L'entêtement
Ecrire n'est pas une sinécure. Ceux qui s'y frottent s'y piquent souvent. Après tout, parler aux dieux est risqué et chacun doit payer un prix en larmes et en sang pour oser s'affranchir des règles des mortels !
Il avait toujours écrit. Il ne se rappelait pas un seul jour de son existence sans qu’il soit associé au geste de saisir un stylo, un crayon, et qu’il ne jette sur une feuille blanche des mots qui s’envolaient, se télescopaient et tentaient d’ordonner le désordre de sa pensée. Il était écrivain, mais personne ne le savait.
Tout petit à l’école, il se souvenait de ses efforts pour tracer des lettres et acquérir la possibilité d’inscrire des histoires sur du papier, avec des pleins et des déliés, de l’encre qui gouttait hors de l’encrier et bavait sur les marges de son cahier. Il avait eu la chance de trouver des maîtres à l’ancienne, avec leur blouse grise et l’amour de leur travail, les doigts de craies et l’odeur caractéristique d’une classe qui fleure le papier neuf, les livres empoussiérés, la culture d’enfants sauvages aux yeux béants devant l’ailleurs que l’instituteur dévoilait avec de grands effets de manchette et une voix grave chargée d’accent.
Ce sont les livres qui lui avaient inoculé ce poison qui allait le ronger toute sa vie. Il pouvait lire pendant des heures, s’isolant des enfants de son âge, se renfermant dans un monde de fiction, partageant des émotions d’autant plus vraies et poignantes qu’elles naissaient dans son cerveau d’enfant rêveur et étaient le produit d’une imagination enfiévrée par la volupté de la lecture envoûtante d’un texte. Il ne supportait pas de ne pas connaître la fin d’une histoire et ne pouvait décemment envisager de sauter des passages pour aller au plus vite à la conclusion. Cela aurait constitué un crime de lèse-majesté, un défi à sa propre logique, aussi lisait-il sans cesse, la nuit à la lueur d’une lampe torche, au cabinet, dans la cour de récréation, pendant les repas, récupérant tous les moments disponibles afin d’assouvir sa soif inextinguible de lecture.
Son premier vrai récit amorça une œuvre autobiographique classique. Ce qui était un journal à qui l’on confiait ses secrets d’enfant chez la plupart de ses congénères, devint chez lui, œuvre d’art, monument consacré à son génie méconnu, trace indélébile d’une plume hors du commun. Il y notait des pensées précises, fuyant la description du quotidien, se penchant avec soin sur les mystères de l’homme et sur la pensée extrême que sa reconnaissance passait par cette somme en devenir d’un esprit bouillant d’impatience.
En fin du primaire, il avait ingéré tous les livres destinés à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de sa catégorie d’âge tout en pouvant s’enorgueillir d’avoir dévoré des sommes aussi imposantes que l’intégrale d’Alexandre Dumas, la majeure partie de Victor Hugo et les séries de Jules Verne et de Rouletabille. Il était fin prêt pour affronter des auteurs plus complexes, faisant appel à des ressorts sophistiqués et à une expérience de la vie qu’il était loin de maîtriser.
Il passa à Balzac, Zola et dès le début de la 3ème , s’empara des livres de Sartre et de Camus, se plongeant avec délectation dans un existentialisme qui venait résonner en écho de ses propres interrogations. Sa vie s’écoulait entre des séances de lecture interminables, même si elles ne l’étaient jamais assez pour sa boulimie de connaissances et l’effort de coucher ses écrits intimes avec la certitude de créer les conditions de son destin d’écrivain. Il était persuadé que l’histoire lui donnerait raison, ses œuvres traverseraient les âges et l’immortaliseraient.
Sa première création porta sur le destin de l’empoisonneuse, Madame de Montespan, et il offrit à sa classe un superbe document particulièrement riche en détails, graphiques, reproductions d’images de l’époque, retraçant les étapes de la vie de cette maîtresse de Louis XIV aux talents sulfureux. Le professeur d’histoire, tout en déplorant un style ampoulé et des approximations avec la réalité historique, lui accorda un 17 sur 20, excellente note s’il en est, mais loin encore de cette perfection à laquelle il aspirait. Il en fut profondément blessé et se décida à dissimuler ses écrits en attendant de produire un chef-d’œuvre au-dessus de toutes critiques, un texte absolu.
