Histoire vécue (6)
Il y a des moments dans la vie qui comptent double. Cette expérience valut son pesant de cacahuètes. Faut dire, accepter un tel plan démontrait à l'évidence que j'étais un peu barge. Pour être honnête, je ne suis pas sûr qu'il y ait eu une amélioration. Vous verrez, j'en possède d'autres dans ma besace ! Cow-boys-indiens...nordistes-sudistes : à vous de choisir votre camp...mais méfiez-vous, l'histoire exige son tribut !
La reconstitution historique de la bataille de Nashville
Avril 1989. Festival de guitares. Pierre Olivier P. en est le directeur artistique, un guitariste sans talent, professeur sans passion mais qui a eu le nez creux en créant une manifestation autour de la guitare. Les relations ne sont pas toujours faciles entre nous.
POP avait décidé d’inviter Chet Atkins et Marcel Dadi, (vous savez la guitare à Dadi !), le français étant le plus fidèle lieutenant et l’admirateur inconditionnel du génial guitariste américain. Dans la foulée, il nous propose de réaliser une reconstitution de la bataille de Nashville qui s’est déroulée pendant la guerre de sécession opposant les nordistes et les sudistes, les forces fédérales aux confédérés. Sa rencontre avec un adepte des jeux de rôles grandeur nature ayant débouché sur une soirée bien arrosée et sur ce projet délirant.
Il faut savoir que deux associations existent, l’une en Belgique, l’autre en France. Ces bons pères de familles, cadres et ouvriers, se donnent des rendez-vous secrets dans des propriétés du Massif Central pour se la rejouer en technicolor, cette guerre. Ils achètent des costumes, se fabriquent des armes (fusils, canons), récupèrent des éléments de décors, tentes, couteaux, havresacs et le temps d’un week-end, crapahutent, se tirent dessus (à blanc !), s’égorgent à l’arme blanche dans l’espoir de confirmer où d’infirmer les leçons de l’histoire !
Il faut être honnête : pour « barges » que nous apparaissent ces « soldats du temps », cette reconstitution excite toute l’équipe de l’Office de la Culture dont je suis le directeur adjoint. Imaginez ! Dans cette ville de Cannes de la période du bicentenaire de la révolution, ce projet ambitieux et hors normes. Tous les ingrédients sont réunis afin de nous autoriser à rêver et à sortir du moule d’une culture aseptisée et formatée. Le goût pour l’histoire avant que la mode ne lance ce type de reconstitutions devenues très prisées.
L’endroit choisi se situait au cœur de Cannes, les Allées de la Liberté les bien nommées. Le jeudi, deux convois dégorgent devant les badauds estomaqués, une bande de soiffards qui se précipitent sur des fûts de bière et montent les tentes (copies des authentiques) au carré après nombres altercations (sic) entre nordistes et sudistes sur la délimitation des emplacements. Les cordes arrimées à des pieux jalonnent ces carrés de toile grise qui flottent dans la brise du soir. Les nuages (on est en avril, et même s’il ne pleut jamais sur la Côte d’Azur !!!) se décident alors à déverser un violent orage sur les protagonistes qui se retrouvent trempés, le camp se transformant en un champ de désolation boueuse. On est vraiment à Nashville !
Plusieurs tonnes de sable en sac de jute définissent des zones, un glacis de positions de combats, dégageant une arène d’évolution en leur centre, le public se répartissant tout autour de cette immense place qui résonne plus souvent aux chocs des carreaux des boulistes plutôt qu’à l’explosion des canons confédérés issus d’une contraction ubuesque de l’histoire.
Le samedi soir Chet Atkins et Marcel Dadi offrirent un concert sublime aux 600 spectateurs entassés dans la salle de la Licorne. Au sortir de cette soirée mémorable, un message de la police nationale m’attendait. Il me demandait de me présenter le plus rapidement possible au poste de la rue Borniol. Angoisse au ventre, je me présente. Un fonctionnaire débonnaire m’attend et me convie à expliquer comment et pourquoi un indien, un vrai indien avec la jupette de cuir, les plumes dans les cheveux et un coutelas de 30 cm accroché à sa taille, peut se promener dans la rue d’Antibes en avril.
