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Les amants du froid

Publié le par Bernard Oheix

 

En cette période de canicule, une nouvelle écrite dans les neiges éternelles est de circonstance. Nos deux jeunes inuits s'aiment d'amour tendre. La tribu souffrant des mille morts d'une fin annoncée, l'amour entre Nawak et Tura sera-t-il suffisant pour sauver son peuple ? 

                                                                                                               

                                 Extrait de l'encyclopédie matrimoniale 

Edition ID Livres (1972)

Traduction : Jean-Paul Bertrand

 

 

Les rites du froid chez les Inuits

 

 

 

 

Dans certaines peuplades migrantes du nord de l'Arctique, les deux amants doivent affronter l'épreuve de la purification rituelle par le froid. A la première tempête de l'hiver, les promis doivent se plonger dans l'océan glacé avant de s'étendre sur la banquise et d'être recouverts de glace par les deux familles réunies qui vont les veiller pendant le temps de leur hibernation. Les amoureux doivent tenir le plus longtemps possible dans cette gangue de glace qui les amène dans un état semi-comateux de léthargie. Seule la flamme de leur amour est censée pouvoir les retenir à ce monde et réchauffer leurs membres. Il s'agit ainsi de purifier leurs corps des miasmes du passé et de se régénérer afin d'affronter la nuit de l'union dans un état de don total et d'attente de l'autre. Ce rite en désuétude semble s'évanouir sous la pression de la modernité. On peut noter toutefois que dans certaines régions reculées autour de la mer de Baffin, il subsiste des éléments de ce rite encore vivace même s'ils sont caricaturés et se transforment en jeux autour de l'eau et de la glace et perdent de leur dimension d'épreuve initiatique.

 

 

  

Les premières bourrasques du grand blizzard annonçaient la fin du bref été qui avait libéré la nature et l'arrivée de l'hiver. Le mois de septembre à moitié entamé, le vent né dans les montagnes rocheuses plongeait à travers le Manitoba et survolait la baie d'Hudson en se chargeant de vapeur d'eau pour s'enfoncer vers le pôle Nord. Dans les replis de ses contractions, l'âcre douceur cotonneuse annonciatrice des neiges d'automne se reconnaissait au goût sirupeux de l'atmosphère, à cette impression de densité quasi impalpable de l'air sous la langue. La tempête arriverait tôt cette année.

Nawak se tenait dans le vent sur un promontoire qui dominait le détroit de Smith, les terres de Rasmussen chargées de glaces éternelles bordant son horizon, il observait la silhouette menue de son aimée qui courbait le dos dans les rafales et grimpait la butte afin de le rejoindre. Depuis son enfance, il ne se rappelait pas un jour sans que la belle Tura , fille du chaman de la tribu, ne l'escorte dans chaque minute de sa vie. Ils étaient inséparables, s'aimaient aussi naturellement que l'eau et la glace, comme si le destin les avait fait naître pour être les deux moitiés d'une vie. Elle était son passé, son présent et il en était certain, son avenir à jamais.

Ils avaient décidé de l'annoncer à la tribu aujourd'hui même. Aux premières chutes de neige, ils affronteraient le rite du froid pour l'éternité, c'était leur choix et à l'orée de leurs dix-huit ans, ils se sentaient enfin prêts. Ils en avaient longuement parlé ensemble, cela les effrayait bien sûr, mais leur amour indéfectible saurait triompher de l'épreuve et leur ouvrir les voies d'une vie pleine d'espérance.

Elle le rejoignit et se dressa à ses côtés, elle humait l'air comme un chien, inspirant par le nez, cherchant les traces de cette tempête qui leur offrirait l'occasion de s'unir, elle était si heureuse et pleine de vitalité dans l'annonce de son bonheur qu'elle en espérait sa venue avec une impatience qu'elle ne dissimulait même plus.

