All about Eve
Eh oui !
Je viens de me baigner. Il y a quelques heures je jouais à être un dauphin dans la méditerranée dans une eau translucide (merci le départ des touristes ! ), température de l'eau excellente, et je pensais dans mon fort intérieur, nonobstant mes problèmes avec la presse (cf . précédent édito), que j'étais un homme heureux. Et pour cause !
Samedi 14 octobre. Vivre un spectacle exceptionnel pour l'ouverture de la saison. Juan Carlos Caceres. Un argentin à la voix rauque, un homme plein d'intelligence et de finesse qui emporte le public dans les volutes d'un tango primitif, loin de la sophistication d'un Piazzolla, aux racines d'une musique populaire, hybride entre la musique noire (tango veut dire percussion en bantou), la milonga brésilienne et la musique des carnavals. Avec lui, c'est tout un pan de l'histoire qui est revisité et son groupe (bandonéon et contrebasse tenus par deux superbes femmes et deux percussions plus son piano) déclenche une tornade et invite à la fête. Merci monsieur Caceres de ce pur moment de bonheur et d'énergie. Merci d'être aussi simple, comme si l'on pouvait être brillant et naturel, un génie extraordinaire et un homme normal.
Dimanche 15. Chez Eve. Grande fête pour saluer son départ. Toute l'équipe est présente, les conjoints et les enfants sont là. Une belle réunion pleine d'émotion, de cadeaux et de discours...tiens, tiens !
Et puis, départ annoncé pour Séville et le Womex ( un marché de musiques du monde) avec son cortège de découvertes, rencontres et coups de coeur. Du théâtre à Paris aussi. Soyons fous et vive la culture !
PS : Je vous ai parlé du départ à la retraite d'Eve. C'est mon premier cas, il y en aura sans doute d'autres. Je me suis fendu d'un discours, un vrai, à la Oheix. Si le coeur vous en dit. Bon courage.
EVE
Il y a des signes qui ne trompent pas. Quand j'ai commencé ce discours, le 9 octobre à 15h30, une page plus loin et sans l'avoir enregistré, une coupure d'électricité dans nos bureaux a emporté mon texte tout frais dans le paradis des mots envolés, ce no man's land où gisent tant de mes formules géniales par la tourmente d'une technique absconse dérobées.
Qu'à cela ne tienne ! J'aurai donc deux fois du talent, un double effort que tu mérites bien, si on le compare au nombre des années pendant lesquelles tu dus subir mes foudres, courber ton échine pour passer sous le bureau afin d'accomplir la tâche qui t'était dévolue : permettre à ton directeur d?être créatif et dégagé des contingences matérielles.
Non, Eve, tu ne seras jamais remplacée. Il faut que cela soit dit. Tout au plus pallierons-nous ton absence en comblant le vide que tu laisses dans ces bureaux orphelins de ton sourire en coin, de cet air décalé qui faisait de toi, un sphinx parmi les tigresses, une légende du siècle dernier dans un univers futuriste.
Souvenons-nous et égrenons ces quelques pages d'or qui ont marqué quelques décennies de la culture cannoise.
La première fois que je t'ai rencontrée, tu étais belle, jeune et douce. C'était au lycée Carnot, à la fin des années soixante. Tu rayonnais des atours de la jeunesse mais déjà maquée à un peintre anarcho-révolutionnaire, tu te consacrais aux causes perdues avec une délectation qui frisait la sainteté. Tu étais plus âgée de quelques saisons, mais ta constance à ne pas briller en classe me permit de me glisser dans ton sillage et de profiter de ton ombre et des miettes d'une présence hautaine que tu m'octroyais avec dédain.
Ce n'est pas avec toi, hélas, qu'en 68, je pus conjuguer révolution et sexe, occupation de la cantine et collectivisation des dortoirs, enthousiasme révolutionnaire et dérèglements nocturnes. Non, il fallut une blondasse pour me permettre de t'oublier et me dévouer à la cause des peuples. Qu'à cela ne tienne, la vie avait décidé de nous séparer par un de ces clins d'oeil dont elle est coutumière et de nous donner rendez-vous quinze ans après dans l'ombre d'un Corbier en fleur.