-Monsieur, le carnaval c’est en février.
-Oui, mais c’est un éclaireur des nordistes !
-Comment ? (tête rubiconde du fonctionnaire ebaudis)
-C’est un des acteurs qui réalisent la reconstitution historique sur les allées, vous savez, c’est moi qui l’organise pour la mairie.
Pas convaincu, le pandore dubitatif accepte de relâcher notre Geronimo contre la promesse qu’il ne promènera plus son coutelas d’égorgeur dans les rues éclairées de la ville.
Sommeil entrecoupé de cauchemars prémonitoires. Scalps en trophées, canons qui explosent, batailles rangées à l’arme blanche entre les troupes rugissantes, chevaux se cabrant…
Que vous dire de cette reconstitution. Le pire. Du désordre né de ces réunions insupportables avec les responsables des deux camps ne voulant en faire qu’à leur tête et refusant de monter un scénario cohérent. Les à peu près d’une parade qui allait engager notre crédibilité, notre image. Notre désarroi d’organisateurs impuissants à canaliser la fougue de soldats emportés par le souffle de leur propre histoire.
Le meilleur aussi. Magie du spectacle. Les deux armées défilent. Pas un bouton de guêtre ne manque. Tout rutile sous le soleil, les chevaux piaffent, les canons se glissent à main d’hommes entre les obstacles, harmonie des musiques militaires. Tout y est. Chet Atkins prend sa guitare et entame l’hymne sudiste. Marcel Dadi se saisit de la sienne et joue l’hymne nordiste… les deux morceaux fusionnent. C’est beau à pleurer.
Notre indien, en bon éclaireur à la solde des fédéraux, quand les hostilités se déclarèrent, décida de monter dans un des immenses platanes qui se trouvent en plein milieu du champ de bataille afin de parfaire son rôle de guetteur et de justifier ses appointements réglés en fioles d’eau de feu. Un acolyte l’aide à grimper et, comme un sphinx, il campe fièrement, la main en visière, l’œil perché sur la ligne d’horizon. Las ! Ayant présumé de son aptitude à descendre de son perchoir comme un singe, il restera bloqué sur sa branche tout le temps de l’engagement, ses appels à l’aide se noyant dans le vacarme des vociférations de soldats en transe occupés à se déchirer. Coups de feu, rafales, les soldats miment la mort en chutant lourdement pour se relever après quelques minutes et reprendre le combat comme si de rien n’était, les troupes de réserve n’ayant manifestement pas eu le temps d’être exhumées des cercueils de l’histoire.
Pendant une heure, entre le ridicule et le fantastique, de grands enfants vont jouer aux soldats d’opérette pour le plus grand plaisir des milliers de spectateurs qui se sont massés le long des barrières et contemplent ces scènes caricaturales exhumées des lambeaux d’une mémoire tragique de l’humanité.
Spectacle terminé. La bière coule à flots dans les gosiers asséchés des vaillants combattants.
Et puis vient le moment de défaire ce qui a été bâti si laborieusement depuis trois jours. Et savez-vous ce qu’il advint ? Les nordistes après trois heures de travail intense, campent fièrement devant leurs paquets soigneusement entassés devant le bus, tentes pliées, havresacs alignés. Ils se mirent à huer les sudistes, à les couvrir de lazzis. Leur camp ressemblait à un capharnaüm digne d’un tableau d’apocalypse. Tout gisait sens dessus dessous, plié à la va vite, avec des bouts de ficelle, jeté pêle-mêle dans la plus grande des confusions. Quelques confédérés se disputaient sur l’ordre du chargement, d’autres draguaient des jeunes filles en fleur, certains, allongés sur des tapis de sol, riaient en se remémorant leurs exploits à l’aide de grandes lampées de bière.
Une nouvelle fois, l’histoire se réécrivait en lettres d’or et la sentence de l’officier supérieur nordiste sonnait le glas de tout espoir de revanche : « -Regardez ce foutoir, vous comprendrez maintenant, pourquoi les sudistes ont perdu cette putain de guerre ! »