Il l'observa attentivement et comme à chaque fois, son coeur seemplit d'un trop plein d'émotions. Elle était la beauté d'un peuple, liane fine au visage d'ange, yeux rieurs qui jetaient des éclairs, ses lèvres si pleines comme les baies chargées de suc qui fleurissent au long des cours d'eau au printemps, des dents faites pour mordre dans la vie et dessiner l'espoir. Elle l'aimait depuis son plus jeune âge et il le lui rendait si aveuglement que sa simple absence devenait une torture.

 

 Ils étaient nés pratiquement en même temps, à quelques heures d'intervalle, conçus pendant les grandes chasses qui accompagnaient la migration des troupeaux, un soir de fête célébrant le retour des boeufs musqués et des rennes sur leur terre et les résultats prolifiques des efforts des guerriers. Il y aurait de la viande pour tout l'hiver, des peaux pour se vêtir et l'avenir semblait assuré pour la tribu. Ils avaient bu pour les dieux et dans l'ivresse de cette douce torpeur, leurs parents leur avaient offert la vie comme un bien précieux commun, un don qui les prédestinait à s'aimer.

Leurs premiers souvenirs s'imbriquaient indéfectiblement.  La présence de l'un avait toujours en corollaire celle de l'autre, les cris de Nawak et de Tura se confondaient, ils mangeaient le même poisson, buvaient à la même source, se blottissaient pour dormir sous les couvertures de peaux, découvraient le monde en un accord parfait dévoilant l'horizon, inventant les gestes de l'amour pour entonner le même refrain à l'unisson.

 

Cette époque sonnait le glas d'une période faste, la tribu était importante alors, les jeunes n'ayant pas encore fui vers les comptoirs du Sud, attirés par les dollars des compagnies pétrolières, l'alcool frelaté qui coulait à flots, la vie facile dans des bourgades recroquevillées pour affronter les  froids intenses polaires. Les animaux étaient plus nombreux, on pouvait les chasser et les phoques revenaient à chaque dégel pour offrir leurs peaux incomparables, la viande et l'huile qu'ils emmagasinaient pour subir cette longue nuit boréale.

Les grandes pollutions et les décimations meurtrières des troupeaux par les colons blancs, ces diables de l'extérieur, avaient fini par décourager la nature, exsangue, épuisée et les esquimantsiks s'enfonçaient dans un déclin irréversible. Les femmes avaient vu leur fécondité baisser, les hommes prenaient plus de risques dans ces chasses nécessaires pour assurer leur subsistance, disparaissant dans les effroyables tempêtes qui continuaient à traverser ces terres des confins, là où l'espérance s'arrête au seuil de l'immensité des plaines éthérées du grand Nord.

Au fur et à mesure que les années passaient, la situation devenait plus précaire, les vivres se raréfiaient, les moyens indispensables à leur survie faisant cruellement défaut. Tout manquait dans la tribu moribonde, le moindre incident se transformait en drame, la fin des temps s'annonçait dans l'indifférence des contrées verglacées où la lueur de l'espoir agonisait. Pourtant, l'union de Nawak et de Tura laissait entrevoir la force de l'amour sur la haine, la victoire de la beauté sur la réalité si laide. Ils l'annonceraient ce soir, dans la maigre clarté de la nuit éternelle qui fondait sur leur terre, ils affronteraient le rite du froid, ils s'uniraient pour trouver la paix et l'espoir, perpétuer leur race et ouvrir une porte dans l'univers immaculé de la première grande tempête d'automne. Ils seraient les porteurs du rêve.

 

