Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Ce tapuscrit est vraiment excellent.(3)

Publié le par Bernard Oheix

Suite et fin de la saga des anciens maoïstes perdus en pays des merveilles. Le talent de l'écriture ne pourra jamais remplacer l'art du vivre. Les deux précédents épisodes nous campaient deux êtres s'affrontant pour un bout de passé et un rêve d'avenir. Qu'en deviendra-t-il exactement de leur passion sans frontières ? Voilà donc le dénouement de cet affrontement entre mes espoirs cachés et le monde de l'édition.


-Et évidemment, comme c’est toi qui a le flingue, c’est moi qui prends la balle.

-Pas forcément, on peut tirer au sort.

-Comment ?

-Imagine, la vie sur un coup de poker. Je distribue les cartes, celui qui a la plus forte reçoit en cadeau un projectile qui lui troue la peau. Dans les deux cas mon livre est édité, l’odeur du sang attire les chacals et après un tel scandale, ils vont se battre pour me publier.

-Tu es cinglé.

-Mais efficace, tu as un jeu de cartes ?

-Je refuse, ce n’est plus de mon âge tes conneries.

 

Sa lèvre inférieure tremblait, les yeux rougis par la tension, il sentait que le dénouement approchait. Au fond, je l’avais toujours idolâtré, son intelligence, son brio, sa capacité d’improvisation m’avaient fasciné, et en le contemplant, trente années après, je ne pouvais le haïr, lui, ce qu’il représentait de renoncement, l’abjection de sa vie de compromissions, cet univers frelaté dans lequel il évoluait avec l’aisance d’un pachyderme que je ne serais jamais. Je discernais encore cette enveloppe coriace, cette force qui l’animait malgré tout. Il restait le grand Patrick Beausexe qui nous avait enflammés, apte à fédérer les élans communs pour les transcender, le modèle inaltérable de notre jeunesse. Il n’avait pas mérité cela.

 

-Il va falloir que tu me publies, mon grand, que tu aimes ou pas mon roman, il te reste cette tâche à accomplir.

 

J’ai introduit le revolver dans ma bouche et j’ai appuyé sur la détente. Je n’avais jamais envisagé de le tuer, juste lui faire peur, je connaissais depuis si longtemps le nom de la victime, je la portais en moi depuis des lustres, tant d’erreurs, tant d’aiguillages ratés, la vie au hasard du malheur. Le jeu avait assez duré et je savais désormais que mon œuvre passerait à la postérité. Avec le scandale que j’avais déclenché, il était certain que le premier tirage de mon livre serait conséquent, les médias ont aussi du bon.

Je n’ai pas souffert parce que c’est l’apanage de ceux qui laissent derrière eux quelque chose. Moi, le vide seul pouvait répondre à l’écho de ma vie, un vide né parce que j’avais trop rêvé et qu’il ne fait pas bon oublier la réalité, elle vous rattrape un jour ou l’autre et vous demande des comptes. Je n’avais plus rien à offrir, avais-je eu seulement ma place quelque part, d’ailleurs ?

Le noir s’est embrasé et j’ai sombré dans la nuit des temps.

 

 

Patrick Beausexe a regardé mon corps désarticulé et la tache de sang qui s’écoulait sur son bureau de mon crâne béant. Une étrange lueur au fond des yeux, il s’est emparé du tapuscrit pour le glisser dans un de ses tiroirs qu’il a fermé à double tour. Il a ouvert calmement aux forces de police qui s’étaient précipitées au son de la détonation. A l’interrogatoire, il n’a donné ni mon nom ni la raison de cette tragique prise d’otage. « Un comportement d’excité, quelqu’un manifestement dans un état de nerfs qui avait perdu son contrôle et tenait des propos absurdes où se mélangeaient des prières et des vindictes contre la société » L’affaire fit grand bruit et mit en valeur les publications de sa collection, Les romans de la vie, qui virent leur vente multipliée par trois et dégagèrent ainsi des bénéfices conséquents permettant de verser des émoluments aux actionnaires et l’autorisèrent à négocier le doublement de son salaire de directeur de collection. Il dut même régler l’impôt sur les grandes fortunes, cette année-là.

 

Deux ans après, l’événement littéraire de la rentrée fit courir le tout Paris dans les salons Gallimard pour une réception consacrant la dernière œuvre de Patrick Beausexe. « L’itinéraire d’un enfant perdu » obtint le Prix Goncourt et relança sa carrière littéraire. La critique salua cette tragédie d’un terroriste à la recherche de la vérité ultime qui décidait de s’immoler pour faire entendre son message de paix et d’harmonie. Sa composition romantique alliée à une précision extrême dans les descriptions des lieux et des personnages en firent un livre culte pour toute une génération de Bo-Bo qui frémissaient à la lecture des exploits de cette génération soixante-huitarde dont ils étaient vaguement jaloux et qu’ils méconnaissaient bien que ce soit celle de leurs parents.

 

Certains toutefois osèrent faire le rapprochement avec un drame qui s’était déroulé dans son bureau, d’autres notèrent la puissance réaliste du sujet et l’étrange évolution du style de Patrick Beausexe, mais tous savaient que seule la littérature permet l’impossible et que l’auteur est bien celui qui signe la pochette glacée qui capture les rêves dans des caractères d’imprimerie si froids.

 

Au fond, il avait eu raison et manifesté sa sincérité, ce « Tapuscrit était vraiment excellent, c’est vrai… »


A défaut d'écrire, on peut mourir...pour une belle page, une phrase géniale, un texte hors du commun. Il restera la poussière de nos espoirs, la vague trace d'une existence, le vent l'emportera comme pour effacer les craintes de survivre à la mort. C'est le néant assuré mais quelques signes en gras sur un papier jauni peuvent entretenir l'illusion de l'immortalité. C'est pour cette raison que les heures s'écoulent pour ceux qui tentent d'arrêter le temps avec leurs mots en or !

Commenter cet article
B
Dilemme résolu. On meurt mais on continue à raconter l'histoire. En réalité on meurt mais on ne sait pas qu'on est mort, parce que mort.Et on n'est pas publié de son vivant ! C'est à se flinguer.
Répondre