Histoire Vécue (5)
Discours prononcé pendant le dîner de fin d’année qui réunit toute l’équipe de l’Evénementiel du Palais des Festivals, le 9 novembre 2005 à Sophia-Antipolis.
Je vous vois venir. Mais que nous sort-il de sa manche le bougre ? Et oui ! Un vrai discours. Avec l'équipe de l'évenementiel, chaque année nous privilégions quelques moments de convivialité, des réunions autour d'une bonne assiette, d'un verre. Pour des personnes condamnées à travailler ensemble tout au long de l'année, ce n'est pas du luxe. Ce sont des moments forts, de vérités, un moyen de souder l'équipe. On se connait trop pour être dupe, mais il suffit de connaître nos limites et pour cela, rien de tel que de boire un canon en oubliant le fracas de la réalité.
Voilà un exemple de ce que subissent les membres de mon équipe !
Dans l’univers impitoyable qui est le nôtre, par-delà les vicissitudes de cette noble mission qui nous est confiée : faire manger, boire, dormir, offrir un catering aux artistes, et plus si affinités… dans cette période particulièrement trouble qui voit les banlieues s’embraser, le public se terrer et lâcher de plus en plus chichement les maigres oboles qui nous permettent de remplir les caisses du Palais des Festivals pour faire des spectacles, il reste une équipe de l’Evénementiel fière d’elle, debout, le nez plongé dans cet horizon d’un lendemain chantant.
Souvenons-nous. Vous étiez jeunes et belles, une bande de drôlesses directement échappées des failles du système. Etudiantes, Tuc, Stagiaires de l’office de la culture, perdues dans un comité des fêtes occupées à quelques japoniaiseries détonantes, ou même encore étudiantes sur les bancs de l’école, de la fac…
Par les hasards de la vie, tout ce petit monde, un jour s’est retrouvé dans les rêts de ma direction. Regardez-moi. Malgré ma calvitie rampante, mon haleine fétide et les petits pets que je dispense derrière mon bureau quand vous êtes absentes, je suis aussi un homme, un vrai, de chair et de sang, avec ses humeurs, ses peines et ses colères, ses désirs et ses frustrations. Je suis un homme et je rêve encore d’un monde meilleur.
Et pour que ce monde plus beau s’accouche, il faut des femmes de désirs, vous, toujours aussi belles au fil de ces années partagées, de ces épreuves communes. Il faut aussi des hommes, et oui messieurs, des hommes, pas nombreux, tolérés dans cette équipe matriarcale. Il faut enfin des enfants.
Et de ce point de vue, l’Evénementiel a été prolifique sans que j’y sois, hélas, pour grand-chose. Moi qui fut un géniteur exemplaire aux spermatozoïdes d’une fécondité tout à fait étonnante, j’ai dû laisser ma place à d’autres futurs pères, provoquant une pondaison soudaine et éruptive, perturbatrice d’une vie d’équipe mais dont les regards malicieux des chers bambins et les cacas malodorants sont les meilleures des thérapies… pour avoir envie de revenir au boulot subir mes foudres !
Oui ! Vous êtes devenues d’affreuses marâtres aux seins flasques d’allaiter…mais rassurez-vous, Bernard se vengera sur vos filles, à leur majorité, de tout ce que vous lui avez fait subir, de tout ce que vous continuez à me faire subir avec vos charmes de déesses de la maternité !
Dans notre histoire fertile commune, si riche et variée, nous avons côtoyé les dieux, leurs muses mais aussi l’enfer et ses diablotins.
Comment ne pas se souvenir de Sir Elton John et de son désamour immodéré pour les belles jeunes filles interdites de coulisses même quand elles devaient œuvrer à nourrir les artistes, des premières soirées d’une Pantiero Sevainesque où les rares passants nous faisaient espérer d’une entrée miraculeuse, d’un Festival Russe version fausse armée rouge, des bides divers dont nous nous souviendrons longtemps. La débauche d’énergie pour attirer le chaland à Jimmy Cliff, la morgue impérissable d’un Tapie à la vulgarité affirmée, l’inénarrable Monsieur Masure dans le veston cintré de Bernard Menez ou le sourire gracieux d’Evelyne Leclercq dans un canard à l’orange qui avait malheureusement survécu à la grippe aviaire avant l’heure.
Souvenons-nous de la honte qui a embrasé nos visages à la présentation de certains spectacles. Notre sympathique Roger Hanin dans un Tartuffe mémorable et ce sein que l’on n’avait surtout pas envie de voir, La Fille de Madame Angot dont on espérait qu’elle n’engendrerait point de progéniture, Stormwind, un rock nordique à la Licorne (30 payants), Don Juan d’origine dans le désert vide d’un Debussy devenu soudain gigantesque, Ruggero Raimondi, une de nos déroutes les plus sanglantes… Mais aussi le cirque de Russie sur glace… sans la glace avec l’allure hésitante des patineurs en recherche permanente d’équilibre, la grâce pataude des escaladeurs de Sakountala accrochés aux rêves de grandeur d’une chorégraphe de piètres galas.
Mesdames et Messieurs, souvenons-nous et recueillons-nous. Aujourd’hui, à la mémoire de tous les coups tordus, les pets de nonnes, les artistes plantés et planteurs, les spectacles frelatés, et même à la mémoire de ce public qui n’hésite jamais à vous trahir. Versatile et traître, il n’hésite pas à se précipiter sur les daubes les plus faciles, pourvu qu’elles soient médiatisées, pour s’installer aux abonnés absents quand nous avons besoin de lui, que le spectacle en vaut vraiment le coup et que nous avons désespérément besoin de son soutien pour faire passer cette idée de la noblesse d’une culture qui continue à nous cheviller au corps.