 La misérable tente de cérémonie accueillait la tribu en entier, le feu de bois lançait des éclairs qui déchiraient la clarté sombre de la nuit boréale. Nawak, le coeur serré, observait ses frères et soeurs accroupis en train de psalmodier. Il y avait le chef, son père, un vénérable vieillard aux traits sculptés dans la terre et sa mère, la toujours belle Nacti-schaw,  le regardait avec fierté se lever pour prendre la parole. Le père de son aimée, le sage chaman, interlocuteur des dieux, celui qui lisait les signes qu'ils leur envoyaient, avait perdu sa compagne dans une chasse aux phoques deux printemps auparavant, il aurait bien voulu se remarier mais n'avait pas trouvé de femme prête à le suivre dans cette vie misérable d'errance, il avait si peu à offrir. Cinq adultes complétaient la fratrie, deux hommes et deux femmes qui vivaient sous la même hutte et un « mojak », un de ces hommes-femmes qui aurait fait la fierté de la tribu du temps de sa splendeur mais qui n'en accentuait que plus sa déchéance. En temps normal, il aurait  ri et couru de l'un à l'autre en apportant la vie et la dérision, comme un rappel de leur humanité si fragile devant la puissance des divinités. Il se tenait en retrait, tête basse et s'occupait du seul enfant de la tribu, un gosse rabougri et souffreteux que des germes mortifères rongeaient de l'intérieur.

La vitalité et la beauté de Nawak et de Tura n'en contrastait que plus violemment dans ce tableau délétère. La grâce de leurs corps, l'éclat de leurs yeux, l'infini tendresse qui distinguait chacun de leur geste étaient un  rappel vivant du prestige passé de la tribu, quand les hommes foulaient leur terre avec la certitude d'être au centre du monde, qu'ils arpentaient ces territoires hostiles en les meublant d'humanité. Les légendes orales des gestes de leur peuple que le chaman entretenait avec soin avaient si peu d'écho dans le coeur asséché des hommes désormais.

 

 Nawak demanda la permission de s'exprimer et le chef lui accorda la parole.

-Depuis la nuit des temps, les Inuits vivent sur cette terre que les cieux ont consacrée en la confiant à notre peuple. Les temps ont changé et sans doute avons-nous courroucé les puissances divines qui ne se reconnaissent plus dans notre tribu. La mort nous guette. Avec Tura, mon aimée, nous avons décidé de leur offrir le sacrifice du froid, cette union de deux êtres avec les forces de l'au-delà destinée à régénérer le monde du milieu, notre terre que nous avons laissé souffrir et qui se venge contre ses enfants.

A la première tempête, nous vous demanderons de nous accompagner et de nous aider à purifier nos corps pour libérer nos esprits. Ainsi seulement, nous pourrons revivre et recréer l'harmonie. Peut-être que les dieux entendront nos suppliques et qu'ils nous autoriseront à restaurer notre splendeur passée. Ainsi l'avons-nous décidé, en toute liberté.

 

 Un frémissement parcouru la maigre assemblée. C'était une terrible épreuve que le rite du froid dans l'union de deux amants. Rares étaient ceux qui avaient eu l'occasion de connaître cette expérience, aucun ne l'avait vécue et chacun sentait dans cette offrande, le don absolu de Nawak et Tura à leur communauté moribonde.

-Vous rendez-vous compte du danger de votre entreprise, le rite du froid est oublié depuis si longtemps, vous êtes jeunes et beaux, vous représentez notre espoir, j'ai peur pour vous.

-Père, nous avons longuement réfléchi, toutes les questions que vous vous posez auront une réponse, c'est au manitou de trancher. Nous nous aimons trop avec Tura pour qu'ils restent insensibles. Il faudra bien qu'ils entendent nos coeurs battre et le sang pulser cette force de vie que nous leur offrons.

 

 Quelques jours s'écoulèrent, rapprochant toujours plus cette tempête que tous attendaient avec des sentiments mitigés. Nawak et Tura se préparaient en exécutant les rituels de la purification aidés par les femmes de la tribu. Le chaman interrogeait longuement les signes que le destin mettait sur son chemin, le chef s'isolait dans sa tente et refusait d'en sortir. La vie semblait suspendue à la décision des jeunes amoureux et à l'arrivée de cette première tempête.

La nuit s'inversait et le jour s'amenuisait, la clarté lunaire prenait possession de la nature et un matin, en se levant, ils découvrirent les traces d'une première chute de neige, quelques flocons fugaces s'accrochant aux lichens, fondant sous les derniers rayons d'un soleil pâle, prémices de cette grande vague qui charriait toutes les passions et sonnerait l'heure de la vérité. Nawak et Tura, ceints des habits de cérémonie, continuaient leurs ablutions, les fumigations montaient en volutes dans le  ciel bas, se fondant dans les nuages lourds, déposant une odeur d'essences végétales brûlées, imbibant l'atmosphère d'une étrange langueur.