Il se lança alors dans des projets plus ambitieux et scella cette démarche en se faisant offrir un stylo à encre Waterman et une boîte de cartouches noires. Il pensait que cette couleur collait à l’originalité de ses textes, elle leur donnait une pesanteur certaine, une gravité qu’il lui semblait indispensable d’acquérir. Terminés les balbutiements au crayon, au Bic, désormais une vraie encre coulait pour se mélanger au sang de son esprit conquérant. Par la suite, après avoir visionné des films américains, il s’acheta une petite Olivetti et apprit tout seul à taper, d’abord à deux doigts, puis avec le temps, ses mains volèrent sur le clavier et domptèrent le blanc de l’angoisse que lui procuraient les espaces vierges des débuts de page. Il se mit à fumer la pipe comme Simenon dont il admirait la propension à écrire à toute vitesse des romans ancrés dans la vie sociale. Il préférait l’auteur du Coup de Lune et des ouvrages qui décrivaient des humbles gens en train de vivre la réalité dans le port d’Amsterdam et dans les provinces de la France du terroir au culte que l’on vouait à Maigret.
Il entra dans sa période néo-réaliste, tout lui était prétexte à décrire ses contemporains, du pêcheur qui halait son filet avec une cordelette et faisait la chaîne pour hisser les poissons sur le sable blanc de la Méditerranée, scène à laquelle il avait réellement assistée par un matin d’automne sur les plages de Juan les Pins, au professeur pervers qui talochait l’élève en catimini pour lui inculquer les règles de base de la physique, du boulanger dans l’aurore et de l’odeur sucrée de la farine en train de cuire aux pompiers voltigeant sur leur camion rouge pour filer au secours de la veuve et de l’orphelin prisonniers d’un feu qui les dévorait.
Il tenta par la suite de s’initier aux arcanes d’un polar. Il avait découvert le gisement extraordinaire des bouquins de Dashiel Hammet et de James Hadley Chase. Cette révélation lui occasionna d’entamer à moultes reprises un vrai polar à la française destiné à régénérer ce genre trop méconnu parce que populaire, quand le détective privé, accoudé au comptoir d’un bar de nuit, se voit alpaguer par une sémillante entraîneuse qui l’aguiche pour le faire tomber dans un piège en lui offrant son corps. Il se précipitait avec rage sur son Olivetti et immanquablement, s’apercevait que d’autres faisaient si bien ce qu’il bégayait misérablement, qu’au bout du deuxième chapitre et de trois morts, il renonçait temporairement à son entreprise et remisait cet énième projet dans des chemises en carton qui lui serviraient dans le futur de sa vie d’écrivain. Il entra dans sa période de doute, tant son talent lui apparaissait fade et dénué de fondements.
Il avait l’impression que chaque fois qu’une phrase sortait de son esprit et se concrétisait sur la page, elle n’était qu’une vague et médiocre copie d’un auteur déjà mort. Tous ces mots avec lesquels il avait appris à jongler se traînaient au long des lignes vides, ces expressions pleines de fatuité, ces situations artificielles ou déjà vues. Tout son univers s’écroulait parce qu’il était persuadé que tout avait été composé, décrit, analysé, et qu’il arrivait trop tard pour posséder un espace de création.
Il s’acharna en composant des petits poèmes à la japonaise. Il était sûr que son sens de la formule n’avait pas été souillé par ses tentatives médiocres de prose et c’est phrase à phrase qu’il se convainquit que son talent gisait comme un trésor englouti et qu’il ne demandait qu’à s’épanouir comme des fleurs au soleil. La reconstruction prit du temps et il fait nul doute qu’il le paya dans sa chair. Il n’avait pas eu d’adolescence, pas de petites copines pour épancher sa soif de fièvre, elles lui faisaient peur de toute façon et il préférait de loin l’univers abstrait des mots à la réalité d’une chair dont l’obsession le rongeait sournoisement. Les sorties au bar, les après-midi sur les terrains de jeux, les amitiés viriles n’étaient pas pour lui, la page noire d’écriture était le moteur de sa vie même si ce moteur manquait cruellement de combustible.
L’enseignement qu’il avait reçu depuis son enfance déboucha naturellement sur un métier d’enseignant, voie classique de ceux qui n’ont jamais ouvert les yeux sur le monde extérieur et restent entre les murs de ces établissements scolaires qui les ont vus grandir. Dans la foulée il épousa sans passion une prof d’anglais pour vivre l’amour traditionnel de deux personnels de l’Education Nationale, composant avec les vacances et des semaines allégées pour continuer son entreprise et accoucher de ce chef-d’œuvre tant espéré. Dire qu’ils s’aimaient était ambitieux, ils se toléraient et partageaient la vie quotidienne à défaut de communier dans les rêves. Ils se construisirent un petit monde aseptisé que seule sa folie de l’écriture pouvait transgresser.
