Ce tapuscrit est vraiment excellent.
J'aime cette
nouvelle. Elle a été écrite un soir d'été, la colère au fond de moi. A cause d'un ancien ami, responsable d'une collection, qui avait oublié l'amitié, faute impardonnable à mes yeux. je
lui avais transmis un tapuscrit, mais le passé n'a pas ravivé le présent apparemment, pas suffisamment pour qu'il le lise...Alors je me suis vengé ! Cette longue nouvelle vous sera livrée en
3 épisodes. Elle est d'ailleurs une des composantes d'un polar que j'ai écrit et qui restera sans doute dans la mémoire des greniers. Ils fourmillent d'oeuvres dont on ne saura jamais
si elles méritaient d'apparaître au grand jour.
De profundis donc pour ces pages noircies de mon impatience.
A P.R, parce que les années n’effacent pas le passé
-Ce tapuscrit est vraiment excellent, c’est vrai. Bien écrit, du
style, exotique, une superbe histoire qui fonctionne, des personnages bien campés, ce Massoud l’Afghan par exemple quelle trouvaille !
-Oui, mais vous n’en avez lu que vingt pages, une demi-heure pour un chapitre, comment pouvez-vous le juger aussi vite. N’est-ce pas un peu précipité comme analyse, vous êtes sincère ?
-Monsieur, c’est mon métier, quand même, je sais reconnaître un vrai bon texte d’une daube, le style c’est ma vie.
Et sa vie ne tenait manifestement qu’à un fil, celui qui reliait sa tempe au canon du revolver et à mon doigt sur la gâchette, et derrière ce doigt, un bras immense vêtu de noir qui remontait jusqu’à ce visage inquiétant dont il n’apercevait que les yeux au centre d’une cagoule que j’avais récupérée en Corse, auprès d’un des participants de la célèbre conférence de presse des nationalistes de Tralonca. J’y étais à cette pantalonnade, des figurants déguisés en cow-boys de l’ombre, roulant des mécaniques en portant maladroitement des armes sorties tout droit de leurs caches, un rendez-vous si peu secret que toute l’île était au courant bien avant l’arrivée de Debré, le Ministre de l’Intérieur. Même les flics le savaient et je n’avais jamais pensé qu’elle me servirait un jour, cette cagoule du FLNC, elle produisait son effet dans ce bureau parisien.
Il devait vraiment se demander dans quoi il était tombé. La sueur qui ruisselait de son front en grosses gouttes lui piquait les yeux et il s’essuyait avec le revers de sa main pour l’empêcher de couler. Etait-il sincère dans son appréciation ?
Il avait employé ce terme stupide de « tapuscrit », je ne l’aimais pas. Dans le mot manuscrit, il y a la main comme porteuse de pleins et de déliés, de cursives et de majuscules, tout un langage qui évoque cette création d’un texte littéraire par un membre en osmose avec le cerveau qui commande, toute la poésie d’une imagination dont la notion de « taper » est si éloignée. Comment imaginer qu’il peut naître un roman d’un tapuscrit, du fait de martyriser un clavier, de se faire une tendinite à l’épaule à force de se ruer sur l’ordinateur, massacrer ses touches ne pouvait en aucun cas déboucher sur une œuvre, peut-être une recette de cuisine, un listing de ses angoisses, pas le roman d’une vie, pas la somme définitive que chaque écrivain rêve un jour de produire, fusion si parfaite des élans solitaires du créateur et de l’aspiration des lecteurs à voyager dans l’univers de l’auteur.
Mais revenons à notre situation initiale.
-Je ne sais pas si vous êtes honnête, c’est ce qui me gêne dans cette situation. Puis-je vous faire confiance, avez-vous encore la capacité et la lucidité de comprendre ce que vous lisez, d’en apprécier toute la subtilité ?
-Monsieur, un bon texte reste un bon texte, et n’était cette manière un peu cavalière de m’obliger à le lire, je vous répondrais encore et toujours la même chose. Peut-être que vous pourriez poser ce revolver, on pourrait faire connaissance et envisager la publication de votre livre, il le mérite.
