Histoire vécue (3)
Entre la poire et le fromage, le violon et la pizza... imaginez ! On est dans une scène des Soprano, les présents ont des mines sombres et tout cela ne présage rien de bon. Moi, je sors de mon lit, le cadavre est sur la table. Qui saura s'en occuper et faire une autopsie. Désolé, j'ai déjà décroché, c'est un cauchemar, bon soir, je retourne me coucher !
L'âme du violon
Nuits du Suquet. 28 juillet 1997. Festival de musique classique se déroulant sur la colline qui domine Cannes, sous les remparts de l’église, dans la moiteur des festivités cannoises. Un festival qui programme des orchestres de chambre, quatuors et autres solistes dans des œuvres prestigieuses. Une manifestation bien en phase avec la douceur des nuits cannoises, sous les étoiles, dans les chants des sternes qui accompagnent le coucher du soleil, une certaine idée d’un art de vivre en train de disparaître, miraculeusement préservé des atteintes du temps.
Comme chaque saison, nous tenons à accueillir de la meilleure façon nos invités musiciens et utilisons tous les atouts d’une ville qui jongle avec les festivals comme d’autres avec le quotidien. Espace Renault à disposition, restaurant niché dans les ruelles qui serpentent vers l’église, oriflammes qui faseyent dans la brise nocturne, public élégant se pressant sur les gradins à portée de mains de la scène où s’installe le Quatuor Enesco dans un silence religieux.
Le Quatuor Athenaeum Enesco, originaire de Roumanie, a été fondé en 1979 par Constantin Bogdanas et Florin Szigeti au violon, Dan Iarca à l’alto et Dorel Fodoreanu au violoncelle. Ce quatuor a été programmé dans les salles les plus prestigieuses, sur des instruments de légende. Ils ont le rare privilège d’être invités à jouer sur les Stradivarius de la cour d’Espagne.
A Cannes, c’est sur leurs propres instruments qu’ils devaient interpréter des œuvres de César Franck (le quintette pour piano et cordes en fa mineur) et de Antonin Dvorak (le quintette pour piano et cordes en la majeur, opus 81) accompagnés par Gabriel Tacchino, le pianiste directeur artistique du festival. Après avoir assumé la mise en place du concert, les 700 spectateurs sagement installés sur les gradins, le quatuor, instruments en main et le pianiste trônant devant son Steinway, le concert pouvait commencer dans les dernières lueurs d’un couchant qui illuminait de rose le ciel fondant dans le noir. Sophie Dupont, directrice-adjointe de l’évènementiel, devant assurer la permanence, à 22 heures, avec la satisfaction du devoir accompli, je récupérais ma moto et réintégrais mes pénates. L’enchaînement des soirées de spectacles ininterrompues depuis 15 jours avait quelque peu érodé ma résistance aussi décidais-je de m’octroyer une pause et de laisser mon adjointe assurer la clôture et le repas d’après concert. Le sommeil ne tarda pas, portable en veille à la tête de mon lit par sécurité.
Sonnerie stridente. Réveil comateux dans la première plongée en apnée de mes rêves. Une voix m’arrache des limbes. « Bernard, viens vite, ils ont écrasé un violon ». Blanc. Il faut que les mots percutent et prennent du sens dans le désordre de mon esprit. Je m’habille et reprends ma moto, regagnant le Suquet en longeant un bord de mer peuplés de fantômes, silhouettes sombres papotant autour des barbecues sur la plage, dans la chaleur caniculaire.
Il est minuit trente. Pizza du port. Quartier général de l’après concert. Une chape de plomb s’est abattue sur les acteurs du festival. Mines endeuillées, on chuchote à voix basse, airs contrits sur les visages blêmes. L’enterrement d’un proche. Trône au milieu de la table, l’objet du malheur. Un étui de violon ouvert de guingois. Dedans comme un oiseau blessé, un violon laisse découvrir son ventre ouvert. Il baille d’un sourire édenté, son tablier défiguré par une esse non-prévu. A ses côtés, comme une relique, un archer brisé en trois morceaux, les fils en bataille, écheveau de la violence humaine sur l’harmonie du monde. C’est un cercueil avec un cadavre encore chaud et les spectateurs ont les yeux exorbités rivés sur le corps du macchabé.
Dans l’euphorie d’un concert particulièrement de belle facture, Florin son étui à la main, se rendit sur la place de la Castre afin de récupérer la navette qui devait l’accompagner au restaurant. Une belle femme, quelques amis, des embrassades, et le violon se retrouve sur le sol, à ses pieds. La navette arrivant en marche arrière dans une côte, il s’écarte et oublie son instrument. Cela fait du bruit, une Renault de 10 millions qui roule sur un violon de 60 millions. Un crac à fendre l’âme, c’est un peu de l’âme du violon qui disparaît dans les volutes du gaz d’un moteur qui bute avec acharnement sur un obstacle incongru. Ce n’était après tout qu’un Tomaso Balestrieri réalisé en 1768 à Mantova et son histoire avait la richesse de siècles de grandeurs.
Les larmes du violoniste étaient des larmes de sang. Les rapports entre un musicien et son instrument sont très particuliers. On se souvient de Pierre Amoyal et de son Stradivarius volé, la tournée triomphale qu’engendrèrent leurs retrouvailles que nous avons d’ailleurs accueillies sur cette scène du Suquet. Dans ce cas précis, Notre Roumain perdait de son âme en même temps que celle de son instrument.
Le miracle vint de la présence parmi nous, comme invité du festival, du plus grand luthier en activité, Etienne Vatelot, un magicien des instruments, un artiste de la rénovation et de l’entretien. Se saisissant du grand corps malade, il l’observa et scruta longuement les morsures du temps. De ses doigts fins de praticien, il ausculta le bois patiné, les échardes de la table d’harmonie, les torsions qui soulevait les jointures et déclara d’une, voix ferme et assuré « -L’archer est mort, pour ce qui du violon, je m’en occupe, je vous le rendrai comme il était au premier jour, avec un son à l’identique. »
La déclaration à l’assurance fut rocambolesque à souhait, (allez expliquer la rencontre impromptue entre une espace rugissante et un violon gémissant à un assureur !), les jours passèrent et c’est par un froid mois de décembre que notre ami Florin nous informa qu’il avait récupéré son violon et qu’il sonnait encore mieux qu’avant.
Depuis, il dort avec son violon. Il ne le quitte pas des yeux et aucune taille de femme au monde ne peut détourner ses bras de l’étui qu’il a rivé à sa main gauche. Il faut qu’elles s’y fassent et acceptent la cohabitation avec son violon.
Etienne Vatelot continue de labourer un paradis de champ de violon à l’accord parfait. Il doit rire encore de la gueule béante de l’instrument trônant sur une table jonchée de pizzas dégoulinantes de fromage. Il savait que ses mains de fée sauraient lui rendre son âme et sa puissance.
On a toujours des espaces sur le festival et des voituriers aussi. Ils se racontent toujours, en faisant des marches arrière sur le parvis de l’église, l’histoire du violon qui baillait pour vaincre sa solitude.