Yves Simon, pour ceux qui ont plus de
40 ans, c’est quelques chansons qui parlaient d’intelligence dans les années 80. On ne les comprenait pas toujours, tant leur texte paraissait complexe avec des phrases alambiquées sur des
rythmes bizarres, mais leur forme entraînante conjuguait l’adhésion du grand public et l’intérêt des intellectuels. J’ai rêvé New York, Au pays des
merveilles de Juliet et tant d’autres mélodies qui s’inscrivaient durablement dans la mémoire collective tout en résistant à une indigestion programmatique. Il y avait toujours un sens à
découvrir dissimulé par une simple écoute.
Yves Simon avait commencé par écrire
des livres, passant indifféremment d’un disque à une œuvre littéraire, surfant sur une image d’esthète populaire, de beau ténébreux intellectuel, échappant à tout enfermement dans des catégories
simplistes. Yves Simon n’était pas, malgré son succès, une star. L’époque ne s’était pas encore, pieds et poings liés, offerte aux dieux des médias qui encensent l’aujourd’hui pour ignorer le
lendemain et installe la vacuité comme étalon du mouvement. Yves Simon était beaucoup plus, il était lui-même, un personnage attachant, un artiste pluriel, une personnalité dont la richesse
intérieure résistait à l’usure de son exposition médiatique et au succès de ses concerts.
Et puis, Yves Simon décida de se
consacrer à la littérature et abandonna la scène et l’univers du show-biz. Il avait d’autres préoccupations, celle de construire une œuvre littéraire à l’évidence l’emportait sur le plaisir de la
rencontre avec son public.
C’est il y a un peu plus d’un an que
j’ai entendu parler de son come-back. Un passage aux Francofolies dans la ferveur retrouvée comme si le temps n’avait pas existé, un Olympia lui réservant un triomphe à la romaine, un CD à
sortir, une tournée en préparation, une aubaine pour la nostalgie.
C’est au mois de mars que je décide de le contacter dans la perspective de le programmer pour les Concerts de Septembre. Son disque
« Rumeurs » m’a été envoyé par un tourneur dont je ne me rappelle plus le nom et je le passe en boucle sur ma chaîne au bureau, jusqu’à la saturation. Il est beau, intelligent, résiste
à toutes les écoutes, laisse traîner des pans de mélodies en vous (Irène, Irène…Des oursons blancs dans nos bras…). Loin des ors d’une production kleenex, il oppose une résistance au temps qui
efface les notes et gomme les mots. Je lui envoie sur son site personnel un message, juste pour connaître le nom de son tourneur en le complimentant pour la beauté de « Rumeurs ». 5 mn
après, Yves Simon me remercie pour mes compliments et m’indique que son tourneur est « Astérios », dont j’apprécie la qualité du catalogue et avec qui j’ai déjà travaillé, (Cali, Arthur
H, Vincent Delerme, Sanseverino, Eicher…etc.). J’étais persuadé qu’une secrétaire gérait son site et avait répondu en lieu et place d’un Yves Simon bien trop préoccupé pour se pencher sur de
vagues interrogations atterrissant dans son courrier électronique.
J’entame une discussion avec Astérios sur le concept de
la soirée, une double programmation avec Suzanne Vega, sur les conditions financières et techniques et pose une option à confirmer dans la semaine.
Le lendemain, après une réunion, je trouve sur mon bureau, un bout de papier de ma secrétaire. « Rappeler Yves Simon, 06 08… ! »
J’ai bien cru à un canular, tant les filles de mon équipe se gaussaient depuis quelques semaines de mon attachement pour ce chanteur dont je parlais sans arrêt, pour le disque d’Yves Simon qui
passait en boucle dans les bureaux, pour ma décision de le programmer qui me rendait comme un gosse heureux et fier. Je compose le numéro. Voix inimitable. Nous dialoguons pendant quelques
minutes. Je suis impressionné qu’il me réponde personnellement. Je lui avoue mon émotion :
-Cher
Yves, il faut que je vous confie… Nous avons quelque chose en commun…
-Ah ! Et c’est…
-Si
je vous dis que ma fille est née en 1984 et s’appelle Angela…
-Non ? L’amour dans l’âme… ! Racontez-moi !
-Ma femme était enceinte et lisait votre livre. Quand elle l’a refermé, elle m’a annoncé, « -si c’est une fille ce sera Angela,
si c’est un garçon, Simon ! ». C’est donc à cause de vous que ma fille porte ce beau prénom, en plus elle est belle ! Moi, de toute façon, j’étais heureux à cause d’Angela
Davis.
-La pasionaria Américaine…
Et c’est ainsi qu’une indéfinissable amorce trame d’étranges liens. Lui, au faîte d’une gloire largement méritée, moi, Directeur au
Palais des Festivals de Cannes, responsable d’une programmation qui peut lui offrir une scène pour des retrouvailles avec son public.