Après une longue période où le « je » était le moteur de ses personnages, il s’attaqua au « il » afin d’élargir la gamme de ses possibilités de narration. Il lui tenait à cœur de dépasser l’aspect « égotiste » d’une fiction à la première personne du singulier. Il l’avait pourtant beaucoup pratiqué, trouvant les moyens de cacher sa personnalité profonde dans les dérapages lexicaux d’une syntaxe qui renvoyait à sa propre personne. Il lui paraissait que le je introduisait un doute chez le lecteur, une faille dans laquelle il aimait s’engouffrer. Il ne savait plus vraiment d’ailleurs si c’est son personnage de fiction où l’auteur en chair et en os qui se dissimulait derrière qui en profitait largement. De plus en plus en souvent, il se déconnectait de la réalité et la frontière entre son univers et celui de ses écrits se réduisait à un fil ténu, un mince cordon entre le phantasme et les aspérités du concret.
Le « il » lui permit de se reprendre et de décrire froidement des situations impossibles, des dialogues enfin détachés de son auteur. Il fit un effort pour s’astreindre à oublier le protagoniste qui composait et entra derechef dans une vraie tentative de fiction. Il avait lu une série de bouquins d’Azimov, de Arthur C Clarck et la saga de Dune. Il en fut émerveillé et se persuada que seule la science-fiction lui offrirait un champ d’action à la mesure de son talent. Il se lança dans une somme, Le peuple des frontières dont les trente chapitres répartis en trois livres devaient enfin assurer son triomphe. Il y passa toute son immense énergie, décrivant avec soin cette population inventée, mi-homme, mi-animal qui devait envahir la Terre et sonner le glas de l’humanité.
Il abandonna au 23ème chapitre du troisième livre, la lecture malheureuse de sa prose qu’il avait entamée un soir de novembre des vacances de la Toussaint lui démontrant à l’évidence qu’il n’était pas taillé pour la science-fiction. Les 325 pages dactylographiées avec soin rejoignirent les cartons dans lesquels s’entassaient ces milliers de pages qu’il avait composées, sur des étagères de son antre qu’il avait aménagé dans l’appartement de fonction qui dominait la cour du collège dans lequel il officiait sans passion.
Il ne se découragea pas, il y avait encore tant de possibilités, de chemins à explorer, de voies à suivre qu’il n’hésita pas une seconde. Pour se refaire une santé, il décida de provoquer le lecteur potentiel en composant un érotique gothique qui l’interpellerait. Le « tu » s’imposait, un pronom qui renvoyait la problématique sur celui qui lisait et dont le contenu particulièrement salace devait lui permettre d’être enfin publié. Rien ne fut trop horrible et pervers pour une imagination qu’il laissait se débrider et laissait remonter à la surface une vie de frustrations, de petits riens qui faisaient son tout, sa propre existence morne confinée devant un clavier qui le retenait prisonnier.
Scatologie, zoophilie, émasculation, inceste, pédophilie, tout y passa, rien ne devait épargner le lecteur directement interpellé par ce « tu » obsédant. Le résultat l’atterra, et l’œuvre interdite rejoignit sur les étagères les innombrables compositions plus ou moins achevées qui élevaient un monument de papiers à son acharnement plus qu’à son talent.
Il douta. Pendant quelques mois, l’idée même de taper à la machine l’insupporta. Il fuyait son bureau mausolée, se réfugiant de nouveau dans la lecture pour échapper au présent et à la médiocrité de son génie. Il dévora un livre par jour pendant quelques mois mais le démon n’était qu’assoupi, ses tentacules l’enserraient toujours et un jour, passant devant un magasin d’informatique, il vit, exposé au regard des passants, un magnifique PC, les touches rutilantes, l’écran galbé comme le corps d’une femme, la colonne droite et fière érigée telle une stèle qui l’interpellait. Son cœur s’emballa en imaginant ses doigts courir sur le clavier et les gammes infinies qu’il entrevoyait grâce à l’informatique. Une ère nouvelle s’ouvrait à son talent. La vendeuse fort seyante n’eut aucune difficulté à lui fourguer un kit complet et tous les périphériques en stock, rien n’était trop beau pour cet élan qui l’autorisait à reprendre le cours de son œuvre créatrice. Dans son enthousiasme communicatif, il osa l’impensable, inviter sa charmante interlocutrice à boire une Suze à la terrasse d’un café, ce qu’elle accepta avec empressement pour oublier une rupture douloureuse. De fil en aiguille, ils se retrouvèrent dans une chambre d’hôtel mièvre, en train d’interpréter la chevauchée fantastique et de jouer la passion physique en technicolor. C’était la journée des révélations. Il quitta sa femme et se retrouva enfin seul et libre d’inventer sa vie et de la raconter par les mots.
