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La peur du vide

Publié le par Bernard Oheix

Vous me voyez arriver avec mes gros sabots. Marre de la tendresse et de l'humour. Un peu de sang pour la route...et pas le dernier rassurez-vous ! L'histoire se passe... et ils ne se marièrent pas, n'eurent pas d'enfants, sinon pour les éventrer, les broyer, les tuer à petit feu. A bon entendeur salut, tant pis pour vos cauchemars, moi, ça va ! J'arrive encore à dormir quand je ne suis pas en train d'écrire des abominations pour vous.

De toutes les façons, vous avez 15 jours pour digérer...






Quand vous êtes chaussé d’une paire de rangers au bout clouté et que vous visez le visage d’une femme allongée en y imprimant toute la force dont vous disposez, un sentiment étrange de volupté s’empare de vous. Peut-être est-ce la conséquence de ses traits déformés par la peur paroxystique, la lueur affolée de ses yeux, le frémissement de sa lèvre inférieure, la bave qui inonde son menton dans l’attente de l’inéluctable, que sais-je encore de cet instant où le temps s’arrête pour que la fureur s’épanouisse. Se situer dans l’œil du cyclone, quand vous êtes cet œil et que vous maîtrisez les règles du jeu, que la réalité se plie à vos désirs les plus inavoués, fige le monde en le concentrant autour de vous. Il y a une forme de plaisir extrême qui se rapproche de l’orgasme, le sentiment d’une toute puissance que les frontières de la civilité ne peuvent endiguer. C’est très différent avec un homme car lui vous renvoie à votre propre virilité, à la certitude que votre tour viendra. Il n’est rien de plus évident que celui qui utilise la violence en subira un jour les foudres, que le sang appelle le sang, les coups se retournent contre leurs auteurs, la mort rôde sans répit autour de ceux qui l’entretiennent et en deviennent les servants attentionnés. C’est ainsi.
J’en ai connu des jouissances dans ce laboratoire vivant d’une Yougoslavie se démembrant au fil des intérêts personnels, des peuples soudés par le pouvoir déliquescent d’un titisme agonisant, ce melting-pot de religions, races et histoires que tout opposait et qui ne tenait que par le fil d’Ariane d’un monstre qui tissait ce traquenard dans lequel l’Europe allait s’embourber. Ils l’ont brisé ce fil et j’en ai largement profité tant on m’offrait ainsi un terrain de jeu grandeur nature où mes instincts pouvaient enfin s’exprimer en toute sérénité.
Je ne vais pas vous faire le coup du jeune abandonné et chercher des excuses dans la misère de mon enfance. Un père en prison pour contestation politique, une sœur prostituée sur les trottoirs de l’Occident, une mère qui tente vaille que vaille de nourrir mes trois frères et moi, l’aîné, toujours dehors à chercher un sens à ce qui me dépassait. Ne craignez rien, je ne demande pas votre indulgence, c’est si peu important pour moi que vous me compreniez, que vous me donniez une absolution qui m’indiffère. Je n’ai pas besoin de votre pardon, je n’ai jamais eu besoin de vous car vous n’existez pas, vous n’avez aucune réalité.
Moi je sais que c’est avec eux que j’ai grandi si vite, trop vite, des armes, des frères, une bande où me réfugier pour ne plus entendre les voix du futur m’angoisser. C’est bon de voler quand on a faim, c’est génial de violer quand on a soif. Ne me faites pas de morale, les droits humains inaliénables, l’être au-dessus des instincts animaux…il me plaît d’être un animal sauvage, de rugir la nuit, de dévorer le plus faible. Etiez-vous présents quand j’avais peur et que j’étais démuni de tout, même de l’indispensable affection, tendresse, amour, que m’avez-vous offert que je n’aie dû conquérir de haute lutte ?
Vous m’avez transformé en prédateur et il faudrait m’amender parce que vous m’imposez une loi que je ne reconnais pas. Je devrais me plier à vos diktats, ces règlements dont vous êtes les auteurs mais qui ne servent que vos affaires, le calme du négoce après la tempête du feu, comme un gigantesque marché que vous échangez après avoir vendu des armes pour entretenir ma colère ! C’est un peu facile, voyez-vous, juste indélicat de penser que vous avez fourbi ma haine et qu’il me faudrait désormais la panser d’un amour que je n’ai jamais connu, qui m’indiffère au-delà de toutes vos certitudes ?
Revenons plutôt à cette femme qui geint à mes pieds, elle halète, transpire et je vois sous sa robe une tache suspecte. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre d’adultes qui se font dessus au moment du pire. C’est impressionnant, pourtant personne n’en parle, comme s’il n’était pas séant de relâcher ses sphincters, que l’histoire d’une femme ou d’un homme ne pouvait se résoudre à une urine expulsée, à des excréments que la peur panique fait jaillir des intestins. Je vous assure que si vous étiez à la place de cette femme, à la vue de ses godillots qui vont vous éclater la gencive, déchausser les dents, fracasser la mâchoire, vous aussi vous n’hésiteriez pas une seconde en perdant votre contrôle et en abandonnant toute espèce d’humanité. Vous auriez peur et feriez dans votre froc, dans votre jupe, comme n’importe lequel des êtres humains qui ont croisé ma route pour le regretter amèrement, ennemis ou amis, cibles ou compagnons. J’en ai tant amené à se liquéfier devant ma force brutale, ce goût absolu de la violence qui me possède. J’aime frapper sans retenue et l’odeur de vos excréments m’excite tout comme cette âcre senteur que la peur exsude de vos pores devant l’inéluctable. J’en bande même avec délectation parfois.
Je lui ai assené le plus formidable coup de pied de mon existence et elle s’est désincarnée, devenant pure abstraction, paradigme de douleurs, poupée démembrée, misérable reste humain sans consistance. Son enveloppe charnelle tel un gant froissé ne provoquait même plus le désir sexuel qui d’habitude concrétise la domination totale du physique sur l’esprit. Quand vous transgressez les frontières de l’horreur, il n’est plus besoin de passeport, d’alibi, pour vous saisir des opportunités les plus extrêmes dans la satisfaction bestiale de vos pulsions. Non, je ne la violerai pas, sa chatte gluante d’urine et son visage explosé ne m’attiraient même pas. Peut-être un autre coup dans sa gueule d’ex-ange qui n’aurait jamais dû se trouver sur mon chemin, ou alors la laisser agonisante sur ce talus sale d’un chemin de campagne qui menait vers l’enclave musulmane d’une Bosnie hypothétique, puzzle fantasmatique de vos contradictions !
Qui était-elle ? 25 ans environ, des vêtements de paysanne, un accent qu’elle n’aurait pas dû afficher la situant dans un camp adverse…sans doute, une sortie pour aller chercher de l’eau ou du ravitaillement pour des bouches à nourrir qui allaient regretter son empressement à subvenir à leurs besoins. Serait-elle pleurée, honorerait-on sa mémoire au milieu des milliers et des milliers de victimes infortunées qui jonchaient les paysages bucoliques de cette verte contrée ? Peut-être avait-elle été belle et désirable ! Sans doute avait-elle rêvé d’un destin hors du commun : la paix, une famille nombreuse, un métier, des amis, quelques aventures, un quotidien que je venais de lui ôter car il ne faisait nul doute qu’elle ne survivrait pas longtemps à la pluie de coups que je venais d’abattre sur son corps gracile.
Ne nous illusionnons pas, je ne suis pas un Dieu portant la justice céleste et déterminant qui, de mes ouailles, doit subir le châtiment ultime, ce n’est pas moi qui choisis à la lumière divine des fautes de chacun l’aune de leur espérance de vie. Je ne suis qu’un bras qui s’abat sans calcul sur tout ce qui bouge, ce qui gravite à ma portée, c’est le rôle que l’on m’a attribué et je m’acquitte de ma tâche avec une grande conscience professionnelle, un souci du détail et la volonté de rendre mon hommage à la terreur comme une symphonie grandiose attestant une ode inhumaine que je compose au jour le jour. Je suis dans un camp, j’ai des chefs, des équipiers parfois, mais je reste le plus souvent un électron libre que son parcours mène sur les sentiers escarpés de l’horreur, à travers les aléas de rencontres impromptues.