Que savons-nous exactement de ces années de plomb où tu disparus corps et bien de Cannes ? Certaines mauvaises langues ont osé émettre l'hypothèse que tu collaboras en Roumanie avec les services secrets de Ceausescu, que tu trempas dans de sombres histoires d'espionnage et que le fruit de tes amours ombrageux s'épanouit sous les traits de deux ravissantes gamines frondeuses qui font ta fierté et celle de ton compagnon.
Que Nenni, comme dirait Marie.
Tu fus une hétaïre des salons de Bucarest, important l'élégance et le bon goût à la Française dans ces territoires des confins de l'Europe centrale et ton forfait achevé, te réfugias dans les terres inhospitalières du centre de la France, entre les porcelaines de Limoges et les pis abondants de quelques grosses vaches qui ne te faisaient point d'ombre. Tu t'es refaite ainsi une virginité, entre l'âtre fumant et les soupes de navets et de pois chiche, te requinquant pour affronter un avenir qui s'annonçait enfin flamboyant.
Car depuis le début de cette sombre histoire, tu savais pertinemment que Cannes t'attendait. Encore fallait-il que tu puisses y revenir dans de bonnes conditions, avec la certitude de retrouver Bernard Oheix et sa compagnie de pieds cassés qui allait devenir célèbre dans le monde des nuits folles de la Croisette.
L'opportunité se présenta enfin. Refaire les bagages, se faire embaucher par René Corbier en utilisant une nouvelle fois ton charme et ton talent ne fut qu'une formalité : tu savais que j'allais arriver et avec moi, le souffle du grand large et la certitude d'une fin de carrière exaltante.
Nous nous retrouvâmes donc réunis, toi et moi, et autour de nous, quelques jeunes filles constituant ce phalanstère auquel tu aspirais depuis la fin de ces années de soufre se constitua. Bonheur de venir au travail sans savoir quand tu en repartirais. Satisfaction de ces tâches roboratives qui prenaient les couleurs de l'arc-en-ciel d'être accomplies la passion au ventre. Le festival de guitare fut le socle fondateur de cette union sans pareille qui nous permis d'éperonner la culture cannoise et de constituer la première brigade d'intervention de l'agit-prop azuréenne.
Qui se souvient qu'en cette période, la culture prenait les formes rondelettes de Scarcafamme, les traits sévères de Monrose, l'hystérie d'Isabelle Truc. Pas de saisons à l'horizon pour meubler nos soirées, les Frugier en gestionnaires de salles vétustes et Sophie Dupont qui ne se pointait qu'à peine en nous annonçant qu'elle ne resterait pas longtemps dans cette galère !
Florence la tuquette et ses rêves d'un mari (un vrai, un romantique !) qu'elle n'accomplit que bien plus tard avec un fils du Portugal qui lui fit une belle petite fille, Elisabeth, l'attachée de presse qui n'aime pas la presse, la fleur des îles et son Victor basané, et qui d'autre encore dans cette première vague d'espoir qui nous embrasa sous la férule d'une Léadouze adjointe au Maire, débarquant dans notre monde décalé avec sa générosité et les bons sentiments d'une mère Theresa de la culture.
Vint ma vaine tentative de te quitter mon Eve. Episode noir s'il en fut. N'y tenant plus, jaloux jusqu'à l'obsession de ton peintre, je décidai de te fuir en emportant la Sophie, abandonnant mes autres collaboratrices à leur triste sort. Combien je le regrette, combien cet épisode me paraît infâme et sordide avec le recul désormais. Vous laisser dans les griffes de Pierre Jean l'abominable pianiste qui maltraitait les pianos en meurtrissant les femmes. Un trésor que je lui léguais qu'il ne sut exploiter. Devant votre peine et ce désarroi général, je décidai de faire don de ma personne et de revenir vous dorloter. Je vous devais bien cela mes petites chéries et votre pénitence avait assez duré.
S'ensuivit les années folles de l'événementiel.
Tu étais à ton zénith alors !
Nous en avons réalisé des prouesses avec des bouts de ficelles malgré les mots d'un Lefrancq, directeur financier vengeur, sabrant dans la culture comme un hussard polonais ivre de fureur. Des présidents, directeurs ou directrices, nous en avons vu défiler et toujours, cette équipe qui t'entourait, fidèle, même si quelques strates apparaissaient régénérant le cheptel de la culture en la renforçant quelque peu. Nadine, Daniel, comme des orphelins égarés trouvant le gîte et le couvert auprès de toi. Jean-Marc, Hervé apportant leur masculinité et leurs gros biceps pour t'émoustiller, Marie-Ange sa voix douce pour nous bercer d'illusions. Nous avons campé comme des soldats, connu les affres des fonds sous-marins sonores, des lasers à rien, des réussites et des échecs, des salles pleines d'amour et des festivals s'enchaînant comme des perles sur un fil d'or que tu tissais de tes mains habiles.