Le lendemain de cette séparation, euphorique, après son cours de grammaire, il attaqua plein d’allant, persuadé d’avoir trouvé la bonne formule, un nouveau roman sur les affres de l’écriture et les délires des sens d’une génération perdue d’artistes. Au fond de lui, il était intimement convaincu qu’un créateur ne pouvait vivre qu’en marge de la société, voire banni par elle, que c’est dans ses dérèglements qu’il puisait l’essentiel de son inspiration. Lord Byron, Baudelaire, Socrate, Malraux, Henry Miller étaient tous cocaïnomanes, homosexuels, pornographes et alcooliques, il allait donc se donner à sa liaison avec concupiscence et trouver ainsi cette inspiration qui le mènerait au génie. Tous les mercredis après-midi, il retrouva sa partenaire dans ce même hôtel et accomplit le parcours d’une initiation sexuelle qu’il avait ratée à son adolescence, y trouvant un réel plaisir, inventant les formes modernes de sa plongée dans le monde du vice et du stupre. Il la fouetta avec un martinet, la sodomisa avec divers légumes, lui éjacula sur le visage, lui fit subir toutes les avanies que son cerveau enfiévré imaginait, ce qu’elle sembla apprécier jusqu’à sa rencontre avec un bellâtre qui avait l’avantage bien concret d’une Maserati rouge vif sur le talent potentiel de son écrivain maudit. Elle le quitta sans états d’âme au moment où plus que jamais il avait besoin de sa source d’inspiration. Son livre vacilla sur son socle, tempête dans son cerveau, et ce ne sont pas les images pornos glanées sur Internet qui pouvaient étancher sa soif d’émotions indispensable à la bonne marche de son roman.
Il s’acharna pourtant, tapant comme un forcené sur ce clavier obsédant, les touches massacrées sous ses doigts gourds exsudaient des signes qui se combinaient pour former des mots. Les mots s’enchâssaient et composaient des phrases pour déboucher sur des paragraphes en une progression toujours trop lente, laborieuse. Chaque séance de travail le martyrisait, lui infligeait mille tortures, fer rouge dans son esprit, chaîne qui l’entravait et l’empêchait de prendre son essor. Il souffrait dans sa chair et son immense douleur se transmuta en une tendinite féroce qui lui rongeait l’épaule et paralysait le bras droit.
Il ne s’en aperçut point au début. La position de frappe sur un clavier d’ordinateur implique de reposer ses avant-bras sur le rebord de la table de travail. Dans la tension extrême qui l’emportait, quand il se retrouvait à vouloir précéder sa pensée, ses bras se dressaient, dansant furieusement une gigue, inventant des signaux de sémaphore, commentant l’action décrite en arabesques qui au fil du temps lui provoquèrent cette irritation des tissus de l’épaule interne et une bursite aiguë dont il ne voulut pas s’occuper, la souffrance venant à point nommé remplacer la frustration sexuelle due à la défection de sa partenaire de jeux érotiques. Il s’acharna donc, de plus en plus atteint d’une paralysie du bras qui l’obligeait à travailler en suant sang et eau pour accoucher de quelques phrases dont il lui apparaissait bien que leur sens profond s’évanouissait dans le brouillard qui envahissait son cerveau.
Sa douleur désormais permanente l’empêchait de dormir, il ne mangeait plus, délaissait ses cours, s’habillant à la hâte, racontant des sornettes et maudissant son entourage, la Terre et tous ceux qui entravaient le bon aboutissement d’une œuvre qu’il se savait être apte à accoucher. Même Dieu ne trouvait plus grâce à ses yeux, il le vouait aux gémonies, buvant plus que de raison et atteignant enfin cet état de délabrement qu’il avait si longtemps espéré pour écrire l’hymne qui le consacrerait. Il entama une dernière nouvelle.
Un lundi de Pâques, on le retrouva dans la cour du collège en train de brûler l’ensemble de son œuvre. Quarante années d’écriture qui s’envolaient en fines pellicules noirâtres, dansant dans le soleil couchant comme des papillons blessés, dégageant une odeur âcre d’encre carbonisée, et lui, noir de suie, dansait en tournant autour du foyer, hurlant des borborygmes, agitant ses grands bras d’épouvantail.
Plus de cinquante cartons d’archives recensés par année et par thème gisaient comme des cadavres, le ventre ouvert, les dossiers et les sous-chemises soigneusement annotés dégorgeant sur le macadam. Par poignées, il se saisissait des feuilles écrites à la main, dactylographiées, photocopiées pour les projeter dans le brasier qui étincelait, faisant jaillir des poussières d’or sinuant vers le ciel.
C’est alors qu’on le fit placer en centre psychiatrique pour une cure de sommeil. Il y est encore et dessine de beaux dessins avec des feutres de couleurs. Il est gentil avec le personnel, mais quand il voit un livre, il tombe en catatonie, se met à baver et des larmes ruissellent sur son visage.
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