Quand j’étais sniper sur la ligne de démarcation de Sarajevo, mon fusil à lunettes avait la capacité de choisir lui-même ses victimes, presque indépendamment de ma détermination à tirer sur tout ce qui bougeait. Je mirais dans la focale grossissante les silhouettes des passants qui s’aventuraient, un cabas dans les mains, longeant les murs en tentant de s’abriter. Je les suivais avec délectation jusqu’à sentir mon doigt, bien malgré moi, se concentrer sur l’éperon de métal qui me permettait de les envoyer ad patres, auprès de tant de mes autres victimes. Combien, calés au centre de ma cible, ont survécu du simple fait que mon appendice n’ait pas pressé la détente, combien sont des miraculés, des rescapés sans le savoir de ma fureur aveugle ? Je me souviens d’un petit vieux qui sortait toujours à la même heure, sa chemise rouge sale comme un appel à l’exécuter, son regard angoissé m’avait amusé et je l’ai laissé passer, une fois, deux fois…J’ai attendu huit sorties avant de mettre fin à son calvaire et de faire cesser l’épouvante qui jonchait son visage de rictus morbides. Il aurait au moins pu changer de chemise et d’itinéraire !
Je n’appréciais que modérément la fonction de tueur de l’ombre. Le sniper est si loin de sa cible, la soif de l’avant émoussée par tant de distance et par l’incapacité de sentir le choc de la balle de métal déchirant les tissus, le jaillissement du sang, le cri d’agonie qui monte en une prière fervente, oratorio inhumain dont je ne pouvais jouir.