Après quelques échanges de mails, en juin, je le recontacte pour lui proposer d’organiser une conférence de presse et un show-case à la Fnac. Il
répond avec enthousiasme, me déclare adorer ce type de rencontre avec le « vrai » public et nous convenons qu’il viendra donc la veille, le samedi, que nous partagerons un repas après
le concert d’Iggy Pop le 27 septembre. De purement professionnels, nos échanges glissent vers le désir de se découvrir, dans mon cas avec certitude, dans le sien, ses réponses et son ton le
laissent augurer.
Pendant l’été, nous échangeons quelques nouvelles et en septembre, finalisons son arrivée sur Cannes. Il me demande de déjeuner avec
lui à 13h30, puis il enchaînera avec la conférence de presse à 15h et le forum Fnac à 17h. Après le concert d’Iggy (auquel il préfère ne pas assister pour ne pas meurtrir ses oreilles, vu qu’il
joue le lendemain), nous nous retrouverons pour souper.
J’ai accueilli des milliers d’artistes, des centaines de grands et
quelques-unes des stars d’aujourd’hui, pourtant, je suis impressionné comme un gamin en l’attendant dans le hall du Gray d’Albion où il loge.
Quand il débarque de la navette, il me reconnaît sans m’avoir jamais vu, vient vers moi et m’embrasse, comme si nous nous connaissions depuis
toujours, comme si un passé existait en ce lieu, en ce moment présent, dans une complicité bien réelle. Le contact d’une accolade comme une signature d’espoir. La peau qui s’effleure pour
l’esprit qui se cherche.
Le repas sur la plage du Gray, par un beau soleil, arrosé d’un Minuti frais délicieux, laissa les heures s’écouler dans l’enchantement
d’une conversation sans affectation. Au fond, dans ces échanges où nous nous cherchions pour nous trouver, dans ce vrai dialogue qui nous permet d’approcher nos vérités, il n’y a pas de maître ni
d’élève mais deux complices qui se découvrent, des actes qui cimentent un passé, artistes, petites scènes vécues de la grande histoire, femmes de vie, émotions et autres anecdotes d’un
demi-siècle de désordre.
Nous parlons de nous sans pudeur ni excès, juste afin de se donner des gages de
sincérité.
Après un café pris avec Alain Lahana (le producteur français d’Iggy Pop), nous filons vers la conférence de
presse où il fut génial, disponible, passionnant, ouvert. Les journalistes dans sa poche, il dédicacera quelques livres et prendra des photos avec eux, légende à l’évidence que sa discrétion dans
les médias entretient.
Le forum de la Fnac lui permis de rencontrer ce public qu’il aime. Quelques chansons avec sa guitare sur une sono improvisée (Ah, la
Fnac !) où le public qui remplissait la petite salle lui offrit un cœur spontané sur « Juliet », des réponses aux questions posées avec cette intelligence et cette finesse qui le
caractérisent. Après une longue séance de signatures où il restera disponible, je le raccompagnai au Gray d’Albion pour filer au Palais des Festivals où le public piaffait avant de pénétrer dans
le lieu saint pour un concert de légende avec Iggy Pop et les Stooges. (Cf, précédent article).
Que dire de ce moment de
violence pure d’un concert hors norme, de cette rencontre avec la star de l’ultra-rock, si ce n’est qu’après mon après-midi de rêve avec Yves Simon, je flottais sur un nuage pendant qu’il
m’attendait patiemment pour aller dîner, au « Farfalla » en dégustant un verre de Meursault, relisant quelques pages de son livre « L’amour dans l’âme », que je lui avais apporté
pour une dédicace croisée à ma femme et ma fille.
-Il est pas mal ce livre, j’avais du style… me confia-t-il en souriant,
loin de toute affectation, comme pour renouer avec ses origines, quand les certitudes sont à inventer dans une vie en devenir.
Pizza du Port. Jusqu’à deux heures du matin, on continue à tracer des lignes sur les cahiers de nos mémoires. Parallèles comme nos
vies qui ont couru le long des mêmes méandres d’une histoire qui part de 1968 pour atteindre le XXIème siècle, courbes parce que l’époque n’était pas aux certitudes mais aux interrogations,
parfois un trait droit, définitif, celui des répulsions, le racisme, la malhonnêteté, la petitesse des grands, le crime contre l’humain. Parler avec Yves Simon, c’est ouvrir un livre vivant,
échanger, se renvoyer des mots, appeler le passé à la rescousse de l’avenir. C’est partager avant tout.
Le dimanche 28 septembre, son équipe arrive et je les rejoins pour le café. Une vraie complicité règne. J’ai l’habitude de ces repas
d’avant concert. Yves Simon ne trompe pas, c’est un vrai seigneur en osmose avec les siens, les « vieux » fidèles rescapés de ces tournées seventies comme les petits nouveaux qui
m’avouèrent avoir découvert le Maître en répétant avec lui. L’esprit est à la légèreté, au rire et à la complicité avec un soupçon de culture où le gotha de la musique et des arts transparait
dans les discussions animées. Je partage en rajoutant mon grain de sel. Le Palais des Festivals est un carrefour qui a vu tant d’artistes passer que j’ai mon compte ouvert pour narrer des
anecdotes succulentes.
