Histoire vécue (10)
Il y a des pages de votre vie qui ne peuvent se fermer. Ma rencontre avec Jean Delmas en est une, François Truffaut, une autre. Pour Truffaut il faudra attendre, je ne suis pas encore prêt. Jean Delmas était un grand monsieur, un intellectuel de cet après-guerre qui a marqué son époque. Il avait un franc parler, une vision du monde très personnelle qu'il assumait, un rapport aux gens basé sur la fidélité et l'attachement. Il a particulièrement compté pour moi, dans ces années de formation universitaire où tout semble possible, même le rêve !
Les larmes du temps
S’enthousiasmer sur la distanciation Brechtienne d’un film réalisé par un obscur réalisateur hongrois sur un Poète Sandor Petofï, dont personne ne connaissait l’existence avant la projection, était le passage obligé d’une époque bénie où le choc des mots accompagnait celui des images. Nous étions en 1973, le mois de Mai continuait à fleurir d’une façon récurrente nos espoirs d’un monde meilleur et les salles de cinéma du Palais des Festivals, l’ancien, gardaient encore en mémoire l’image d’une jeune garde emmenée par Truffaut et Godard empêchant le rideau rouge de s’ouvrir pour la projection du film d’un Milos Forman complice. Au feu les pompiers venait de rater son entrée dans le monde du 7ème Art en étant la dernière séance d’une foire d’empoigne entre le monde des anciens et du nouveau.
Période bénie où les débats idéologiques permettaient des affrontements rhétoriques, où l’embrasement des idées autorisait toutes les contractions intellectuelles, où les théories fondaient le socle des pensées fertiles comme un terreau permettant aux fleurs de la révolte de s’épanouir. On était bien loin d’une mondialisation qui allait, des rouges aux blancs, transformer la vie en une fresque rose aux rêves frelatés d’un moule stérilisateur.
Bande d’étudiants cinéphiles, faux passes en poche imprimés en Corse par une filière non officielle, représentant d’une Voix du Nord dont je n’avais jamais lu une ligne et que je situais dans un no man’s land brumeux, je déblatérais avec délectation, repoussant les arguments de mes adversaires sceptiques, arrivant même à me convaincre que Petofï 73 était un grand film révolutionnaire en dégustant des œufs frites et en buvant des bocks dans une gargote du marché Gambetta. J’avais la tchatche ce jour-là.
Un petit monsieur nous écoutait avec ravissement et j’en jubilais de le sentir accroché à mes lèvres en train de me suivre dans mes contradictions outrancières. J’ai forcé la dose et j’ai escaladé un Everest de la révolution aux flancs de ce poète hongrois qui n’en demandait certainement pas autant.
Au café, à l’heure où les effusions sémantiques se transforment en vague torpeur, il s’est penché vers moi et s’est présenté. Il me proposait de coucher sur le papier ce que je venais de déclamer avec tant de lyrisme afin, peut-être, si c’était possible, si cela convenait, de l’éditer dans une revue de cinéma dont il s’occupait. Il ne me promettait rien mais lançait un hameçon. Je venais de rencontrer Jean Delmas et d’intégrer l’équipe de Jeune Cinéma même si je ne le savais pas encore. Je devenais ainsi un critique, avec sur mon épaule, l’ombre de Jean Vigo qui rodait pour m’insuffler son amour de la déraison.
Ce n’était pas ma première expérience dans le domaine de l’écriture. Pigiste à Nice-Matin, critique à l’Espoir, j’avais déjà ce goût des mots couchés sur le papier et un certain sens de la formule même si je ne le contrôlais pas toujours…dixit Jean Delmas.
Il m’a pris sous son aile, sans doute comme il l’a fait pour tant d’autres, mais en me donnant l’impression que j’étais unique, que nous entretenions des liens privilégiés. Il m’a conseillé, critiqué (souvent), glissant au dernier moment un mot d’encouragement pour me permettre de continuer à m’accrocher et à lui fournir de la copie.
A chaque numéro, entre Andrée Tournès, René Prédal, J-P et Françoise Jeancolas mes articles venaient agrandir mon horizon, me guidant par les mots vers les chemins de ma liberté. C’est ainsi. Jean Delmas était un pionnier, un dénicheur insatiable, un accoucheur de talents. Tous ses enfants n’ont pas grandi dans le sérail. Nombre se sont envolés. On ne trahit vraiment que ceux que l’on aime !