-Patrick Beausexe, créateur d’une collection devenue mythique aux Editions Gallimard, « Le roman de la vie », accoucheur de talent d’une génération soixante-huitarde qui a trouvé un espace pour partager ses illusions perdues avec une masse de lecteurs qui dépasse largement les socioprofessionnels cadres, habituels consommateurs de livres. Vous êtes vous-même écrivain de polars et votre premier roman, « Une tueuse dans les branches de sassafras », a été salué à l’époque par les critiques comme un bijou qui venait réconcilier la littérature engagée et les temps modernes. Vous n’avez pas toujours tenu vos promesses et votre œuvre respire parfois une certaine facilité, une mécanique bien rodée destinée à engranger les bénéfices de votre passé. Par ailleurs, depuis que Gallimard vous a confié la création de cette collection, vous êtes devenu la coqueluche des salons littéraires, un faiseur de carrières, celui qui peut sur un coup de dé, transformer le hasard.
-Je vois que vous vous êtes bien renseigné sur moi, il ne faut pas toujours croire ce qui est écrit, mon pouvoir dans le monde de l’édition est bien relatif, monsieur… ?
Il restait maître de soi, je le reconnaissais bien là, -le self-control- c’était son grand mot, savoir chasser les pulsions morbides, rester soi-même parce que rien n’est important-, combien de fois ne l’avais-je entendu pérorer ainsi pour chasser ses propres angoisses au moment des coups de feu, dans les nuits fauves de notre jeunesse, quand nous flirtions avec nos propres errances. Physiquement, il s’était avachi, l’excès de bonne chère et de vins fins, c’était sa faiblesse, même à l’époque. Ne pas l’imaginer affaibli de voir son corps bedonnant et ses rides sous une calvitie qui dégageait un front immense d’intellectuel. Il avait toujours de la gueule notre caïd niçois de la révolution, notre grand timonier des campus azuréens, ce tribun hors-pair qui savait enflammer la foule et convaincre les hésitants en écrivant les tracts les plus beaux de toute l’histoire de la révolution maoïste française. Le bougre avait du talent, toujours s’en souvenir et ne pas lui tendre la perche.
-Pour le moment, ce sera l’Ecrivain, si vous voulez bien !
-Bon alors raisonnons, Monsieur l’Ecrivain, vous m’obligez à lire votre œuvre, car je suppose qu’il s’agit bien de votre création, un revolver sur la tempe, je vous dis que c’est bon, vous me laissez partir et on en reste là. Personne ne sait encore vraiment ce qui se passe dans ce bureau, je m’engage à ne rien dire ou faire qui vous mette en péril. Prenons rendez-vous pour la semaine prochaine, j’aurai fini le livre et au vu de ce premier chapitre, il ne devrait pas y avoir de problème pour convaincre mon comité de lecture. On signe un contrat et on oublie tout. Un pacte entre vous et moi.
-Et vous joueriez ce jeu, vous tiendriez parole ?
-Ma vie ne vaut pas un tapuscrit, vous pouvez le comprendre j’espère.
-Oui, c’est ce qui nous différencie, dans le moment présent.
Pendant qu’il parlait, je me suis écarté en le tenant dans la mire de mon arme, j’ai observé ce qui se passait dans la rue, trois étages plus bas. La circulation était coupée, des voitures de police en barraient les entrées et un cordon d’uniformes nous isolait du monde. Manifestement, la secrétaire du grand homme n’avait pas apprécié de voir un énergumène encagoulé, l’arme au poing forcer son passage et pénétrer dans l’antre de son chef. Elle avait fait ce qu’elle croyait juste en convoquant les forces de l’ordre et sans doute la presse à nos agapes littéraires.
-Je crois qu’il y a un problème, il me semble que pour la confidentialité de notre aimable discussion, c’est un peu tard. Regardez par vous-même.
-Merde.
Il s’est levé est s’est dirigé vers la baie vitrée, un coup d’œil a suffi. Je l’ai senti se crisper et j’ai deviné qu’il allait tenter quelque chose, un geste de désespoir si typique pour quelqu’un habitué à jauger les situations et qui comprenait désormais l’impasse dans laquelle nous nous trouvions. Il s’est ramassé, son poil s’est hérissé.
-Je ne le ferais pas, si j’étais vous, ce serait stupide, je serais obligé de tirer et je n’en ai pas encore envie, nous n’en avons pas terminé.
Cela l’a calmé, il est retourné s’asseoir derrière son bureau et m’a fixé longuement, scrutant ce visage dissimulé sous un tissu noir d’opérette dans ce qui devenait un drame trop réel pour lui.
-Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant, où va-t-on ?
-On continue.
(Suite au prochain numéro)