Mesdames et Messieurs. Pour les heures de gloire qui se sont transformées en cauchemars, je vous demande de vous lever et de respecter ce silence.
(30 secondes de silence)
Mais si le pire a côtoyé parfois nos vies professionnelles, bien souvent le meilleur l’a sublimé pour nous permettre d’atteindre l’extase. Dans ce chapelet de moments de bonheur et de félicité absolue, dans ces innombrables perles que nous avons serties dans les nuits cannoises, Souvenons-nous :
Les concerts si chauds et attachants de la Licorne à La Bocca. Idir le Kabyle humaniste, Huun Huur Thu, les diftoniques mongols issus des steppes, Bireli le gitan virtuose capable de toute les audaces, Vicente Amigo l’espagnol aux doigts de fée, Mariza la blonde portugaise à la voix déchirante, Souad Massi l’arabe au yeux de beauté… et tant d’autres noms dont les signes sont invariablement accolés à la pureté musicale, à la ferveur et à la passion d’un public transporté.
Le Grand Auditorium rempli à craquer par une foule avide de toucher du doigt le rêve d’une star offerte. Bécaud au timbre pur dans sa dernière tournée, Nougaro à la juvénile silhouette et au parler incantatoire, Alain Souchon et son ironie désenchantée, Aznavour toujours en haut de l’affiche, Mano Solo, un soir de deuxième tour d’élection présidentielle, Cheb Mami et Ismaël Lô réunis pour faire vibrer les fauteuils rouges de la salle de gala du Palais, Cesaria Evora, la voix rauque, pieds nus sur scène, la tête dans un bouge du Cap-Vert… et tout ceux, ils sont nombreux depuis 15 ans, qui nous ont emportés sur les ailes de leur passion.
Parlons de grâce exquise. Le cirque Eloïse et son univers lunaire, Les danseurs comédiens mimes de Philippe Genty plongés dans un monde onirique où rien ne compte que la légèreté, La Batsheva, danseurs d’Israel à le recherche d’un paradis perdu, le ballet des tables de Forsythe, les drapeaux rouges du ballet national de Chine, Brachetti où l’art de se transformer sans jamais perdre son âme d’enfant, la Giselle Rouge de Boris Eifman, quand la folie touche aux vagues de la révolution d’octobre, les décors somptueux d’Enki Bilal pour un Roméo et Juliette de Preljocaj qui invente la douleur sous les pas de ses danseurs…
Les concerts sous la mer avec le Corou de Berra et Michael Lonsdale en train de déclamer Jules Verne pendant qu’un harpiste sonnait d’un instrument sous-marin pour les plongeurs spectateurs ravis (avez-vous déjà entendu de la musique sous l’eau ?). Les déambulations du soldat Sveik dans les jardins de la médiathèque, Bouquet-Noiret en tandem dans une histoire scabreuse qu’ils anoblissaient, Christophe Malavoy, Niels Arestrup, Bernard Giraudeau… Les nasardes de Santini, le clown Howard Buten et son double Buffo et tous ceux dont les voix résonnent encore dans la salle Debussy en portant un écho de leur amour et de leur passion pour les textes qui rendent plus intelligent.
Les rasades de bonne humeur aussi. Noëlle Perna notre salade Niçoise se déhanchant dans une robe rose en strass, Alex Metayer en train de s’écrouler pendant sa dernière tournée faisant naître des vagues de rires pour faire la nique au cancer qui le rongeait. Slava Polonin et sa tempête de neige dans une salle surchauffée, Aïoli ou la chanson au niveau de la ceinture du Toulonnais, Franck Dubosc en autodérision d’un tombeur éternellement amoureux de ses propres charmes.
Et puis… Kasparov tournant comme un ours des Carpates avant de fondre sur son adversaire pour l’assommer en partie semi-rapide, Karpov, fuyant l’échiquier et illuminant les joueurs de tarot de sa mémoire et de son killer-instinct. La beauté des étoiles des artifices de Kimbolton l’anglais ou la majesté divine d’un Caballer espagnol toquant à la porte des dieux pour leur parler avec la poudre aux cieux.
Et les 5000 personnes du concert de Massive Attack…
Et tout, et tout, et tout…
Voilà, si nous avions à trouver une justification à notre travail dans la culture, ce sont dans ces moments dérobés à la tristesse que nous la trouverions. Nous sommes dépositaires de ces tableaux volés à la morosité, de ces émotions si rares, de ces rencontres provoquées par notre action.
C’est cela qui doit être notre fierté.
A l’heure où le choc des idées se transforme trop souvent en jets de cocktails molotov, en embauche de flics, en gestionnaires sans état d’âme d’une culture que l’on aseptise derrière les chiffres… nous sommes des forgerons de la beauté, des artisans d’une humanité plus juste, plus belle de se confronter par l’art.
Oublions les indices, les pointages, les caméras et vigie pirate…
Oublions les échecs, les insatisfactions, les trahisons…
Oublions les fatigues, le stress, la médiocrité…
Il nous restera toujours…
Pour nous-mêmes, quand nous regardons notre miroir, pour nos enfants que nous plongeons dans un monde cruel, pour nos amis, pour ceux, innombrables, qui d’un serrement de main, d’un clignement d’œil, d’un rire franc qui brise les conventions…nous donnent un peu de leur chaleur…
La fierté, le vrai honneur d’être au cœur de ce qui est capital : la vie des idées, le choc des mots, la violence des sentiments, la rencontre pacifique de ceux qui s’opposent par les mots et non par les armes.
Tout le reste est accessoire. Tout est dans l’amour. Je vous aime alors pour les heures passées, les rêves avortés, les joies du cœur.
Merci à vous.