Histoire vécue (2)
Bernard juché sur une table en train d'haranguer la foule. Bernard en colère. Bernard aime Arno et lui pardonne malgré tout. Il reste un soupçon de folie sur l'aile de ce barde à la voix pleine de pierres qui roulent et de textes déchirants qui respirent les brumes du nord... mais on est dans le sud et les soirs sont parfois orageux !
Arno, l'Arlésienne de Belgique.
Premier épisode.
Entendre et voir Arno le Belge sur une scène est une expérience hors du commun. La première fois que j'ai eu le privilège de participer à cette orgie sonore, c'était au Midem, dans un des salons du Majestic au milieu des années 90.
Emancipé de TC Matic, il entamait son parcours solitaire et obsessionnel. Une voix rauque jouant sur les faiblesses de sa tessiture, une dégaine d'alcoolique errant sur scène, accroché au micro comme à une béquille salvatrice, tout cela dans un univers de violence et de désespoir que ses textes aux mots ciselés mettaient en valeur. Désespoir de l'homme, nombrilisme d'une âme torturée, noirceur d'une peine en fardeau de tous les cris qui montent dans les nuits étouffantes de cette fin de millénaire.
Il me devint évident, à l'instant même où il est entré dans les faisceaux de lumières en poussant son premier rugissement, que je le programmerais au plus tôt dans la saison culturelle de Cannes.
Le temps a passé et j'avais toujours son nom dans un recoin de ma mémoire bien active jusqu?à ce qu'un jour, enfin après plus de trois ans, Garance qui le tournait, me le propose au moment opportun. Période de tournée correspondante, salle disponible, budget en phase, inclusion cohérente dans le profil général de
Arno présent, c'est toujours un spectacle en soi... et l'angoisse du dérapage en permanence. Arrivée dans un minibus après avoir voyagé toute la nuit, son équipe de musiciens et de techniciens prend possession de la salle avec trois heures de retard. Fatigue aidant, l'installation et la répétition se déclenchent dans les plus mauvaises conditions entre son équipe, celle du Palais des Festivals et celle de la salle du Noga-Hilton qui nous hébergeait pour la circonstance.
Agrippé à ses basques, je le marque à la culotte pendant la conférence de presse qui fut homérique à souhait. Arno, habillé comme un rocker fatigué, jouant au désesperados provocateur dans le hall rutilant du Hilton et posant devant la mer...cela valait déjà son pesant d'émotions, de celles que l'on vit quand tout peut basculer dans l'horreur.
Il me fallut intervenir deux fois pour calmer les tensions entre son régisseur et le régisseur de
19h30. Le public nombreux commence à envahir le hall de la salle en marbre blanc, les miroirs renvoyant l'image d'une foule composite aux antipodes de notre public traditionnel. De vrais « fans » d'Arno, au look un peu déjanté malgré tout !
Coup de fil sur mon portable. Josh, l'assistante de Salomon de Garance Productions, m?annonce qu'Arno ne jouera pas ce soir, qu'il est parti et ne reviendra pas sur sa décision. Silence blanc et long comme un jour sans Arno. La sono ne convenait pas, de notre faute, de leur refus de nous le signaler, de tous ces petits riens qui font les grands dérèglements et dont on ne perçoit plus vraiment qui est le coupable.
Juste un tour en coulisses. Le désert. Je hurle son nom devant les techniciens médusés.
Me voilà donc juché dans le hall, sur une table, devant plus de trois cent personnes, annonçant à la cantonade son impossibilité de jouer « pour des raisons techniques indépendantes de notre volonté ». C'est une première pour moi après 20 ans d'organisation, à 30 minutes d'un concert, auquel je tenais tout particulièrement qui plus est !
Réactions amusées du public. Un vent de défaitisme nostalgique, certains me confient que c'est la troisième fois qu'ils tentent d'assister à un de ses concerts. Cela ne calme pas ma colère?
Deuxième épisode.
Je monte à Paris pour un rencontre avec Salomon, le patron de Garances Productions, un des plus gros producteurs de spectacles en France. Débat intense. Nous avons versé 50%, je veux les récupérer, lui veut nous faire régler le solde. Qui est en faute ? La mauvaise qualité de la sono de la salle est évidente. Mais sur simple réclamation de leur régisseur, nous aurions pu en trouver une autre sans aucun problème. L'incompréhension des équipes en conflit a débouché sur cette annulation. Nous menaçant d'avocats, de procès et des pires maux de la terre, nous sympathisons et optons pour une conciliation bien latine. Nous reprogrammons Arno sur la saison d'après, il nous fait un abattement sur son cachet, et tout le monde est content, nous aussi ! Nous devenons par la même occasion des amis et partons pour de nouvelles aventures en terre de culture.
La saison suivante arrive et Arno trône en bonne place dans mon programme. Premier concert. Pour vaincre le signe indien, j'ai changé de lieu. La Licorne, 500 places, meilleure salle pour la musique avec une acoustique rock excellente, située à
Deux jours avant la date prévue, coup de fil surréaliste de Josh, l'assistante de Salomon qui gère la tournée d'Arno le magnifique :
-Bernard, quelle est la pire des nouvelles que je pourrais t'annoncer ?
- Non, pas cela, ce n'est pas vrai ?
-(silence chargé de signification à lire entre les lignes)... Heu !
-C'est une blague ?
-Non ! La mère du batteur est gravement malade, il a décidé de rentrer en Belgique et le groupe ne peut pas assurer sa date. Point final.
Vous imaginez le gag. Les gorges chaudes de la presse et des responsables du Palais, l'équipe de l'événementiel en train de tenter d'informer les possesseurs de billets et de prévoir une permanence devant la salle pour le soir prévu afin de désamorcer
Troisième épisode
Il est à venir ! Têtu je suis, et reste. Quand j'aime, j'aime vraiment et quelqu'un qui a écrit une chanson comme « dans les yeux de ma mère » forcément, ne peut que croiser ma route de programmateur. Arno a quitté Garances Productions pour voler de ses propres ailes. Il continue de se balader sur les routes de France à la recherche de ce public qu'il aime tant et qu'il trahit parfois. Un jour pourtant, je vais réussir à le présenter à Cannes. Il sera là, en chair et en os, avec son groupe, jouera de sa voix éraillée et nous emportera dans son univers si sombre et ce sera enfin la lumière pour moi.
Arno, à Cannes, c'est comme un coin de paradis qui se refuse. mais je l'aurai, un jour. C'est sûr. L'an prochain, à Jérusalem ?