Les pieds dans le Bernard Tapie (11)
Une vraie de vraie tranche de vie, loin du glamour et de la beauté. De ces histoires qui démythifient les "artistes" (mais BT en est-il un ?) et qui casse l'image d'un être de chair à la hauteur des émotions qu'il provoque ! Hélas, ce n'est pas toujours le cas et si la pièce de théâtre a pu faire rire et émouvoir, elle avait un revers nommé Tapie !
C'était le jour du pygmalion. Il avait traversé comme une comète la fin du Mitterrandisme, entre le sport et la politique, le monde des affaires et celui du spectacle, odeur de soufre, scandales, ange du démon, archétype d'une société en train de muter, sans foi ni loi, il représentait la fin d'un rêve, d'une mutation entre les spots des plateaux télé et les écrous des geôles, l'ombre et la lumière. Il m'avait fasciné quand il avait combattu Le Pen en direct, lui imposant une cuisante défaite médiatique et brisant le mythe de son invulnérabilité, il m'avait désarmé quand plus de 10 % de la population s'étaient reconnus en lui aux élections européennes, enterrant derechef Michel Rocard prisonnier d'un président machiavélique qui tuait ses dauphins afin de perpétuer son règne d'agonie, il avait conquis une Coupe d'Europe de football avec l'Olympique de Marseille et réussi l'exploit de liguer contre lui l'essentiel des acteurs d'un hexagone trop étroit pour son goût de puissance et sa soif de pouvoir. Le flamboyant Bernard Tapie arrivait au Palais des Festivals en tête d'une distribution de Vol au- dessus d'un Nid de Coucou produit d'un marketing parfait qui lui permettait de rebondir une fois de plus au mépris de toutes les lois de l'équilibre.
Il ne faut pas chercher le film de Milos Forman dans cette adaptation de Robert Cordier et Jack Nicholson sous les traits de Bernard Tapie. Nul besoin de se référer à la mise en scène de Dale Wasserman, où même d'imaginer qu'on est au théâtre, puisque tout est fait pour renvoyer à la réalité d'une vie et que Thomas Le Douarec a grossi le trait jusqu'à la caricature afin d'offrir à Bernard Tapie un rôle à la mesure d'un personnage hors du commun. C'est à la limite de la trahison de l'histoire originale, tout tournant en filigrane à la lecture de sa propre vie, les ambitions présidentielles affichées, la thérapie par le football, le refus des règles et la peur de l'enfermement dans une mécanique exhibitionniste où l'acteur et l'homme public se confondent. Je l'avais visionné la saison précédente et j'avais hésité à l'inscrire dans la programmation mais la certitude d'un succès public m'avait convaincu de miser sur cette production. Je dois reconnaître que de ce point de vue mon choix était le bon et que les recettes que je réalisais gommaient les quelques réserves que je continuais à avoir sur la qualité de ce travail.
J'étais particulièrement satisfait. Même si je ne pensais pas de cette pièce, version Tapie, qu'elle resterait dans les annales du théâtre, elle avait largement atteint les objectifs que je m'étais fixés : deux représentations à guichets fermés avec une recette maximale de près de 300 000 francs qui me laissait un delta négatif minime, l'ensemble des personnalités politiques de droite comme des quelques gauches qui survivaient à Cannes et dans les environs, installées dans les sièges réservés de la Municipalité, une médiatisation à la hauteur de l'odeur sulfureuse que dégageait Bernard Tapie, il n'en fallait pas plus pour que je sois heureux à défaut d'être fier de ces programmations
Il est de bon ton, et c'est normal, de saluer en tant que directeur de la programmation la troupe qui arrive et les vedettes en particulier. Je ne suis pas un accroc du cérémonial mais je connais la personnalité des artistes qui, derrière les apparences, cachent très souvent des personnages hors du commun et des sensibilités d'écorchés vifs. Il n'est jamais facile de monter sur un plateau devant mille personnes et de se dévoiler, de mimer la haine et les larmes, de mesurer le vide qui sépare la masse des gens assis de sa propre solitude. J'en ai connu des stars roulant les mécaniques en dehors de la scène, usant et abusant de leur image et qui, au moment de rentrer sous les spots, s'agrippent au rideau, livides, décomposées par un trac irrépressible… cela les rend plus humaines et nous permet de leur pardonner quelques- uns de leurs caprices d'enfants gâtés. Chacun vit son trac comme il le peut mais la grande majorité se "shoote" à cette adrénaline si particulière qui les embrase dans le feu de l'action.
Bernard Tapie n'avait pas ce type de problème et quand je l'ai salué, outre les habituelles et conformistes circonlocutions d'usage sur la beauté de la salle Debussy et sur le fait qu'il allait la faire vibrer, son unique préoccupation était de me faire rajouter un certain nombre de places d'invités sur son contingent déjà alloué. Cela aussi ne dérogeait pas à la règle et j'opinai, l'assurant de notre souhait qu'il garde un bon souvenir de ces deux soirées à Cannes. Nous nous sommes séparés dans la plus parfaite entente cordiale, l'échange des politesses ayant bien duré cinq minutes et chacun ayant joué son rôle à la perfection.