J’ai préféré revenir au ratissage de terrain, cette traque dans l’ombre des taillis qui exalte les sens et aiguise l’appétit, cette attente enivrante d’une proie et cette accessibilité physique de la victime avec laquelle vous pouvez jouer. Un lien étrange noue le martyr et son bourreau, une relation perverse qui force le dominé à séduire son maître, à le cajoler dans l’hypothétique espérance d’amadouer sa colère et de survivre à l’épreuve. Cette étape durera le temps que vous laissiez entrevoir une porte de sortie, un échappatoire comme une lucarne aspirant la lumière. Le chat et la souris. Une souris faible car les forts sont plus entiers et souffrent moins, ils vont vers la mort avec trop d’aisance pour notre contentement. Mais une jeune fille, si belle et fragile, que vous posséderez en lui laissant espérer la vie sauve, qui s’accrochera à votre sexe comme s’il était un passeport pour l’infini et qui, bien consommée, avec ce dégoût d’elle-même que vous ressentez dans son regard éperdu, comprend que tout cela était vain, que son honneur bafoué n’aura servi qu‘à prolonger une agonie… cela, oui, vous mène à l’extase suprême, la félicité absolue, la puissance d’un dieu dans les griffes d’un humain.
Je suis une bête féroce, grandie dans l’odeur du sang et dans la décomposition d’une société sur laquelle je crache tous les jours. Je vais même vous avouer la vérité, il m’est indifférent d’être dans le camp pro-serbe de la Bosnie…j’aurais tout aussi bien pu n’être qu’un oustachi croate la croix entre les lèvres, ou un Albanais de l’UPK, aigle poussif d’un nationalisme exacerbé, ou un extrémiste musulman à la barbe longue de ses noirs desseins, il me suffisait de naître au bon moment dans la bonne région, et c’est ce que j’ai fait, je suis un bon soldat du désordre et vous ne voulez pas de l’ordre, vous vous complaisez dans l’anarchie, vous n’êtes qu’un reflet tremblant de ce que vous me poussez à devenir. Je suis votre bonne conscience car vous avez besoin de mes crimes pour justifier les vôtres, ô combien plus subtils et plus pernicieux ! Vous jouez votre partition, vous m’avez affecté la mienne et tout va pour le mieux dans le pire des mondes possible.
Qui m’a entraîné aux armes ? Qui m’a donné les moyens de mes ambitions, qui sécrète tous les jours la haine dans le cœur des hommes, qui veut vraiment orchestrer le chaos que vous avez érigé en force de vie ? Je suis l’humble dépositaire de vos turpitudes, j’en suis la formulation active, l’équation qui permet de résoudre vos aspirations par le simplisme d’un monde partagé artificiellement entre les bons et les mauvais, le bien et le mal. De quel côté suis-je ? Où êtes-vous dans cette répartition réductrice qui vous arrange tant ?

Je l’ai contemplée longuement. Un amas de chair violette, traversée des éclairs nacrés d’os qui perçaient sous le sang, des yeux vitreux encore animés d’un souffle de vie, un gargouillis à chaque pénible inspiration avec cette bulle rosâtre qui se formait au passage d’un filet d’air dans sa gorge broyée, m’ont inspiré. La vue de son sein marbré glissant hors d’une échancrure de sa robe, le téton déchiré laissant sourdre une humeur sanguine a entraîné un début d’érection. Je me suis masturbé en la fixant, ses jambes écartées en un compas désarticulé ouvrant sur sa toison maculée de scories. Je lui ai refusé tout contact, juste mon membre roide et la montée de cette sève dans ma verge, dans ces mains qui pouvaient dompter le monde et imprimer la marque de l’horreur par le simple fait de mon désir. J’ai joui, en saccades et je me suis agenouillé pour observer la dissolution de ma semence dans les flots de sang qui la maculaient.


C’est là que j’ai fait une erreur. Sans doute parce que mon corps s’était abandonné, que mes sens repus d’émotions avaient baissé la garde. Je ne l’ai pas entendu approcher, l’autre, je n’ai pas senti sa colère rentrée, cette odeur de vengeance que l’individu dégage quand sa vindicte est inextinguible.
Sa faucille des champs aux bords recourbés s’est fichée entre deux côtes et a gagné par l’inertie de la force de son poignet, la zone de mon cœur, la pointe déchirant un de mes ventricules et le sang a commencé à se répandre en moi. Perdez une autre de vos illusions : on ne meurt jamais rapidement, il faut du temps, beaucoup de douleur, énormément d’énergie pour s’éteindre et plonger dans l’agonie. Mon heure était venue, point de détail, me direz-vous, mais capital pour moi. J’aurais dû me méfier, les musulmanes ne sortent que rarement sans leur mari, une autre leçon qu’il me fallait apprendre en vitesse si je voulais survivre dans ma jungle. J’ai basculé sur le corps déjanté de la femme, mon ultime victime, et j’ai souri aux yeux noirs de mon tueur : j’avais si peur de mourir !
Au dernier moment, juste à l’aboutissement d’une existence précaire, j’ai su qu’ils seraient nombreux à se lever pour prendre ma place, que les légions de l’hiver se peupleraient de fantômes si réels que je n’avais pas vécu pour rien. Le refrain grotesque de ma vie n’était que le chapitre incomplet d’une grande litanie de pleurs.
Tout cela parce que l’horreur est éternelle.


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