A l'apogée de ta gloire, devenue cadre en charge des contrats de notre direction, tu décidas de prendre un nouveau contrat sur l'avenir en adoptant le petit Karimou au sourire malicieux qui te permettait de te souvenir que les années filaient, tes filles s'envolaient et convolaient et que ton peintre se dégarnissait tout en affûtant le trait de sa plume.
Las ! Déjà les atteintes de l'âge se font sentir dans tes artères fatiguées de pulser tant de passions. Déjà l'impatience de se retrouver chez toi prévaut sur les veillées spectacles que tu condescends encore à effectuer mais du bout des doigts désormais. Tu commences à disparaître des caterings, la faute à un dos récalcitrant, tu n'assistes plus qu'au compte-gouttes aux spectacles magiques programmés par ton directeur, ceux-là même qui t'auraient fait courir autrefois, tu aspires à souffler en ta retraite et c'est bien ce que tu nous prépares dans le secret de ton château fort inexpugnable du Cannet.
Une dernière rafale de minettes rajeunissant l'équipe de l'événementiel te fit sentir à quel point désormais ton sort était suspendu à l'enthousiasme et à la vitalité de ces jeunes filles en fleurs, les Séverine et autre Eurielle qui débarquaient avec frénésie bousculant tes habitudes et le confort intellectuel dans lequel tu t'assoupissais.
Il était temps.
Le départ de Lefrancq résonne encore comme le glas du tocsin. Funèbre et lancinante musique t'appelant à le rejoindre. Car maintenant qu'il y a prescription, devant ton seigneur et maître, je peux l'avouer : tu l'aimais le bougre entretenant des relations ambiguës à souhait avec le maître des chiffres du Palais. Plusieurs versions circulent. As-tu trompé ton amant potentiel, c'est-à-dire ton directeur qui te pourchassait depuis des lustres, avec un autre, en l'occurrence le directeur financier, sous l'oeil complice de ton mari ? As-tu osé, franchir le cap, accomplir l'inimaginable en mystifiant la culture par la finance? le mystère demeure et les greniers de notre mémoire croulent sous les diverses versions de cet amour impossible. Toujours est-il que son départ provoqua chez toi, le désir de le rejoindre dans la retraite et de rompre avec ton présent de labeur.
Tu as donc tranché. Une nouvelle fois c'est ton coeur qui a parlé. Et tu nous as lâchés définitivement en refusant de te lever un certain 2 octobre 2006 à 7h23 pour venir pointer dans le Palais des Festivals et des Congrès de Cannes. Tu es libre Eve, il paraît même qu'il y en a qui t'ont vue voler dans l'azur de la Baie de Cannes depuis ce jour fatidique.
Et tu t'es enfin libérée des Oheix, Dupont et consorts. Tu peux au matin, regarder le soleil se lever et le soir se coucher. Tu te consacres à ton mari, ton enfant, tes filles, tes petits-enfants et tu sais que la vie n?est pas un long fleuve tranquille mais que tu campes désormais sur sa rive en observant les tempêtes d'un oeil détaché. Tu as raison Eve. Tu es mon premier départ à la retraite d'une carrière éphémère et tu resteras à jamais celle qui m'a indiqué le chemin de la sortie d'un doigt nonchalent.
Pourtant, nous nous retrouverons encore et toujours, nos petites chaises roulantes accolées, nos têtes se touchant, nos sonotones branchés au maximum. Nous nous confierons alors ces histoires du temps passé, celles que nous avons partagées, quand la culture avait encore un sens et que créer à plusieurs signifiait aussi rêver à l'unisson.
On t'aime Eve, et puisque l'on ne peut vraiment pas se quitter définitivement, tu garderas encore ta plume pour nous concocter quelques beaux programmes, les derniers avant que la cataracte ne t'oblige à inventer des mots nouveaux pour parler de l'amitié et de l'amour, quand plus rien n'a d'importance que le moment à vivre et qu'il faut se dépêcher d'en goûter le sel pendant qu'il est encore temps.
Eve, l'éternité commence aujourd'hui pour toi.