Autant l’avouer, j’ai ramé pour réunir 650 personnes. Un peu décevant mais inadéquation normale pour un spectacle
« intelligent ». Pour tout autre artiste, j’aurais été fier d’un tel score un dimanche à 19h30, mais là, il s’agit de « mon » concert. J’aurais tant aimé la remplir en hommage
à mon ami Yves Simon.
Suzanne Vega. Voix monocorde, commentaires en anglais que l’on ne fait qu’entrapercevoir, elle étire
1h15 de show dans un certain ennui, le public réagit mollement. Elle est malade, il est vrai, sa représentation est à l’image de son style, unicolore, électroencéphalogramme plat, sans passion ni
rupture.
Que dire du concert ? Que celui qui n’a pas connu Yves Simon dans un tour de chant se flagelle. Il ne connaît
pas le poids d’un silence dans une mélodie, la valeur d’un mot dans une phrase, d’une image sertie dans une rivière de diamants. Parfois poème a cappella dans un cône de lumière, quelques textes
susurrés sur guitare sèche (Cet enfant), débouchant sur une profusion discrète (piano, accordéon, batterie et percussions, guitare et basse) chacun jouant sa partition en phase avec le chanteur,
(Amazoniaque, J’ai rêvé New York) souvent dans le mezzo, (Les embruns de la jeunesse, La métisse), voix insinuante colorée par la texture des instruments brodant sur les mots des franges de notes
cristallines. C’est entre le concert intimiste et l’œuvre ouverte aux 4 vents, entre une cérémonie païenne et une réunion d’amis. Dans les intervalles, il prend son temps, parle de la vie, du
monde, chacun se sent concerné, parce qu’en se livrant, il nous ouvre son cœur, celui d’un homme qui aime sans réserve une vie de beauté, parle de ses amitiés avec simplicité, lance parfois le
message d’une vigilance devant les forces de la haine. On retrouve alors des airs qui ont accompagné notre jeunesse, on découvre de nouvelles compositions (Rumeurs est très présent), on passe
sans à-coups de la voix à la musique, de l’image au son. Il y a du tableau impressionniste dans son show, rien de manipulatoire dans ce qu’il nous offre, pas de ce rapport vicié entre celui qui
possède le micro et l’art de parler, le pouvoir, et le public réduit au stade d’un faire-valoir, foule moutonnière bêlant sur commande. Il y a de l’osmose dans l’air, une authentique communion
entre la salle et les musiciens.
C’est notre grand-frère à tous, il chante au cœur des filles, à la sensibilité de l’homme, il reste avant tout, un magnifique héraut
des sentiments les plus nobles. C’est un show-man extraordinaire de simplicité, qui sait rendre le sophistiqué naturel à toutes les écoutes.
Dans sa loge, quelques amis discutent avec lui, climat ouaté avec la satisfaction d’un beau concert touchant. Il dédicace encore et
toujours avant de se rendre avec son équipe au catering pour un dîner que nous partagerons. Nous finirons tard la nuit, vers 2 heures, au Sun 7, un bar qui l’accueille avec amitié. Tous ses
musiciens et techniciens sont présents. Il y a de l’euphorie dans l’air pour ce concert de reprise avant une grande tournée d’automne.
Yves Simon et Bernard, après
le concert...
Nous nous retrouverons seuls, tous les deux, pour un dernier punch offert par le patron. Il n’y a plus de gêne, et même nos silences
comptent. Nous parlons d’écriture, de politique, de la vie. Je ne sais pas si je peux dire que j’ai un nouvel ami, pour cela il faudra que le temps agisse et nous offre d’autres propositions, que
les échanges perdurent. Dans une vie si pleine comme la sienne, y a-t-il encore de l’espace pour un futur d’amitié ? Mais quel que soit l’avenir, je sais aujourd’hui que j’ai rencontré un
être rare, un genre d’artiste dont nous manquons trop cruellement dans ce monde du spectacle qui consomme parfois les individus à la vitesse d’ego surdimensionné. Il y a 24 ans, Yves Simon m’a
offert le prénom de ma fille, aujourd’hui, il m’a fait le bonheur d’un concert d’exception après 30 ans de sevrage et d’un échange rare. Merci Yves Simon !
Voilà donc la saga d’Yves Simon et de
Bernard Oheix bien en cours. Un jour, nous nous retrouverons, nous saurons alors si les ailes de l’amitié ne nous ont pas seulement effleurés. Un conseil, si vous voulez en découvrir plus sur le
personnage, achetez et lisez « Epreuve d’artiste » son dernier opus. Un dictionnaire intime qui dévide, au fil des pages des impressions personnelles résonnant universellement. Et vous
pourrez le lire en écoutant « Rumeurs », son dernier disque. Vous verrez, les mélodies s’accrocheront à vous, elles resteront ancrées et hanteront vos nuits bien après que vous les ayez
découvertes.