Chutes de Riens
Je me suis souvent demandé ce qu’il advenait de ces scènes tournées par les réalisateurs mais non-incluses dans le montage final présenté au public. Elles somnolent sur des étagères comme la Belle au Bois Dormant, attendant qu’un jour, par miracle, un remontage en version longue les exhument pour leur donner vie, (c’est le cas assez rarement, hélas !) où qu’un aventurier des archives perdus viennent fouiner parmi ces bobines afin de dénicher la perle rare, le trésor d’un plan magique à jamais éternel, que des étudiants en cinéma vont disséquer jusqu’à en extraire la quintessence…Plus généralement, ces plans s’assoupiront à jamais dans le vide de l’inconnu !
Il en est de même pour les écrits. Combien de textes barrés d’un trait nerveux présents dans une version initiale qu’une relecture condamnera à l’exil définitif et qui rejoindront un éther dans
lequel errent des phrases sublimes, des approximations incertaines, des chapitres entiers qu’une logique perverse balaye, des assemblages hétéroclites, des mots d’autant plus abandonnés qu’ils ne
sont plus destinés à la lecture mais à l’archivage ou à la poubelle.
Tous ceux qui écrivent ont ressenti un jour ce pincement douloureux de devoir sacrifier, sur l’autel de la cohérence et de l’efficacité, des phrases qui apparaissaient indispensables à la naissance du texte. Un vide se créé de devoir les abandonner comme orphelines d’une logique impitoyable.
C’est ce qui m’arrive aujourd’hui, dans la 3ème version d’un roman, La Métisse du Peuple des Epines, qui ne verra peut-être jamais le jour en tant que roman, mais dont les scories, elles, sont d’ores et déjà renvoyées dans les greniers de la mémoire !
Aussi, ai-je décidé de les mettre en ligne afin de les faire exister fugacement, juste l’espace d’un désarroi, avec l’idée peut-être, de ne pas laisser ces morceaux de moi-même sans sépulture. Vive les chutes des riens d’un grand néant !
Page 17
Au cœur de la nuit des temps, quand l'être humain a décidé de devenir un homme et qu'il s'est redressé pour regarder la ligne d'horizon et jouir des couleurs pourpres d'un coucher de soleil sur la crête des monts découpés sur le ciel, on peut imaginer que, dans un langage balbutiant, il a inventé des mots trop beaux pour naître du néant. Bien au-delà de ces paroles qu'il cherchait à crier dans l'azur, du fond de son âme et de l'esprit de son peuple, une voix discordante s'essayait à franchir des cordes vocales malhabiles. Avec un bâton ramassé dans la forêt, tapant sur des fûts évidés qui résonnaient dans la nuit tombante, il a entonné une curieuse mélopée, un grondement sourd de son souffle qu'il apprenait à dompter sur ces muscles cachés au fond de sa gorge. Les autres membres de la tribu décidèrent de suivre son rythme, son phrasé, ses ruptures de ton, de jouer sur les contrastes et les décalages pour se fondre à l'unisson quand l'ensemble des présents plongeaient les yeux dans les étoiles. Peut-être est-ce ainsi que le chant polyphonique est né, une belle histoire traversant les âges et les cultures de l'oralité, un moyen de vaincre le vent qui emportait les coutumes dans ses rafales, première forme d'art, bien avant que les couleurs de la vie ne meublent les ombres dansantes sur la pierre des abris troglodytes ou que les outils taillés dans le silex ne se mettent à transformer le monde.
Ce texte n’a vraiment pas de chance. Il se trouvait déjà dans la première mouture d’un roman précédent. Je l’avais sauvé en le réincorporant dans « La Métisse » mais la malchance le poursuit, une 3ème correction lui sera fatale, je le condamne derechef en l’expulsant de nouveau. Exit l’histoire rêvée d’une polyphonie ancestrale, le musique continuera de s’électrifier sans que l’on sache d’où est né cet art majeur !
Page 42
Dely était une révolutionnaire dans l’âme. Elle possédait une haute conception de la place de la femme dans la société Malgache. « Les hommes sont souvent veules et cupides, ils ne cherchent que le plaisir immédiat et ont tendance à imaginer qu’ils sont les maîtres de nos corps » me disait-elle. « Les femmes sont puissantes quand elles le désirent, elles peuvent faire plier les mâles. » Elle me narra un jour, le rite du Palabre des Femmes en pays Tanale, une région qui jouxtait l’Androy. « -Si une femme est insultée, humiliée, frappée, qu’un homme du village se conduit mal contre sa propre épouse en jetant la honte sur toutes les autres, alors, les femmes se réunissent pour palabrer et guidées par la Déesse du ciel, déclenchent le grand exode. Toutes les femmes, de la plus jeune à la plus vieille, s’en vont en colonnes, abandonnant les hommes à leur sort. Il faudra un émissaire qui demande pardon au nom de tous les mâles et une réparation en zébus d’autant plus importante qu’ils auront attendu, pour que la déesse du ciel accorde à la doyenne des femmes l’autorisation de reprendre leur place aux foyers. Ne l’oublie jamais ma fille, les femmes sont fortes quand elles sont unies. Ne sois jamais faible, ils en profiteraient pour t’arracher ton honneur »
Ma mère était ainsi, bien que respectueuse des traditions, elle refusait que celles-ci permettent aux hommes d’exercer leur pouvoir sans contrepartie. Elle s’ancrait dans un féminisme naturel où les responsabilités devaient être partagées, puisant dans son couple la preuve que l’harmonie pouvait se conjuguer à deux.
J’ai entendu cette histoire de « la palabre des femmes Tanale» chez un conteur Malgache. J’avais aimé cette image d’une cohorte de femmes quittant les cases et laissant les hommes sans ressources, abandonnés, obligés de se faire la cuisine et de langer les enfants mâles… Las, dans l’histoire de « La Métisse », cela alourdissait le propos et le rendait trop didactique. Cette belle page de l’histoire de la lutte des femmes restera donc inconnu… Désolé, mesdames !
Page 18
Quand ma mère apparaissait, la lumière semblait plus brillante, quand elle vous regardait de ses yeux si doux, elle vous transmettait des mots d’amour sans paroles. Quand elle vous caressait, c’est comme si les ailes d’un ange vous enveloppaient. Elle était ainsi, fille du dernier roi du peuple des épines, épouse d’un prince blanc, reine dans le cœur des hommes et mère de tous les enfants du monde.
En hommage à toutes les mamans du monde…
Voilà quelques phrases sauvées du néant. Elles ont perdu leur âme de ne plus se renvoyer en écho d’une histoire en train de se construire, mais au moins auront-elles gagné un souffle de vie pour mourir de leur belle mort !