 

 

La nuit du 30 septembre, l'horizon se chargea de toutes les colères, réveillant les démons qui déchiraient la voûte céleste d'éclairs impétueux : l'heure des vérités venait les rappeler à la réalité, un tapis blanc recouvrait la nature pendant que de gros flocons noyaient le paysage sous une chape plombée. La procession s'étira sur les contreforts qui menaient au bras de mer encombré de blocs de glace qui se heurtaient avec fracas, les vagues noires jouant avec le ciel bas pour plonger les acteurs de cette étrange cérémonie dans un bain sulfureux où l'espoir semblait mourir dans la fureur des éléments.

Nawak déshabilla la belle Tura , son corps élancé aux attaches si fines, ses seins menus transis par le froid qui la fouettait, la courbe de ses hanches pleines, promesse de ces enfantements que leur amour portait en germe, étaient autant de beauté dans le gris de ce monde en mutation qu'ils allaient invoquer. Tura ôta les vêtements de son homme, ses doigts gourds, maladroits, firent glisser cette seconde peau et découvrirent son corps musculeux et ils se retrouvèrent si nus et beaux que de mémoire d'esquimantsik, jamais un couple n'avait autant porté l'espoir de la naissance du monde.

Se tenant par la main, ils baisèrent leurs lèvres avant de plonger en s'enlaçant dans les flots noirs. La brûlure du froid fut si intense qu'ils eurent l'impression qu'on leur arrachait les membres, leurs coeurs chavirèrent, une plainte jaillit dans leur chair qui résonna jusqu'aux dieux miséricordieux, déchirure que la paralysie de leurs sens engourdis vint anesthésier. Ils fusionnèrent dans l'éternité d'un temps suspendu en s'enfonçant dans l'eau et bien malgré eux, remontèrent vers la surface pour flotter en état d'apesanteur, incapables de tout mouvement.

Avec des gaffes, les membres de leur famille les attirèrent vers le bord du chenal et les hissèrent sur les rives escarpées. Ils les obligèrent à marcher pour se rendre sur l'entablement qui dominait les récifs verglacés. Leur chair avait viré au bleu et leurs lèvres étaient un filet blanc qui tremblait. Chaque goulée d'air leur déchirait les poumons, se frayant un passage en déclenchant une myriade de piqûres, drainant la douleur dans tous les pores de leur peau. Ils devinrent douleur. Ils s'allongèrent sur le tapis blanc que les anciens avaient préparé, en étoile, les yeux dans les yeux, réunis par leurs mains crispées, les corps engourdis engoncés dans cette gangue de  neige qui les enveloppait comme un linceul. Une étrange impression de chaleur vint combattre le froid qui gagnait leur coeur. Ils esquissèrent un sourire, une contraction des lèvres, un rictus si loin de la peur et du désespoir. Ils savaient jusqu'où ils iraient, jusqu'à l'éternité des lendemains figés.

Quand ils furent ensevelis sous un manteau glacé, leurs mains irrémédiablement arrimées, ils entonnèrent avec le filet de souffle dont ils disposaient la complainte des amants du peuple frontière. La famille se dispersa alors et chacun  s'en retourna vers son tipi, le désespoir en bandoulière, les abandonnant irrémédiablement à une solitude sans retour.

Il n'y avait plus d'espoir pour la tribu et ils l'avaient voulu ainsi. Leur don était total et la saga des hommes des grandes solitudes ne pouvait recommencer. Il leur restait à mourir pour que leur histoire perdure et qu'en lettres de feu, dans le ciel divin, la mémoire des nuages porte leur légende au firmament des âmes nobles. 

Rien ne séparerait jamais plus Nawak de Tura. Ils ne faisaient qu'un et le vent porterait leur message d'espoir vers ceux qui l'avaient perdu.

 

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