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La masse du grand public n'est pas toujours à la hauteur de nos espérances. J'aime l'idée que mes spectacles sont appréciés mais de là à faire un standing ovation à Bernard Tapie comédien, il y a un pas qui s'apparente au grand écart quand bien même je goûtais à ces salves d'applaudissements qui venaient encenser un trublion de la République reconverti en saltimbanque. Une nouvelle fois il avait réussi comme un trou noir à dévorer l'espace des autres comédiens et à phagocyter l'ensemble d'une production à son seul bénéfice.
Comme à l'accoutumée je me suis rendu dans les loges après le final pour dire au revoir à la troupe et les remercier en blablatant sur le bonheur procuré au public et les assurer de notre haute considération. Un quotidien rodé par des centaines de spectacles accueillis dans ce couloir des loges qui surplombent les salles du Palais et ont vu défiler les plus grandes stars des arts vivants, un rituel que les conventions en vigueur maintenaient vivace auquel je ne dérogeais point et qui, suivant mon degré d'adhésion, pouvait se transformer en véritable allégeance aux artistes et aux émotions qu'ils provoquent.
Avec Bernard Tapie, je souhaitais en rester au strict minimum syndical quand je l'aperçus, une serviette sur le dos, se diriger vers les douches. Les acteurs de la pièce s'évanouirent dans leurs loges respectives en entendant sa grosse voix aux inflexions vulgaires m'apostropher "-Toi, le taulier, viens ici, J’ai deux mots à te dire !". Outre qu'il n'est jamais très agréable de se faire interpeller aussi vulgairement, j'ai vu se dessiner dans ma tête toutes les images des affrontements avec le procureur Mongolfier, les stars du ballon, les haines engendrées, la fureur des syndicats…une panoplie qui me blindait contre les éructations d'un petit dictateur de campagne. Je me suis appuyé aux murs, l’attendant, le cœur battant pendant qu’il s’approchait de moi en éructant, le tutoiement vulgaire aux lèvres :
-Tu peux me dire pourquoi n’importe qui peut entrer dans ma loge ?
-Monsieur Tapie, vous nous avez offert le meilleur, je crois que l'on va assister au pire !
-Donc j’ai tort, c’est ça ?
-Vous n’avez qu’à exiger de votre production un garde privé, lui, il saura contrôler vos invités.
-Voilà, j'ai tort, n'importe quel connard de mes couilles peut rentrer dans ma loge pendant que je suis à poil et j'ai tort. C'est un moulin à vent ici, qu'est-ce qu'elle fout ta sécurité de merde !
L'homme qui m'infligeait ses groupies la veille, s'offusquait de leur sans-gêne aujourd'hui, rentrait dans sa loge blanc de colère quand deux midinettes tortillant des fesses, la bouche soulignée d'un gros trait de rouge à lèvres, dans les volutes d'un parfum de supermarché, arrivèrent en lançant à la cantonade "-On vient voir Bernard Tapie". Je les reçues vertement, les jetant méchamment, me vengeant sur elles de ma frustration quand la tête de l'avorton en peignoir émergea de l'encadrement et m'annonça "-Celles-là oui, elles peuvent venir". J'ai éclaté de rire et lui ai lancé un vibrant "-Merci Monsieur Tapie" où l'ironie le disputait à la commisération pendant que sa porte claquait violemment.
En dévalant les escaliers vers la sortie des artistes, blême, le cœur battant la chamade, (on ne se prend pas les pieds dans le Tapie sans y laisser des plumes), je repensais à la gentillesse d’un Michel Bouquet, à l’élégance d’un Claude Rich, à la gentillesse d’un Noiret, de toutes ces femmes illustres que j’avais croisées dans le couloir des loges, à toutes ses vraies stars des planches que j’avais eu le bonheur d’accueillir et qui m’avaient gratifié d’un mot gentil, d’un remerciement ému, d’une phrase reconnaissante pour les avoir programmées sur la scène du Palais des Festivals.
J'ai compris ce jour-là pourquoi cet individu aux talents multiples, à l'énergie colossale, ce bateleur muni d'un "killer-instinct" hors du commun n'avait jamais réussi à retenir le temps dans ses mains d'or : il reste un parvenu vulgaire, incapable de se contrôler et comme un golem, ses forces destructrices le dévorent de l'intérieur. Il y a trop de haine en lui pour pouvoir dompter cette fureur qui le fait trébucher chaque fois qu'il arrive au sommet, il n'a pas assez d'humanité pour conserver l'estime des autres et de soi-même dans cette lutte permanente pour un pouvoir vidé de tout sens.
En conclusion, monsieur Bernard Tapie est définitivement personne non gratta dans un lieu que je dirige. Cela ne doit pas le traumatiser outre mesure, mais moi, cela me fait un bien fou de savoir que nos chemins ne se recroiseront plus jamais sur une scène et que mes programmations sont expurgées d’un roquet jappant de la république !
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