalonne les échéances de son propre parcours. S’émanciper mais à quel prix ?
Mes rides apparaissent sans même que je m’en rende compte, mes cheveux grisonnent, pourtant je reste l’enfant de mon père. Il campe encore dans ce champ de repères qui guident mes pas vers un dernier parcours. Le temps de la retraite, devenir vieux, rejoindre l’âge de son père.
Jusqu’à ce jour où tout bascule, jusqu’à cette limite ultime avant la mort, celle ou l’on devient le père de son père, celle qui
laisse une amertume béante dans les rêves et ouvre une nouvelle perspective dans le regard inversé du père.
Le père et la mère, 60 années de vie commune. Séquence émotion pour le photographe Serge Haouzi, que mon père avait
entraîné au football... 40 ans auparavant !
Cela c’est passé une matinée du 2 août 2008, dans cette proposition de refaire du vélo pour fêter d'une manière originale des Noces de Diamant, dans le regard teinté d'angoisse qu’il m’a lancé en
acceptant mon pari. Il avait peur, mais il avait confiance en moi. J’étais le guide du guide, le père du père et mon cœur pleurait parce que mon histoire s’était construite sur le reflet de sa
force, sur le désir de le copier et d’être dans ses pas. J'étais celui qui suit et ne doit pas précéder.
Etre le père de son père pour le crépuscule d’une vie, la mienne comme la sienne, boucle bouclée dans le sourire de fierté qu’il m’a lancé ce matin-là, en retrouvant les habits de sa gloire.
Et quand il m’a défié comme un gamin pour sprinter au dernier de ses 10 tours, fier d’avoir reconquis quelques miettes de son
passé et d'être allé au bout du bout, je l’ai laissé partir et il a ri, complice, une dernière fois, comme si la vie était encore une farce, une comédie et que rien n’avait d’importance. Même les
orages à venir ne pourront gommer ce jour où je suis denu le père de mon père.
La vie rêvée des anges. Ombres et lumières.
Projet d'article transmis à Nice-Matin.
A 82 ans, après 80 ans de vélo, il déclare sa flamme à sa femme en pédalant sous le soleil pour leurs noces de diamant !
A 17 mois, en 1929, son père le juche sur un vélo, convoque la presse et un article avec photo le montre en train de pédaler hardiment pour conjurer le mauvais sort d’une période troublée qui s’annonce.
Toute sa vie, le vélo accompagnera Gérard Oheix, même si, dès ses 20 ans, il va partager cette passion avec la femme de sa vie, Paulette Icardi, celle qui lui donnera 4 enfants et du bonheur pour une existence consacrée à son travail, à sa famille et à sa passion du vélo.
Lui, sapeur-pompier à Cannes, elle, élevant ses 4 garçons qui feront tous des études supérieures, ils vont parcourir les chemins d’une vie d’émotion et, la main dans la main, voir les années s’écouler vers l’âge de la tendresse.
Plusieurs Bol d’Or (24 h sur la selle), d’innombrables rallyes, raids, des sorties qui le mènent à travers les routes de la région, inscrit pendant de longues années au Cyclo-Club de Cannes, il va renoncer à sa licence à 75 ans, parce que la peur est plus forte que le désir.
Pourtant, à l’heure exacte de fêter leurs 60 ans de vie commune, il a décidé de remonter sur son vélo pour effectuer 10 tours de piste à La Bocca. Ces tours de piste, 80 ans après ses débuts, il a décidé de les offrir à sa femme en hommage à tout l’amour qu’ils ont partagé !
Voilà, Gérard et Paulette Oheix. De la part de Nice-Matin, longue vie de bonheur et meilleurs vœux d’une santé de fer pour les années qui viennent, où il fait nul doute, que les rêves de vélo se conjugueront à l’espoir de vieillir paisiblement ensemble, unis comme vous l’avez toujours été.
Article paru dans Nice-Matin le 3 août 2008.