Au cours de mes pérégrinations pour la revue, j’ai eu le privilège de rencontrer François Truffaut qui venait de terminer La nuit américaine et de suivre une rétrospective de son œuvre intégrale. Moments d’une rare intensité où il s’est livré sans concession et dont on retrouve la partie initiale dans le numéro 77 de mars 1974 sous le titre « Le métier et le jeu »
J’avais étoffé cette interview par un article fleuve conséquent, véritable somme définitive (à mes yeux) de son œuvre. « L’éthique moraliste de François Truffaut » ( !!) et Jean avait annoncé sa publication fractionnée avec le reste de l’entretien. Las, il ne parut jamais ! Mon rédacteur ne l’aimait pas et j’en étais d’autant plus furieux que le réalisateur lui-même l’avait lu et semble-t-il, apprécié, allant jusqu’à me l’écrire. François Truffaut ajoutait avec une certaine perfidie et un sens prémonitoire (j’ai toujours sa lettre) qu’il doutait de sa parution dans Jeune Cinéma. Il m’écrivait « Franchement je n’arrive pas à croire que Jeune Cinéma publiera ce texte car il contredit trop leur ligne idéologique, mais je me trompe peut-être et, de toute façon, comme à chaque fois que je me prête à ce genre de dialogue, j’ai l’impression d’avoir un peu éclairci les choses, ne serait-ce que pour moi. »
J’en ai profondément voulu à Jean Delmas. Dans une lettre, il m’annonçait que le reste de cette interview et mon papier seraient publiés au moment de la sortie du prochain film de truffaut. Il ne les a jamais fait paraître. C’est dans cette lettre, à propos d’un compte-rendu du festival de San Remo, qu’il m’écrivait « C’est un éreintement, je ne sais pas si vous vous en rendez compte. Je connais des jeunes chats qui croient caresser en sortant leurs griffes. »
Nos relations se sont, petit à petit, estompées et quelques années après, je l’ai trahi pour écrire dans l’Huma, ma maîtrise a été éditée dans la collection Etudes Cinématographique sous la direction de mon maître es cinéma J.A Gili, et j’ai vogué vers d’autres cieux. Pourtant nous échangions encore des lettres, nous nous croisions dans les couloirs du Palais à chaque festival, et à chaque fois son sourire éclairait un visage que les années creusaient. Il m’aimait malgré tout, sans aucun doute parce que je n’avais pas la fidélité servile. La jeunesse n’excuse pas tout, sauf l’essentiel, la peur du vide. Jean le comprenait et je sais qu’il ne m’en a jamais voulu. J’ai fait ce que je devais faire, j’ai grandi.
En 1978, j’ai reçu une dernière missive de lui. Avec son humour décalé, il m’écrivait « souvent je me demande ce que tu deviens. Tu me diras que j’aurais pu aller voir » et me donnait rendez-vous à Vallauris, dans une maison rustique nichée dans les pins qui s’agrippait aux collines où il élisait domicile, dès qu’il pouvait descendre dans le sud. Nous nous sommes retrouvés avec émotion. Nous avons parlé de tout et de rien, de ma disparition et de mes rêves, nous avons bu, il faisait chaud et les cigales chantaient. La nostalgie d’un temps qui fuit me paralysait, j’avais ma vie à construire. Je l’ai quitté sans lui dire qu’il avait eu tort de ne pas publier mon étude sur Truffaut.
Aujourd’hui, je le regrette, parce que c’est la dernière fois que nous avons parlé ensemble. La vie m’a aspiré. Il a continué à découvrir des talents et à offrir un espace de liberté à ceux qui trouvaient le monde imparfait, et puis il est parti définitivement. Truffaut aussi. Il ne reste plus personne à qui raconter cette histoire. Alors je la dédie à Jeune Cinéma, à ceux innombrables qui ont tenté de donner un sens au monde en l’éclairant d’un jour nouveau. C’était il y a si longtemps, hier seulement. Une époque bénie où écrire sur le cinéma était parler de la vie, du monde. Toucher les autres, c’était se découvrir ! Jean Delmas et Jeune Cinéma était un rayon de soleil fragile. Puisse cette lumière vacillante maintenir une lueur d’espoir dans un monde d’obscurité que les écrans viennent trop rarement illuminer !
Que vive Jeune Cinéma !
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